Elle aurait voulu feindre une habitude, un endroit préféré, parvenir à être une autre, mais elle ne sait plus vraiment ce qui est naturel. Tu vois, elle tâtonne pour savoir comment devenir une nouvelle elle. Surtout face à l’inconnu. Est-ce qu’elle a le droit de proposer un café à un homme qu’elle ne connaît pas ? Est-ce qu’il vaut le coup, ce risque-là ? Mais ce café c’est l’illusion de la liberté. D’être en droit de décider. C’est un bout d’Ellie et un morceau d’Ophélia aussi. Se demande en combien de temps l’équilibre viendra. “Là ?” répété mais à l’interrogative, et ses prunelles ébènes fixées sur le kiosque se font dubitatives, tandis qu’elle, elle opine. Oui, là.

Ici, au milieu de tout, c’est assez bordélique. C’est une croisée de chemin. Ca ne signifie pas grand-chose, ça donne le choix. Ca permet de s’éterniser comme de reculer. De choisir de séparer leurs routes, si jamais. Si jamais ça devenait soudainement une mauvaise idée. Mais au-delà du risque, il y a l’envie de vivre qui parfois prime. “J’m’en serais remis.” De ne pas pouvoir la rappeler. Elle craque un sourire, son égo à peine éraflé. “Par contre..” elle fronce les sourcils, attend, docile, la fin de l’apostrophe, “J’suis beaucoup moins certain de me remettre de ce truc que vous voulez me faire boire.” Son expression se détend, va jusqu’à se fendre en un rire. “Vous pouviez refuser, plutôt qu’essayer de m’empoisonner pour une mauvaise réplique.” Alors elle s’amuse de cette supposition, avouant avec une pointe non-dissimulée de malice. « Je suis démasquée. » Néanmoins comme elle assume, elle est pardonnée ?

Puis elle l’invite à lui emboiter le pas, parce qu’elle commence à marcher dans la direction précédemment désignée. Et sur ses commissures, elle est toujours présente, l’espièglerie, l’envie de garder le contrôle aussi. L’oscillation entre Ophélia et Ellie, entre le passé et cette vie. « Faut se méfier des apparences. » Elle se tient elle-même pour preuve de cette affirmation. Elle est deux quand elle se devrait d’être une. Il y a plusieurs faces à la Lune. « Peut-être que ça va être le meilleur café de votre existence. » Pendant qu’elle, elle se dira que ses geôliers lui souffleraient de s’armer de plus de méfiance.

Du genre boudeur, du genre gamin, le trentenaire bien tassé qui a toujours été le réfléchi de la bande. Pour un café mal placé, pour un plan qu’il n’avait pas prévu, une route qu’il n’avait pas anticipée, on peut voir le vrai, dans la légère fissure de son sourire. Habitué à faire le jeu, il est si facilement déstabilisé par une carte inconnue. Si facilement, mais si brièvement. A croire que tout est pensé dans ce corps, pour s’adapter. Le chat Machiavel à l’image de son maître, retombe toujours sur ses pattes, les canines aiguisées et la moue amusée. « Je suis démasquée. Faut se méfier des apparences. » J’en regarde derrière toi, dans une scénographie pensée. “Combien de cadavres derrière vous, d’inconnus piégés par “un café inoffensif” ?” J’en accompagne l’expression de guillemets accrochés dans l’air, suspendus à ma réplique. Les sourcils se froncent ensuite, chorégraphie. “Enfin, d’inconnus..” Je recule, à peine, juste un minuscule pas qui n’sert qu’à la pièce, mais ne nous éloigne l’un de l’autre qu’infimement. Inconnu, je le suis. Inconnue, tu ne l’es plus depuis que tu portes le nom d’un de mes dossiers. Ou peut-être est-ce le dossier qui t’as inspirée, je ne sais plus dans quel sens l’histoire s’organise. “Peut-être que vous me suivez depuis un moment.” J’ai l’air suspicieux, dans un jeu mal dissimulé, derrière un sourire taquin. Et puis, si tu démontes le mille feuille, tu verras qu’il y a tout derrière, l’ironie d’une situation qu’on retourne. Sentiment grisant d’avoir les réponses tout en sifflant les questions. Puisque les émotions lui échappent encore, à Ellington, laissez le encore un peu s’accrocher à l’illusion d’une maîtrise. Laissez lui la puissance ridicule d’avoir ce coup d’avance. Même si ce coup n’a d’importance pour personne. « Peut-être que ça va être le meilleur café de votre existence. » Ca lui en fait relever la tête, comme une phrase qui résonne mieux que les autres. Combien de fois t’es passé, Jasper, à côté d’un ‘meilleur’, juste parce que t’avais pas le cran de prendre la bonne décision ? Ou même de prendre une décision, tout court. De juste sauter, même si c’était pas de haut. “Ca vaut l’coup de risquer le trépas, je crois.” La malice, dans ce sourire et dans ces pas plus franc vers le stand, cette main ouverte comme pour te guider sans te toucher, comme pour t’accrocher par ce fil invisible et distendu. Une fois en face : “Un conseil ?” Autant prendre le poison de ton choix, puisque j’en suis à me résoudre à la découverte.

Ses prunelles tentent de suivre la direction où s’échappent les siennes, sans franchement comprendre ce qu’il cherche derrière elle. Une porte de sortie peut-être. Une excuse pour se défiler. Elle ne lui en voudra pas après tout ce n’est qu’un café. Qu’ils ne vont même pas prendre dans un troquet. “Combien de cadavres derrière vous, d’inconnus piégés par “un café inoffensif” ?” Cette question, c’est un piège, justement. Une hypothèse à laquelle elle ne peut pas répondre sincèrement. Car combien d’hommes a-t-elle berné pour le compte de celui avec qui elle était ? Ignorante de ce qu’il pouvait se passer après. “Enfin, d’inconnus..” Mais l’amusement de l’étranger chasse les souvenirs, les possibles et le passé. “Peut-être que vous me suivez depuis un moment.” Peut-être surtout qu’elle devrait le remercier pour ce jeu de rôle inventé. Dire que c’était elle qui pensait l’avoir déjà croisé. Qui se croyait harcelé. En dehors de la réalité.

Alors elle plisse les paupières, elle s’arme d’une expression mystérieuse tout en haussant les épaules, envieuse de lui dire que c’est le risque qui rend tout son sens à l’existence. Elle, elle en a pris des tas, lorsqu’elle s’appelait Ophélia. Cela dit si elle était honnête, elle n’est pas certaine qu’elle soufflerait que ça n’a pas franchement fonctionné à chaque fois, et que ça en valait la peine. “Ca vaut l’coup de risquer le trépas, je crois.” Elle incline le visage tentée de le reprendre de lui dire que c’est elle qui en vaut la peine. Et devant le kiosque, il invite, “Un conseil ?” elle parcourt rapidement e qui se rapproche de loin de la carte des propositions… « Choix cornélien, » elle articule, les lèvres bordées de sourire, car des options, en réalité, il n’y en a pas tant que ça. « Un truc noir, qui réveille. » Car c’est ce dont elle a besoin, d’être éveillée après des années à ne pas savoir correctement exister. « Ne me dîtes pas que vous préférez la douceur d’un café crème, je serais déçue. » Attentive, pour savoir s’il aura l’audace de décevoir l’inconnue.

On prend les rôles, on les met dans une jolie boule à neige et on secoue le tout, juste pour voir combien c’est bordélique à la sortie. On se perd dans ce qu’on devrait dire, ce qu’on devrait être, ce qu’on voudrait paraître. Toi t’as juste concrétisé la division qui habite dans chacun de nous ; comme un alter ego, à qui toi t’as filé une carte d’identité. Nous, le commun des mortels, ceux qui ne vivent pas une existence de film, on se contente de garder tout le monde en cohabitation dans notre caboche. Ca se piétine et ça se bouscule. Est-ce que c’est plus serein, quand on peut changer de masque ? Le tien est encore approximatif, j’le vois dans ces pas que tu fais. Tu changes de rythme en plein milieu de la partition et les instruments s’emmêlent. Mais il y a une certaine adresse j’dois dire, dans cette manière de vaciller sans tomber, les plateaux encore intacts au bout des doigts. Jolie serveuse, devant une carte des cafés qui semblent donc être la réunion de nos intérêts. J’persiste à penser que cet endroit est décevant, mais bien trop intrigué par la suite, j’suis pas foutu de négocier un repli. « Choix cornélien, » Le sourcil s’arque et les orbes se posent sur la compagnie, un fin sourire amusé à la bouche. “J’me dis la même chose à la machine à café du boulot.” C’est dire combien le choix ne l’est pas, cornélien. Tu finis toujours avec ce café noir sans sucre. Et j’me dis, durant ce court laps de temps, que c’est un truc qu’on doit pas pouvoir inventer, pour cette histoire d’alter ego. On passe pas d’un café noir à un truc à la vanille infect. Le mensonge s’arrête au palais. « Un truc noir, qui réveille. » J’valide dans des traits qui laissent percevoir que c’est bien ce qui noie mes veines. Le liquide noir, qui réveille les neurones et brûle la langue, l’efficacité plus que le goût, plus que la douceur. Un café comme test de personnalité. « Ne me dîtes pas que vous préférez la douceur d’un café crème, je serais déçue. » La lèvre mordue, la malice se siffle quand la commande passe : “Un café viennois, s’il vous plaît.” L’efficacité et la gourmandise. “Et..” Comme si je cherchais un prénom que je n’ai pas, le regard lancé vers toi. Le type qui attend, désespérément, la suite, à se demander pourquoi on est pas foutu de passer tout simplement une commande. “Un chocolat peut-être ?” Rictus légèrement moqueur. “Ou un thé ?” Pire. Au mec : “Vous avez du thé ?” Fallait pas traîner le gosse turbulent ici.

Il existe donc un monde où l’on peut s’arrêter avec un inconnu afin de déconner au sujet d’un café, au détour d’une rue, sans craindre de se retrouver perdue. Il y a aussi un univers où des personnes ont le droit d’hésiter devant une machine à café. Moi, personnellement, je ne l’ai jamais eu, ce choix-là, avant aujourd’hui, il n’y a pas la banalité d’un distributeur lorsqu’on côtoie la nuit. Alors c’est peut-être pour ça que je tâtonne, que mon comportement déconne. Néanmoins, je crois au fait que je vais apprendre. Ca ne fait que deux moins, avec du temps, je saurais me fondre dans le double angélique d’Ophélia. A trouver un équilibre à l’intérieur de moi.

Mais là, juste après mon meilleur conseil, il ose quémander ; “Un café viennois, s’il vous plaît.” J’en fronce les sourcils, je ne sais pas si je dois rire ou pleurer. Viennois, non, non, l’étranger, ça me plaît pas. “Et..” apostrophe le vide, mélange les idées, “Un chocolat peut-être ?” je déteste ça, “Ou un thé ?” et ça, c’est à gerber, mais en tant qu’Ellie, je ne peux pas le préciser. Être trop directe, c’est déconseillé. C’est dans le moule, dans une case, qu’il faut entrer, et surtout ne pas faire de vague. “Vous avez du thé ?” Mais il y a des limites à ma contenance, non, le thé, je ne peux pas m’y résigner. « Hey ! » insurgée. Par contre, dans quel monde on se révolte pour un thé ? Je secoue le visage, une piètre désolation de ma réaction, et puis commande, « Un café noir. » que j’annonce comme je l’avais aiguillé à le faire, l’air de lui dire que moi, au moins, j’ai le cran de ne pas prendre de crème. J’ai une vie dangereuse, je suis intrépide, n’est-ce pas ? Malin est le sourire que je lui offre, puis je demande quand je récupère le café. « Et vous êtes ? » un prénom pour remplacer le sucre dans la boisson, « J’voudrais pas devoir me contenter de vous appeler Monsieur Viennois. » comme une critique à mi-voix.

Monsieur Viennois. Si, ça colle. T’attaques par la chantilly, tu crois que c’est doux et sucré, puis t’arrives au café qui te brûle un peu la langue et dont l’amertume marque ta gorge. Tu crois que t’as trouvé le type parfait sur le papier, puis tu te rends compte que ça déconne de partout, que ça se présente aux parents mais que tes amies le détestent. Qu’elles se méfient, qu’elles ont raison. Monsieur viennois. Douceur et amertume. Qui se moque, évidemment, provoque d’une insulte suprême à t’affilier de la flotte aromatisée. Ça aurait plu à d’autres. Des distinguées, de celles qui trouveraient dans un peu d’eau teintée, des nuances qu’on ne sera jamais capable de capter. Ca aurait plu à d’autres. Pas à toi. Pas à ElleS. Je ne connais que l’ancienne, mais je sais que tu n’sauras pas mentir au point de perdre tes lèvres dans cette fadeur. La rugosité du caractère persiste, dans des répliques qui s'immiscent à travers ta bouche encore trop perméable. « Hey ! » Je m’amuse, de sourcils soulevés, presque heurtés par le tranchant de ta voix qui se hausse. « Un café noir. » Evidemment. Lèvres malicieuses, les doigts qui se glissent dans le revers de ma veste, en sortant mon téléphone pour payer les deux cafés. Pas vraiment préparé à la suite, la bouche perd légèrement, à peine, de sa certitude. C’est subtile, apparence maintenue de muscles habitués à donner le change.  « Et vous êtes ? » Décontenancé, sûrement. C’est pourtant la suite logique ; mais j’ai presque oublié la banalité de l’histoire, si on ne lit pas les sous titres. « J’voudrais pas devoir me contenter de vous appeler Monsieur Viennois. » Cède en un rire, le cerveau a fait son taff, mais pas suffisamment pour taper dans un prénom dont je ne saurais me rappeler. « Oscar. » J’le sais, que ça va avec mes traits, que ça colle. Le deuxième sur la carte d’identité. La mienne, et celle de mon fils. J’en soulève mon café viennois en ta direction ; un rictus. « Oscar Viennois. » Forcément.  « Et vous ? » J’avance d’un pas, comme pour nous décider à bouger de devant le kiosque. « Si je cherche “présidente du comité de protection du café noir”, je trouve, non ? » Allez, je te fais une passe pour que tu t’entraines à mentir. Dis moi qui tu es, aujourd’hui, jaugée par mes orbes qui se suspendent à ta réponse.

Un prénom afin de dénouer un peu l’intrigue, parce que l’homme m’intéresse, parce que j’ai vu quelque chose dans ses yeux. Parce que j’ai pensé le connaître. Parce que j’étais paumée. Nulle part. Et qu’il a été mon hasard. « Oscar. » Soit, alors merci Oscar, pour le café noir. « Oscar Viennois. » Lève son gobelet vers moi, porte un toast à la chantilly et sourit. Oscar Viennois, je pense que ça a certainement ce goût-là, le n’importe quoi. L’envie de lui dire Moque toi de moi alors qu’on ne se connaît pas. Si bien que j’accepte le baptême, lève aussi mon café, les lèvres arquées. Oscar Viennois tu seras. « Et vous ? » Et le problème, le voilà, je ne sais plus, je ne sais pas, en fait je m’appelle plus, je m’appelle pas. J’aimerais encore pouvoir me présenter par la mélodie d’Ophélia.

Cela dit, tu me sauves de ma mélancolie, du passé de ma vie, lorsque tu avances d’un pas, relançant le débat, ma fausse révolte avec ça. « Si je cherche “présidente du comité de protection du café noir”, je trouve, non ? » Mon sourire se fait carnassier, montre les dents, amusée, s’il cherchait, il ne trouverait rien qui pourrait me concerner. Que ce soit la véritable histoire ou celle qui parle de café. Un soupir, une gorgée, et puis… « Ellie, » je m’y habite, plus je le dis, « et il n’y a pas plus important que le café. » Minimise la réalité, fait semblant que le monde pourrait s’arrêter de tourner pour un grain mal brisé. Alors que c’est survivre qui se doit d’importer. Tenir jusqu’au procès, jusqu’à l’arrêt. Exister, à moitié. « Merci, d’ailleurs. » pour les deux dollars que ça a coûté. « J’vous rembourserai. » Balancer dans le vent, sans trop savoir comment. Un jour, peut-être, je sous-entends.