L’information, elle l’avait eue le soir même, quelques minutes après à peine. Elle était égarée et ensevelie sous les dossiers qu’elle accumule sur son bureau au Boston Globes, râleuse aussi d’avoir fait le choix de travailler plutôt que de sortir durant le weekend. A ce fameux concert, presque toutes ses connaissances s’y trouvaient. Alors, évidemment qu’une seule envie la berçait… Celle d’aller les retrouver, même sans avoir de billet. Jusqu’à ce que l’un de ses collègues ne débarque, affolé, débraillé, baragouinant et hurlant des mots qu’elle n’avait pu ignorer. « Le TD Garden s’est effondré. » Derechef, la brune a relevé le visage, cherché dans l’amas de papiers son téléphone englouti lui aussi.

Le contact placé en favori, elle l’a rapidement survolé, d’abord un message resté sans réponse une dizaine de minutes, ce qui l’a angoissé, jusqu’à tenter de l’appeler. Le nombre de fois qu’elle a essayé, elle ne saurait pas le dire aujourd’hui, mais durant le laps de temps qu’a duré son silence, Haiwee, elle s’est rongé les sangs, son esprit, à chaque minute passée, s’aliénant. Elle a lutté contre son envie d’y aller, consciente qu’une fois sur place, elle ne pourrait probablement pas le trouver, qu’on ne la laisserait pas passer, bien au contraire, reléguée à être une simple spectatrice, cloitrée dans un espace de sécurité.

Puis la délivrance, au milieu de l’agitation nocturne, elle a vu son écran s’allumer. La notification. Son prénom. D’abord l’apaisement, et puis l’inquiétude, plus forte que le reste. Car elle connaît Sheng, elle sait sa tendance à minimiser, à refuser de se montrer faible, à ne pas vouloir flancher. Alors ce qu’il a présenté comme une égratignure, elle, elle l’a imaginé comme une énorme plaie. C’est bien pour cette raison, qu’elle est devant son bâtiment en cette fin de journée. Elle mentirait si elle disait qu’elle n'a pas compté les heures. Et qu’elle compte encore les secondes alors que grimpe l’ascenseur. Elle s’est annoncée à Manfred, rassurée qu’il ne lui bloque pas l’accès. Peut-être qu’elle aurait dû attendre, que leur relation ne justifie pas qu’elle s’alarme autant que ça, seulement certains codes, elle ne les a toujours pas, et de toutes les manières, elle n’aurait pas pu résister plus longuement… Quand il ouvre la porte après qu’elle ait sonné, elle ne peut retenir un soupir soulagé de le retrouver. Et jouer les innocentes, nonchalante, « Quoi ? Tu n’as pas demandé une infirmière ? » mais il y a la peur de le perdre qui se cache, pas loin derrière.

Des prunelles féminines, l’étudiant est sondé, elle l’épie de la tête aux pieds, s’assure qu’il ne soit qu’en un seul morceau, et cherche les égratignures, les stigmates qui pourraient altérer le grain de sa peau. La vérité c’est que si elle le perdait à la faute d’un quelconque accident, elle n’est pas certaine d’être capable d’en supporter les maux. « Et il est où ton uniforme ? » Directement, il récupère son attention, l’amérindienne afin de les planter dans les siens relève les yeux. Certes, elle n’en porte pas, mais il faut dire qu’elle n’était pas encline à pratiquer ce style de jeux.

Alors elle s’excuse, d’un sourire contrit, taciturne, « Quelqu’un, bercé de bonnes intentions, a fait appel à un infirmier pour s’occuper de moi. » Elle a mordu ses lèvres lorsqu’il a appuyé sur l’article du genre masculin. Du coup, de lui souffler combien elle apprécie Manfred, elle se retient. Durant les quelques mois pendant lesquels avec Sheng elle a partagé un toit, le majordome et elle se sont vraiment liés, tous les deux calmes et parvenant dans leurs silences à discuter. Qu’il prenne son parti dans cette relation aux teintes d’histoire, ça ne peut que la toucher. « Lui n’a pas attendu que je sois grabataire. » Souvenir d’une journée d’hiver sous le signe de la légèreté, si bien que lorsqu’elle s’avance dans le penthouse après son invitation muette, elle lui souffle trop fluette pour que ce soit honnête, « Mais je suis certaine que le choix a été effectué avec tout son amour. » Elle prend la peine de refermer, et après plusieurs pas de plus à l’intérieur de son antre, elle marque un arrêt, d’un soupir venant étreindre la pulpe de ses lèvres, elle se retourne pour lui faire face, une hésitation comme diable au corps, elle déglutit, de prime abord. S’approche de lui, à nouveau, encore. Son affection, elle ne la démontre jamais, ou alors seulement dans l’intimité au milieu de draps froissés, pudique par crainte de le voir la rejeter. « Je peux ? » te prendre dans mes bras, me blottir contre toi, quelques secondes, promit, elle n’abusera pas.

Nul ne saurait douter de l’affection qu’elle peut lui porter. Cet amour, elle l’éprouve depuis de longs mois, et il s’aiguise, se renforce à chaque moment qu’elle passe avec toi. Néanmoins ça ne l’empêche pas, d’ignorer comment elle doit se comporter parfois. Car si ça n’avait tenu qu’à elle, elle se serait jetée dans ses bras, des l’instant où la porte s’est ouverte. Une étreinte afin de balayer toutes ses craintes. Mais si dans l’apprentissage des règles relatives aux échanges charnels, elle s’en sort de mieux en mieux, pour ce qui concerne le reste, elle sait ses élans parfois dangereux. Pour se le rappeler, il suffit qu’elle ferme les yeux, et elle se revoit lors du bal, portant en bandoulière son cœur si malheureux.

Puis il se décide à écouter les secondes aussi hésitantes que taciturnes, se remémorant des détails qu’elle n’aurait pas osé demander. « Ce qui s’est passé là-bas, » elle se doute que c’était affreux, qu’il n’a pas envie d’en parler, que malgré tout elle aurait aimé être à ses côtés. Elle a envie de lui souffler, qu’il n’est pas obligé de tout lui exposer, elle a lu les articles, elle a vu les témoignages… Cependant, ça tape si fort en elle quand il reprend ; « ça compte pour moi. » Ce qu’il s’est passé, ce n’est pas l’accident. Ce qu’il est arrivé, ce sont ces vacances aux côtés de l’étudiant. « Alors inutile de me demander mon accord. » Elle en torture ses lèvres avec ses dents. Il faut qu’elle l’assimile, le fait que ça compte pour lui, il l’a dit si naturellement que le corps tout entier de l’amérindienne en est surpris. L’évidence est telle que ça importe tellement pour elle aussi. Même si la réciprocité, ce n’est pas nécessaire de l’articuler.

Alors quand il relève sa manche afin qu’elle puisse constater son membre pansé, elle accuse la douleur, à l’intérieur. L’idée qu’il souffre ça la heurte en profondeur. Un sourire peiné décline son expression quand elle s’approche pour de bon. D’abord, elle effleure le bandage de la pulpe de ses doigts, elle n’ose pas plus à ce niveau-là, de fait elle le délaisse pour toucher le véritable objet de sa demande. Ses paumes se faufilent de ses hanches à son dos, elle garde une légère distance de sécurité, craintive d’appuyer sur de possibles maux. Mais elle l’encercle finalement, et va contre son torse poser son visage délicatement. D’une inspiration grave, elle respire son odeur, se rassure de sa chaleur, elle ordonne d’un ton railleur, « Je… vais devoir vérifier, tu sais, » relevant son regard vainement rieur, « ordre du docteur. » Inspecter s’il est intact, si sur lui il n’y a pas d’autres impacts.

Tandis que de l’une de ses paumes elle trace des caresses circulaires dans son dos, une répétition qui semble l’apaiser, elle se sent soulagée lorsque le bras valide de l’étudiant se presse contre ses hanches. Ce geste, il lui prouve que pour une fois, les sentiments ne vont pas que dans son sens. Presque elle pourrait croire que tout est partagé, l’amour, le besoin de l’autre et la sérénité. Comme si une étreinte avait le pouvoir d’effacer les vestiges de la nuit passée. « Ah. Si le toubib l’a conseillé… » Il reprend lorsque son regard croise celui de la colombe toujours un tantinet apeurée.

Elle esquisse un fin sourire, répondant au sien, réprimant son envie de l’embrasser, car bien qu’il lui ait dit qu’elle avait le droit à cet instant de tendresse, que leurs vacances ont compté, elle se refuse à l’idée de se voir à nouveau rejetée elle en a déjà fait les frais, pour faute de trop forte démonstration d’affection. « Mais le toubib n’est pas allé très loin tu sais, » un détail qui lui plaît, parce qu’elle s’affairera plus tard à réparer ce manquement-là.

Et si son horloge marque la finalité de leur aparté, il se charge de lui donner un nouveau tournant, en lui proposant de rester manger. Par la négation ce n’est que très rarement qu’elle lui répond, alors cette fois ne déroge pas à la règle, bien que cela ne l’empêche pas de vouloir imposer une couple de condition. « Alors, c’est d’accord… » tandis qu’elle recule d’un pas, gardant dans sa paume ses doigts, « mais, » elle marque un arrêt, une hésiration maitrisée, pour qu’il assimile le fait qu’elle prend le contrôle du reste de cette soirée, « toi tu vas sur le canapé, te reposer. » l’infirmière factice a parlé, même si elle aurait pu proposer qu'il retrouve son lit... Seulement, elle a envie de garder un oeil sur lui et dans le salon elle pourra exaucer cette volonté. D’ailleurs, elle commence à marcher en direction de sofa désigné, « et moi… » elle en fronce les sourcils, les mâchoires serrées en un sourire forcé lorsqu’elle se retourne à nouveau dans le but de lui demander, « tu me laisses cuisiner ? » En demi-teinte, sa piètre autorité. Mais elle n’est pas sans oublier, qu’il n’est pas de ceux qui laissent souvent s'immiscer qui que ce soit dans sa vie privée. Même en ayant vécue ici quelques mois, elle peine à revendiquer une quelconque légitimité. Un jour, peut-être, qui sait. « Si t’as pas peur d’être empoisonné. » Il va bien, il est là, ils plaisantent, et l’avenir est encore à leur portée.  

Certes, elles ne sont pas nombreuses les fois où elle a cuisiné dans cet appartement. Mais son hypothèse, sa menace déguisée, évidemment elle n’est pas réelle, loin d’elle l’idée de l’empoisonner. Elle n’est peut-être pas experte en cuisine, mais elle s’en sort pas si mal que ça, elle le jure ce n’est pas un massacre dans tous les cas, une Haiwee toujours débrouillarde et maligne.

Mais l’expression de l’étudiant blessé n’est pas difficile à deviner, la croyance en ses talents de restauratrice inexistante, elle en craque un rictus plus amusée que blessée. « On pouvait aussi commander… » Ce n’est pas faux, seulement elle a cette impression de devoir s’occuper, de donner de sa personne faute de ne pas avoir été à ses côtés, au moment où c’est arrivé, « Pas de vaisselle…» et puis, occuper son esprit, aussi. De l’argument, elle en sourit, tandis qu’il s’assoit comme elle le lui a dit et qu’elle garde son regard sur lui.

Alors si elle hésite encore, il pose une dernière option, arrachant à la Haiwee un soupir d’émotion puisqu’elle est, pour ainsi dire, incapable de lui souffler un quelconque non. « Pendant que tu m’examines. » Les paupières plissées pour voir sa main tapoter le divan afin de l’inviter. Elle pince ses lèvres, faussement suspicieuse, et elle articule ce reproche qui n’en est pas un, « Homme de peu de foi. » néanmoins, elle s’approche en quelques pas, ce n’est qu’au moment de se poser qu’elle prend conscience qu’elle a toujours ses chaussures aux pieds, pourtant elle sait combien il peut détester, c’est juste qu’elle avait – et a encore – autre chose dans ses pensées au moment de son arrivée, « Attends… » qu’elle prononce tout en reculant, « commence à regarder ce que tu veux commander, du coup, » pendant qu’elle, elle revient sur le chemin qu’elle a emprunté, le délaissant quelques secondes.

Vraiment quelques secondes, parce qu’elle est habile et rapide dans ses mouvements, et aussitôt qu’elle l’a dit, elle réapparaît. C’est en tailleur qu’elle prend finalement place après son petit spectacle. « Alors ? » elle demande, curieuse de connaître son choix au sujet du repas, innocente qui se penche vers l’homme dont elle est amourachée, elle l’aime tellement qu’elle ne parvient pas à entrevoir une vie sans qu’il ne soit à proximité, elle n’ose pas imaginer combien le tragique évènement aurait pu la bouleverser… C’est bel et bien ce qui l’amène à quémander, « Je peux rester cette nuit ? » Même si elle comprendrait qu’après cette soirée, il ait envie de souffler. Ses ressentis, elle peine à les déterminer, elle a beau le connaître, expansif, il ne l’est jamais.