La véritable souffrance est ineffable, Théodore. Elle traîne son immonde charogne au travers de ta gorge, ôtant toute possibilité d’exprimer le moindre verbe. Les mouches bourdonnent dans ta bouche. Sourd et muet, tu plonges les mains dans ses viscères nourri par l’espoir futile de découvrir l’ombre d’une consolation. Les tourments s’écoulent de tes yeux, apyrexies d’un cœur exsangue. Tu essaies de les attraper du bout des doigts, de les bloquer entre tes poings… Si seulement tu étais capable de tous les capturer. Vain optimisme, tu luttes contre le vide la respiration courte. Tes cordes vocales tremblent d’un hurlement blanc, trop terrifié de libérer les ichneumons par un souffle. Le fantôme demeure insaisissable, chimère dont le sourire édenté luit dans l’obscurité, le corps putride reposant sous la terre battue par le déluge des pluies depuis longtemps déjà. L’orage gronde et tu sais combien il existe des supplices pires que la mort. Cette présence lancinante des absents dans la mémoire des vivants. Pauvre âme torturée par le deuil et les regrets. L’épouvantail hante ton esprit et ta mémoire, ne cédant rien à l’appartenance de ta chair à ses griffes. L’enfouir dans un gouffre signifierait sombrer plus encore à ses côtés tant ton identité émane de son existence, du labeur de sa fascination. Tes ongles s’accrochent à ses ossements à la recherche d’une preuve dévoilant ses méfaits… Ils ne contiennent rien et tes doigts en sang frissonnent de dégout, poisseux. Nul besoin de maison terrifiante pour être hanté, ton esprit regorge d’un labyrinthe de corridors tortueux bien suffisant. Le moindre croisement de chemin est un hoquet de peur avaler en silence. Le grondement du tonnerre, éclat striant le ciel et les lourdes éclaboussures nées de tes pas. La pluie martèle ton corps mais tu détiens entre tes doigts une étrange électricité. Sa paume humide fait fourmiller ta peau, douce électrocution. Son rire accompagne votre course et tu ne peux empêcher un sourire puéril venir orner tes lèvres resserrant ton étreinte tant tu crains que cette légèreté ne soit emportée par le souffle du vent. Vous quittez rapidement le torrent d’eau pour rejoindre la chaleur rassurante du bar. Malgré les lourds nuages obstruant la clarté du ciel, son visage semble baigné d’une certaine lueur dorée tandis qu’elle essore ses boucles sombres. Quelle étrange irréalité Théodore, il est parfois inutile d’interroger la signification des évènements. Une cigarette avortée et une météo capricieuse résulte à cette situation. Il suffit parfois d’accepter la singularité pour comprendre. Elle ôte sa veste et tu interdis ton regard de naviguer dans les eaux troubles de ses vêtements collés à son corps, te concentrant uniquement sur la diaphanisation de ton teeshirt. « J’avais compris l’idée. » Heureusement, aucune animosité face à ce contact abrupte. Elle désigne du doigt deux tabourets et tu te précipites pour t’installer. Vulnérable, le tissu adhérent le dessin de tes muscles et de ta peau, tu lui songes des habits en nuages filés de pluie. Elle semble contrite par la noyade de précieuses feuilles dans son sac. Tu oses discrètement mirer un instant la courbe de son corps tandis qu’elle est penchée sur ses affaires avant de détourner les yeux au son de sa voix. « C’est quoi, d’après toi, la meilleure boisson pour oublier ? » Qu’est-ce qu’elle désirerait oublier ? Quel fantôme hante la demeure de ses pensées ? Tu pianotes sur le bois du comptoir, plongeant ton regard dans le sien. Est-il seulement possible d’oublier ? Il semble que ta présence soit une coïncidence charmante tant tu cherches la réponse à cette question depuis des années. « Ça dépend. La boisson change selon ce que nous cherchons à oublier. » Tu glisses une main dans tes cheveux, retirant quelques gouttes menaçant de s’effondrer sur ton visage. « Qu’est-ce que tu bois d’habitude ? Quels sont tes goûts en matière d’anesthésiant ? »

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Ne fais pas un bruit, tais-toi. Ainsi commence la comptine, tintement enfantin d’une mélodie martelée par cette voix enrouée par les âges. Rencontre nauséabonde d’un crépuscule à ton aube. Insonore am, stram, gram. Pic et pic et colégram, l’aiguille s’enfonce. Éruption cutanée, démangeaison rageuse. La sensation de brûlure parcourt encore l’épiderme, passage indissoluble d’un aftershave et empreinte d’urticaire. Engrenage terrible d’une rengaine qui toujours martyrise tes pensées. Comment briser ce silence qui t’entoure Théodore ? Rien ne réchauffera jamais ton corps paralytique, c’est d’un tragique. Incapable de mouvement, perdre ton bourreau, signifiait également te perdre dans les sinueux secrets de ton mutisme. Ne jamais réussir à franchir la frontière de la parole, toujours être en deuil de l’enfant que tu étais et qui devrait grandir. Évoluer. Non demeurer dans les limbes profonds. Le néant s’apprivoise, comme tout dans l’univers. Veux-tu apprendre ? Le lien entre deux personnes creuse parfois des sillons si intenses qu’il est vain d’imaginer réussir à le défaire. La mort en personne n’a jamais su dénouer les nœuds autour de ta gorge. Tu asphyxies lentement et ta vue se trouble… Qui derrière le masque décèlera la souffrance ? Heureusement, des ciselures apparaissent sur le métal poli et des éclats s’échappent. Fais le vide Théodore, apprécies les maigres particules d’oxygènes qui parviennent encore à te parvenir. Gonflant tes poumons de fumée, pauvres organes cendriers. Depuis combien de temps n’as-tu pas insuffler de poison dans ton organisme ? L’humidité colle à ta peau et bienheureux de sa candeur tu apprécies sa présence plus qu’une cigarette ou qu’un verre. Elle pose son visage dans le creux de sa main et t’observe. Sa pureté est un baume certain sur tes plaies à vif. Les maux ne semblent pas encore avoir souillé l’innocence de son existence, ou elle est simplement de cette extraordinaire ténacité. Tes mots maladroits font naître sur ses traits une expression confuse, acerbe malaise. « J’bois pas, à dire vrai. Enfin, pas assez pour que ce soit appelé une "habitude". » Comment oublier sans outrepasser ses limites… Quelle singulière épreuve dresse-t-elle déjà à tes propres traditions. Nulle nicotine, nul alcool. Tu hoche la tête, pensif. « Alors ne me conseille pas un truc trop fort. » Tu arrêtes de pianoter contre le comptoir, mouvement instinctif dû à d’assidues heures devant l’instrument. « Très bien. Que penses-tu d’un chocolat chaud avec une goutte de bourbon ? C'est doux, sucré et ça aura l'avantage de nous réchauffer un peu. » Tu réserves normalement cette boisson aux léthargiques festivités familiales de décembre, mais ne serait-ce pas un merveilleux moyen de vous réchauffer ? « Je suis navré pour le contenu de ton sac, il semblerait que nous ne soyons pas les seuls à avoir souffert de l’orage » Tu grimaces légèrement en pointant du menton les feuilles délavées par la pluie.