Les volutes de fumée s’élèvent dans le ciel, dessinant d’étranges spirales. Ton regard se perds dans ce délicieux spectacle. La pluie claque durement contre l’asphalte et les autres élèves s’élancent vers l’intérieur du bâtiment. Pourquoi faire ? Tu l’ignores, ta soirée s’annonce morose. Pas de festivité en vue, aucun programme. Théodore, le soleil ne s’est pas présenté aujourd’hui laissant les nuages s’accumuler au-dessus d’Harvard. Tu adores la pluie. Peut-être écriras-tu ce soir ? Peut-être trouveras-tu un coin suffisamment calme pour jouer de la guitare ? Tes activités sont plutôt solitaires en sommes. Il faut te faut trouver une occupation pour lutter contre l’insomnie. Pourquoi la solitude est-elle devenue une maladie honteuse ? Un miasme putride que chacun.e fuit consciencieusement ? Quelques gouttes s’écrasent sur ton tee-shirt. Ta tenue n’est guère propice à une petite sortie en pleine air. Être seul.e oblige la réflexion, l’introspection. Ce n’est pas au goût de notre époque. Loin des réseaux, loin des autres… Tout semble perdu. L’institution nous apprend comme il est important d’appartenir à un tout, de participer à l’effort collectif, à se joindre à la masse. Cette idée est presque effrayante et si réconfortante. Tu connais la solitude Théodore, dans ces bons et mauvais aspects. Elle se dresse fièrement comme unique rempart à bien des maux, profitant de l’inattention pour creuser les profondes ornières de la souffrance. Les autres confondent la solitude et l’isolement, inutile de préciser que tu as suffisamment goûté aux deux pour les différencier. Toujours entouré par des ami.e.s, effacé derrière leurs joie de vivre et leur extraordinaire talents. Tu cherches dans ta poche ton briquet. Une nouvelle cigarette, encore les volutes par pitié. Au loin des rires s’élèvent, certain.e.s étudiant.e.s ont été surpris.e par ce revers météorologique. Tu souris, offrant presque ton visage à cette fraîcheur de fin de journée. La nuit ne tardera pas à s’abattre sur le campus. Il serait plus prudent de s’abriter à l’intérieur petit idiot. Commencer l’année universitaire par un vilain rhume. Non, encore une cigarette. Ton pouce roulement mécaniquement sur l’engrenage mais aucune flamme n’en sort. Serait-ce le vent ? La pluie ? Un soupire t’échappe, ce maudit briquet n’a simplement plus de gaz. Du regard, tu cherches une âme charitable prête à te prêter son briquet. À quelques mètres, quelqu’un attend également. Serait-ce ton salut ? Tu n’es plus l’adolescent timide n’osant pas adresser la parole au moindre individu. « Bonsoir. Excuse-moi, tu aurais un briquet ? » Tu adresses un sourire à la personne, espérant profondément trouver ce St Feu entre ses mains.

Grand-Père. L’enfance est une épreuve dont il est difficile de se séparer, comme un ennemi invisible qui sans relâche traque sa proie. Les souvenirs, les odeurs… La plupart s’effacent mais certains moments de l’existence s’ancrent profondément. Ils se cachent, patientant le bon moment pour surgir et. Personne ne sait jamais quand ils décident de se retourner contre leur propriétaire. En vérité, ne sont-ils pas ceux qui nous possèdent ? Tous ces souvenirs constituant notre individualité. Grand-Père. Il a pris tout ce qui était toi, Théodore. Il a pris tous ces petits morceaux de toi, sans jamais que tu ne t’en aperçoives. Étaient-ils trop petits pour que tu puisses y prêter attention ? Ou étais-tu trop jeune pour sentir qu’on maltraitait ta chaire si profondément ? Tu songes souvent à ce que tu serais devenu si vous n’aviez pas été aussi… Proches. Ce mot a un coup de cendre, il brûle ta langue et détruit de sa flamme l’émail de tes dents.  Une cigarette, par pitié une nouvelle cigarette. Remplacer l’ignoble masses de sentiments qui affluent à la surface. Une béquille sur laquelle se reposer pendant qu’inlassablement tu caches ces souvenirs au tréfond de ton tartare personnel. Un enfer dans lequel tu patauges gauchement, perdu. Grand-Père. Il était ta personne préférée sur Terre, ta déité. Ta tragédie n’a pas uniquement été de perdre l’autre, ni même de te perdre avec lui non… Non Théodore, tu ne réussiras jamais à être toi, ni même à dépasser ce deuil impossible. L’enfant que tu étais est tapi, dans l’ombre, paralysé par la peur de ses doigts rugueux. L’acidité monte à ta bouche alors que tu actionnes nerveusement l’engrenage d’un briquet qui ne fonctionne plus. Une cigarette, un verre, quelque chose peu importe quoi avant que la lucidité ne revienne. Avant que les souvenirs ne surgissent brutalement. « Bonsoir. Excuse-moi, tu aurais un briquet ? » Les yeux s’ouvrent, accompagné d’un sourcil arqué. Tu sens déjà que ta quête de briquet va être difficile. Un briquet, s’il te plait. « Je ne fume pas. ». La voix est morne. Pas de briquet. Rien. Encore une soirée à la con où, dans ton lit, les noirs bataillons de souvenirs vont te conduire en des routes mouvantes… Une cigarette, folle espoir, ne te sauvera pas de cette démence. La lucidité est accrochée solidement à tes épaules que la pluie, redoublant d’efforts, mouille désormais allégrement. Tu devrais peut-être sortir ce soir, encore un soir avant d’être plus sérieux. « Pourquoi ? » Étrange question qui éclipse quelque peu ton trouble intérieur. Pourquoi ? Quoi ? Tu fronces légèrement les sourcils, ton regard affolé se calmant légèrement, préoccupé par cette bien singulière personne. Ses cheveux sont relevés par un crayon et quelques peluches de gommes se sont accrochées à ses vêtements. Écrit-elle ou avance-t-elle simplement sur quelques ennuyeux travaux de cours ? Pourquoi ? Quel est donc l’objet d’une pareille question. La pluie coule le long de ta nuque, ta cigarette dressée entre deux doigts.   « Hm. Guérir un mal par un autre ? Mon briquet ne fonctionne plus. » Ton sourire amical de bonne courtoisie et bien sûr de bonne façade s’effrite, laissant la langueur trôner.

Guérir. Débarrasser quelqu’un.e du moindre mal, arracher la maladie et la souffrance. Revenir à l’état si chéri de santé. La sacro-sainte santé, si précieuse aux yeux de tou.te.s. Comment serait-il possible de vivre avec les autres quand ton existence est insupportable à tes yeux Théodore ? Tout est mort en toi à l’instant où la lucidité s’est manifestée. Elle a frappé durement en plein plexus solaire, s’installant durable. Chaque bouffée d’oxygène est insupportable. Tout est mort et les autres, ces marionnettes pleines de vie, croquant dans l’affreuse santé continuent de vivre sans savoir. Comme si l’univers n’avait pas été bouleversé. Quelque part tu les envies tou.te.s, jalousant le moindre nerf de leur vie, quelque part tu les haïs tous autant qu’iels sont. Le squelette bien droit, les muscles vifs et toi. Pâle, translucide… Suffisamment livide pour que l’acte odieux lui-même te sourit, t’invitant allégrement à le suivre. Le suicide est un acte tabou, impardonnable. Silencieuse catastrophe qui heurte brutalement le quotidien, présence invisible qui habite ta peau. Grand-Père. Il est si près de toi, dans tes souvenirs, dans tes cauchemars, dans ta chaire nue. Tu ne sais plus comment poursuivre sans contempler avide la souffrance. Pitié, qu’elle te frappe encore et encore, que même cassé et ivre mort tu ressentes encore la morsure de l’existence. Théodore, tu sais pourtant qu’il te faut poursuivre et survivre, avancer un peu plus vers l’abîme pour que peut-être, un instant, cesse la dérive continue. Pourquoi ? Le mot résonne dans ton crâne, explorant les moindres méandres de ton esprit, cherchant une réponse, une once de logique. Tu as frôlé tant de peaux, porté à tes lèvres tant de mégot et de goulot. Rien. Vivant mais mort. Il ne reste qu’un corps, gueule grande ouverte pour avaler les toxines, hurlant silencieusement un désespoir qui ne quitte jamais ta gorge. Qui ne dépasse jamais tes lèvres. Elle hoche la tête, semblant comprendre tes propos. « Pourquoi ne pas se contenter guérir dans ce cas ? » Un rire t’échappe, alors que tu t’approches légèrement pour éviter de finir tremper. Face à face, sous le léger abris, la pluie dévalant sur le bitume vous devez être un curieux spectacle pour le ballet d’étudiant.e.s courant à l’intérieur. « Il est impossible de tout guérir, alors autant... Amnésier ? » Tu pourrais cyniquement rire mais elle ne comprendrait certainement pas donc tu laisses seulement un sourire voguer sur tes lèvres. « Un mal cache plus facilement un autre mal, plus profond et incurable. » Plonger pour ne plus sentir l’oxygène quitter lentement les poumons. La résilience absolue. « De toute façon, il pleut. C’est généralement incompatible avec le feu. » Le ton est quelque peu malicieux, plus léger. C’est détonnant dans votre conversation. Tu lèves les yeux vers le ciel en souriant plus franchement. « J’adore la pluie. Elle a mauvaise réputation cette bonne vieille pluie. » Lorsqu’elle reprend la parole, tu rebaisses la tête dans sa direction plongeant ton regard bleu sans âme, minéral dans le sien. « je m’appelle Haiwee. » Un peu de politesse voyons. Tu tends une main humide mais amicale dans sa direction. « Théodore, enchanté. »

Qui es-tu Théodore ? Quel morceau est-il si constitutif de ta personne qu’il forme une part de ton identité ? Vaste terrain vague sans réponse, vertigineuse chute dont il est impossible de s’extraire. Il te semblait si important auparavant de devenir quelqu’un. D’être et d’exister, non seulement platement mais également à travers le regard des autres. Nébuleuse dévastatrice. Il est impossible de satisfaire le moindre individu, ni même de combler durablement ses attentes. Prouver que nous existons est une perte considérable de temps et d’énergie. À bord de ton embarcation, tu rames dans un brouillard inconnu et la pluie diluvienne s’écrase sur le bois t’entraînant tendrement dans les profondeurs. Un refuge réconfortant dans l’obscurité où le froid mord ta peau sans relâche. Peut-être que c’est ton sang qui rend ce liquide si poisseux, si épais. Il pénètre tes poumons, étouffant tes cris, ta respiration. Cela te fait souffrir et tu es bien misérable de t’accrocher au vain espoir d’essayer d’exister. C’est un mythe, une idiotie pour hiérarchiser la masse. Tu n’appartiens pas à la masse, là-bas dans tes profondeurs. Tu as envie d’être personne, profondément personne. Que l’existence se suspende car loin d’être un refuge, c’est une damnation. La vie n’est plus chez toi, rien de pathétique Théodore, simplement un constat. Pris dans ce paradoxe de claire-obscure, le cœur recherchant continuellement la reconnaissance et la destruction. Tu n’as jamais eu besoin de quoique cela soit pour être, petit cadeau de l’existence à la naissance. Pourquoi ne parviens-tu pas à l’apercevoir ? À comprendre ? Peut-être est-ce simplement trop couteux. Ton visage offert au ciel, les gouttes s’écrasent sur ton visage. « Je l’aime aussi, la pluie. Ca me rappelle chez moi. » Tu n’aurais jamais imaginé qu’un cœur aussi sec puisse autant peser dans une poitrine. Poids lourd ralentissant tes moindres mouvements. Tu t’abreuves de cette pluie, pensant naïvement qu’elle pourrait irriguer cette sécheresse. « C’est où chez toi ? » À qui poses-tu réellement cette question Théodore ? Haiwee ou toi-même ? Boston devrait être ta maison, tu n’as vécu qu’ici pourtant, la ville ressemble à un cimetière dans lequel tu erres ivre. Le foyer. La chaleur douce d’une flamme ramenant du sens. Le néant, plus de flamme. Le regard soucieux d’Orphéa traverse un instant ton esprit, cependant tu le repousses le plus profondément possible dans le déni avant de sombrer. Non. Le vide est devenu pour toi ce qui paraît dorénavant le plus vivant. « T’es à la Adams depuis longtemps ? » Tu hoches la tête avant de répondre rapidement « Depuis six ou sept ans déjà. Je suis un ancien. Et toi ? » Tu ranges ta cigarette dans ton paquet avant qu’elle ne soit complètement trempée par la pluie. Elle semble bien inutilement triste pendue à tes doigts. Pas de cigarette plus de fumée pour engorger tes poumons noirs de goudron. Le calme est revenu, les étudiant.e.s sont à l’abris. Il ne reste que vous, affrontant la météo à l’extérieur. Si paisible. Déjà l’odeur de la pluie s’élève dans l’atmosphère mêlée au parfum terreux des étendues d’herbes. « T’es occupé ? Je veux dire à défaut d’un briquet, ça te dit un verre ? » Un verre. Le manque d’alcool ressurgit brutalement dans tes veines, vieille rengaine. Disque rayée qui rejoue les mêmes notes. Non, peut-être pas de l’alcool… Quelle heure est-il ? Les informations fusent et se mélangent dans ton esprit étriqué par l’obsession croissante. « Avec plaisir, prête à affronter la pluie ? »

« C’est où chez toi ? » Dis-moi Théodore, s’il était possible d’ignorer une partie de cette vie pleine d’erreurs, comblée par des vices insécures, par d’artificielles débauches, quel moment choisirais-tu pour recommencer ? Quels évènements et rencontres effacerais-tu d’un revers de la main pour saisir l’inespérable chance d’un renouveau ? D’une renaissance. Sacrifier les personnes pourtant si constitutives de ton individualité ne te semble pas un prix bien fort à payer, non… La difficulté réside dans l’inconnu absolu se déroulant devant toi. Tu n’as jamais été particulièrement brillant dans la parade au bonheur, ni même dans l’exercice si essentiel et bénin que vivre. Vivre. Deux syllabes insurmontables que tu parviens douloureusement, quotidiennement, à formuler. À feinter dans la foule des étudiants. Ils semblent tous parvenir à cet exploit si facilement. Mêlée à leurs chromosomes, l’existence n’est plus un choix conscient ni même une action, simplement une passive conviction qu’il est impensable de remettre en question. Peut-être choisirais-tu l’enfance, lorsque le poids accablant de la lucidité ne plongeait pas encore inlassablement ton visage sous la surface, lorsque tes membres ne s’agitaient pas frénétiquement contre la gravité… Néanmoins, les mains rugueuses seraient là, à nouveau. Un frisson de dégoût te traverse à l’idée même d’espérer retrouver cette période. Quel genre d’être peut souhaiter… Ta respiration se trouble une seconde. « À environ deux-milles trois cents kilomètres d’ici, j’ai grandi dans le Wyoming. » La conversation te sauve du gouffre béant, tu sens encore le vertige te serrer le cœur et certains souvenirs s’agripper à ta conscience mais plongeant ton regard dans le sien, tu fuis. Encore, toujours. Une minute, une seconde… Chaque bouffée d’un ailleurs est un sauvetage inattendu. Le Wyoming et ses plaines interminables et ses montagnes gigantesques. Il te semble avoir pratiqué l’escalade à l’ouest durant ton adolescence. Peut-être bien là-bas. Tu hoches la tête. Elle est si loin de ses racines contrairement à toi qui baigne encore dans les marécages du passé. Le moindre moustique venant goûter à ta chair exsangue, s’amusant de la persistance des souvenirs. La Adams est une vieille maison pour toi, tu connais ses murs et ses recoins, ses cachettes et ses lumières. Son rire résonne sous votre petit abri, accompagnant volontiers la pluie. C’est amusant, n’est-ce pas Théodore qu’il semble si chaleureux au contact de ton obscurité ? « Quinze jours ? » Un rire t’échappe. « Il me semblait bien de pas t’avoir encore vue ici… Bienvenue alors. » La nouveauté a un aspect bien plus rafraichissant que ton vieux fantôme. Tu hantes le lieu avec ta vieille clope mouillée. Tu finis par la ranger, prêt à suivre Haiwee en dehors de votre refuge. « T’as une préférence ? » Tu la rejoins sous les nuages, l’eau venant abattre tes cheveux sur ton front. « Pourquoi pas le Lord Hobo ? »