tw : trouble dissociatif de l'identité

J’ai quitté le loft à 21h07, calculant qu’il me faudrait exactement vingt-deux minutes pour atteindre le cimetière Mount Auburn à pied, estimant ainsi mon arrivée à 21h29, ce qui me laissera une dizaine de minutes pour préparer mon autel et disposer mes instruments avant d’entamer le rituel à l’heure adéquate pour un maximum de puissance, basé sur la position des planètes à ce moment-là. Rien de satanique, rassurez-vous… même si les bonnes sœurs de l’académie Sainte Anne où j’ai grandi se plairaient à dire que j’ai vendu mon âme au diable.

Les gens se font de mauvaises idées à propos des cimetières. Souvent vus comme des lieux lugubres ou même hantés, ils inspirent la peur, le rejet, le désespoir à l’idée que nous allons tous finir par disparaître. « Cinis ad cinerem, pulvis in pulverem ». On finira tous par redevenir poussière, et selon moi, on ferait mieux de s’habituer à l’idée. Quoi qu’il en soit, ce qui me plaît dans ce genre d’endroits, c’est la concentration d’énergie. Les émotions laissent des traces, invisibles à l’œil nu, et pourtant riches en potentiel. Un peu comme des nervures qui flotteraient dans l’air, des fils électriques qui peuvent être catalysés et utilisés à toutes sortes de fins… quand on sait comment les manipuler.

Quand j’arrive sur place, le portail a été fermé et verrouillé, sans grande surprise. Heureusement que je suis plutôt agile. En quelques bonds, je me retrouve de l’autre côté ; vu la taille des murs, on ne peut pas dire que ce soit hyper difficile. Ils se disent sûrement que personne ne voudrait mettre les pieds ici en pleine nuit… sauf les filles comme moi. Vêtue d’une longue robe noire à cape, je me faufile entre les tombes telle une ombre, à peine aidée par la pâle lueur de la lune décroissante. Voilà… ce petit carré d’herbe fera l’affaire pour mon rituel. Ce sera rapide. Juste le temps de tracer mon cercle de protection, allumer mes bougies et…

Je retiens mon souffle en entendant des pas quelques mètres plus loin. Et après quelques secondes, j’aperçois la lumière intermittente d’une torche éclairer le chemin devant une silhouette imposante et masculine. Merde. Un vigile ? Je fais un pas de côté, me dissimulant derrière une stèle marbrée. Bizarre… si c’était un mec de la sécurité, il ne se déplacerait pas avec tant de discrétion, pas vrai ? On dirait qu’il ne veut pas qu’on le remarque.

Intriguée, je suis l’intrus jusqu’à une sorte de mausolée en pierre et l’observe se glisser à l’intérieur. Qu’est-ce qu’il peut bien aller faire là-dedans ? 21h34. Je suis censée commencer le rituel d’ici les prochaines minutes si je veux être dans les temps ; je ferais mieux de me magner. Or… la curiosité me démange, et je me surprends à parcourir les derniers mètres me séparant de la bâtisse. Avec une inspiration, je pénètre à l’intérieur en m’assurant de raser les murs pour ne pas attirer l’attention de l’homme. Le cœur battant, je me penche légèrement afin d’avoir une meilleure vue sur la scène.

Alors, monsieur Mystère… à quoi est-ce que tu joues ?

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Je me fige lorsque l'intrus s’interrompt pour balader sa torche un peu partout. Aplatie contre une paroi froide et humide, je retiens mon souffle jusqu’à ce qu’il reprenne sa besogne. Je crois avoir saisi ce qu’il fiche ici… un pilleur de tombes. De ceux qui vont déranger les endroits sacrés pour voler aux défunts leurs plus précieux biens. Les plus précieux, car ils ont demandé à être enterrés avec : c’est assez parlant, non ?

Contrairement aux Égyptiens, je ne suis pas d’avis qu’on emporte nos objets fétiches dans l’Au-Delà. Non… pour moi, qui suis adepte de la Nature et de ses lois, il est évident que le monde physique n’est qu’une façade, un piètre reflet de ce qui nous attend après, un bac à sable où nous jouons et expérimentons la matière avant de rapporter le récit de nos expériences à nos frères restés poussière d'étoile. Or… l’idée que des gens puissent s’infiltrer dans des lieux saints afin de satisfaire leur avarice me hérisse le poil. Les humains n'ont-ils vraiment aucun respect pour le sacré ?

Je sursaute en entendent un bruit de verre cassé et plaque une main contre ma bouche pour m’empêcher de crier de surprise. J’ignore si les sons qui me parviennent ensuite me glacent le sang ou me le font bouillir. C’est un feu glacé qui circule dans mes veines, mélange de peur et d’indignation. Et quand la voix masculine tonne de nouveau, je suis à deux doigts de sortir de l’ombre pour le défier. Mais… et ensuite ? Et s’il était dangereux, ou pire, armé ? Non… mieux vaut la jouer fine jusqu’au bout. Je sors délicatement mon athamé de ma botte, le tenant d’une main ferme au cas où j’aurais besoin de m’en servir. Normalement, c’est un simple outil de sacrement, utilisé pour les rituels, mais ça reste un couteau… et je n’hésiterai pas à le brandir s’il le faut. Espérons que l’homme retourne sagement à ses occupations.

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Le bruit d’un briquet qu’on allume, d’une taffe tirée et d’une volute de fumée soufflée. Et la voix s’élève de nouveau, ni menaçante ni surprise… mais je gage que c’est une façade. Après tout, je pourrais très bien être flic et l’avoir pris en flagrant-délit. Si, si, il ferait mieux de se méfier. 

Le faisceau balaie chaque mur et chaque recoin, et j’ai beau retenir mon souffle, je sais que ma cachette n’est pas digne du tombeau d’un pharaon.

Encore quelques mètres et… la lumière s’arrête sur moi. Du moins, sur un bout de ma robe. Alors plutôt que de continuer à jouer à cache-cache, je me glisse lentement hors de mon interstice et braque un regard vers l’inconnu. Asiatique, d’âge moyen, et baraqué comme une armoire à glace. Je suis agile et rapide, oui… mais on n’a clairement pas le même gabarit. Resserrant ma prise sur ma dague, je fais face au vandale et le défie d’un mouvement du menton.



— Qu’est-ce que t’es venu chercher ici, hm ? Tu te prends pour Belzoni ?



… le fameux pilleur de tombes, qui a volé pas mal de pièces qu’on trouve au British Museum de Londres. À moins d’avoir un intérêt pour l’égyptologie, il ne saisira pas la référence, mais ça m’est égal. Ça m’intrigue réellement de savoir ce qu’il peut bien vouloir à ce cadavre. J’espère juste que ce n’est pas un délire plus… pervers.

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J'approche encore, de plus en plus farouche, la peur quittant mon corps, remplacée par une étrange envie de... jouer. L'espace d'un instant, je crois qu'il parle encore de Belzoni, puis je comprends qu'il fait référence au pauvre type enterré ici.

— Ouais. J'suis sa fille adoptive.



J'observe l'intrus en silence pendant quelques secondes, essayant de capter ce qu'il convoite tant. Et enfin, j'aperçois quelque chose de brillant sous la lumière de son faisceau. Une bague imposante autour de son doigt. Les bonnes soeurs qui m'ont élevée s'évanouiraient si elles me savaient en la présente d'un cadavre, mais moi, la mort ne m'a jamais fait peur. Non, moi, j'ai plutôt peur des vivants. La main toujours crispée sur mon couteau, je baisse le bras le long de ma cuisse - toujours à proximité.

— C'est ça, qui te fait de l'oeil ?



Je désigne la chevalière d'un mouvement du menton, conservant un mètre de distance, consciente du danger qui guette. D'un mouvement leste et soudain du pied, je donne un coup dans sa lampe-torche. Durant ces brèves secondes où le faisceau convulse, j'en profite pour plonger la main vers celle du condamné. La bague glisse difficilement, mais je la fais tournoyer jusqu'à ce qu'elle cède sous mes doigts. Le bijou capturé, je file droit vers la sortie. Ce n'est pas le fric qui m'intéresse, mais j'ai cette tendance à vouloir emmerder. Et puisque ce pilleur n'a eu aucune honte à voler ce joujou, pourquoi en aurais-je à le lui chiper ?

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Je passe la chevalière à mon pouce et détale comme une dératée, galvanisée par l'adrénaline qui agit comme un courant électrique dans mes jambes. Je prends de l'avance, j'approche de la grille, que je pousse du mieux que je peux malgré les boulons rouillés. C'est lent... elle grince son malheur comme une grand-mère qu'on aurait forcée à se lever de son canapé. Des pas résonnent derrière moi et je continue de pousser. Allez, encore un petit peu et je pourrai me faufiler dans l'ouverture...

Mais une force me bouscule alors que je m'apprête à sortir de cette taverne, et dans une tentative d'échapper à sa poigne, je dégringole par terre, entraînant mon poursuivant dans ma chute. Le gravier nous fait glisser, et on se retrouve entremêlés à même le sol, dans un mélange de terre et de cailloux - ma robe va être ruinée. Et alors que je reste sonnée quelques instants, je prends conscience de notre proximité, de son souffle sur ma peau. Mes muscles se tendent, comme pour faire barrière à un soudain électrochoc, et je me défais de son emprise du mieux que je peux, agrippant ça et là pour me remettre sur pattes. A peine debout, je sens la pression familière d'une présence cherchant à percer l'obscurité de ma conscience. Je lutte une seconde, secouant la tête pour tenter de rester présente, mais il est déjà trop tard.


Les émeraudes de la brune se posent sur la grille, les murs, l'homme qui a causé son apparition. Et elle sourit, joueuse, reprend l'ascendant sur cet effroi viscéral qui semblait agiter le corps. C'est à travers la terreur que Lola saisit les commandes. Parce que trop longtemps, d'autres ont profité de la faiblesse, de l'innocence, de la vulnérabilité. Parce qu'il fallait qu'une force soit créée à partir de la souffrance, qu'un pilote prenne place dans la tour de contrôle quand tous les autres l'avaient déserté pour aller se terrer. C'est pourquoi la peur, elle ne connaît pas.

— Dis-moi, beau brun... ça vaut combien, ce petit bijou, exactement ? Et... tu serais prêt à quoi pour le récupérer ?



Elle hausse un sourcil charmeur, levant la main pour te provoquer en brandissant son nouveau trésor, qui luit à la pâle lueur de ta torche.

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