Je vais au bar seule. Je crois que ça commence à être révélateur. Pas de Cali, pas de Vega, pas de Misha. Je sors seule, au bar, pour boire. Comment ça quelque chose tourne par rond dans ma vie ? Je suis jeune, y a la pression des cours, j'ai bien le droit de me saoûler un peu non ? "Non." Le gros balourd du bar veut rien me servir. Putain, ç'pas vrai. Je suis même pas siiiii bourrée que ça en plus. Rien fumé, rien que deux verres. Non, allez, soit sympa chaton. "Je suis très bien, roh, allez un petit verre de rien du tout." Y a des types qui se penchent près de moi en riant, y a leur haleine fétide dans mon cou. "Quoi ?? Ça vous fait rire c'est ça ?" J'leur lancerais mes godasses à la gueule, ces cons. Je glisse le long du comptoir, je suis le barman qui s'éloigne, un verre et un chiffon à la main. Allez quoi, il peut pas me laisser là, sans verre, plantée près du bar. C'est triste. "Je suis majeure hein !" Je beugle en sortant ma carte d'identité que je viens agiter sous le nez de tous. Mais c'est quoi le souci sérieux ? Les cernes sous mes yeux, mon air éclaté ? Je suis clean, j'vous dis, c'est juste que j'ai du mal à dormir. J'aime pas ça le sommeil. Le Drink. J'demande que ça moi, to drink. Ça porte terriblement mal son nom cet endroit.

Pilier de comptoir, tu joues avec ton verre vide en regardant les bouteilles d’alcool parfaitement alignées devant toi. Barman, tu l’avais été plusieurs fois et t’avais détesté ça. Trop de personnes te confondaient avec un psy et t’avais autre chose à foutre que d’écouter leurs péripéties dont tu te battais royalement les couilles. Mais ça paye mieux que la rue, y’a pas à dire. Des beuglements te parviennent et te sortent de ta petite bulle de pensée. Plop, éclatée. Je suis majeure hein ! Tu hausses un sourcil et un rire moqueur glisse entre tes lèvres abimées. Bah alors Bob, tu sers plus les gamines ? dis-tu à l’intention du serveur sur un ton grassement ironique en attrapant la carte d’identité qui devait pas être loin d’avoir la nausée a force d’être agitée de la sorte. Tes yeux se posent sur la petite carte plastifiée. Michelle ? Tu lui redonne la p’tite carte et lève deux doigts en direction de Bob qui hoche la tête en ronchonnant avant de poser deux verres devant toi et de les remplir de whisky, ton alcool préféré. Ca semblait te tenir tellement à cœur. Fait gaffe, la dépendance arrive vite. dis-tu avec un sourire en coin en lui tendant un des deux verres.

La carte entre mes doigts s'envole. Je tourne la tête vers le type qui la fait tourner entre ses phallanges, un beau gosse blond qui se croit tout permis. "Bah alors Bob, tu serres plus les gamines ?" "J'suis pas une gamine." Je siffle entre mes dents, d'humeur boudeuse. Je le regarde dévisager ma photo d'identité, sur laquelle je suis vilaine comme un pou, faire joujou. "Michelle ?" Il m'rend la carte que je lui arrache des mains, d'un geste sec. Je viens la ranger dans la poche de mon jean. Pas de hochement de tête, pas de réponse, rien. Qu'il me laisse tranquille ce con, si j'veux me faire draguer, j'le fais savoir. Là je veux juste boire un truc. Assise sur un tabouret, les coudes sur le comptoir, je le vois pas qui fait signe au barman. "Bah bravo tu l'as fait fuir..." Je mange la fin de ma phrase, le Bob pose deux verres juste sous le nez du type, les remplit de whisky. Victoire. "Ça semblait te tenir tellement à cœur. Fait gaffe, la dépendance arrive vite." Il a ce sourire en coin de petit con mais il me tend mon verre. Finalement je l'aime bien ce gars. "T'inquiète pas, je sais boire, je suis pas une enfant." Je me la joue, mais je finis une soirée sur deux la tête dans la cuvette. Je prends une gorgée, je fronce les sourcils, je plisse un peu le nez. J'ai la gorge qui brûle quand passe l'alcool, ça m'appuie sur la tempe. Je pose mon verre, je tourne la tête vers le blondinet. "Alors, quel est ton nom, preux chevalier ?" Tu viens souvent aider des alcooliques en détresse ? Je fais tourner mon verre entre mes doigts, je pose ma tête dans main. J'la sens déjà lourde cette tête.

Gamine ou pas, tu t’en foutais. La carte d’identité de la Michelle disparait de tes doigts et retourne vaquer à une vie tranquille dans la poche arrière de son jean. Joli cul, soit dit en passant. Bah bravo tu l'as fait fuir... Tu lèves les yeux au ciel. Tout de suite, vilain garçon. Mais la fin de sa phrase s’étouffe alors que tu lui tends un verre, un sourire narquois au bord des lèvres. T'inquiète pas, je sais boire, je suis pas une enfant. Un hochement de tête, tu n’en doutes pas. Elle a les yeux cernés, Michelle. Et pour une fille de son âge, c’est moche. Elle doit passer son temps en soirée, à profiter de la vie et de ses délices. C’est ça, ouais. dis-tu en portant levant légèrement ton verre en signe de trinque avant de le porter contre tes lèvres gercées et de reporter ton attention sur les bouteilles parfaitement alignées. Alors, quel est ton nom, preux chevalier ? A nouveau, tu regardes la Michelle aux cheveux ondulés, sa tête posée dans sa main, accoudée sur le bar. Du calme princesse, j’t’ai juste commandé un verre. J’ai rien d’un chevalier. Tu sors de ta poche quelques pièces, tout juste de quoi te payer ton verre, et les poses sur le bar. Yann. finis-tu par lâcher en sentant le regard de la métisse qui ne décroche pas de toi. C’est tout, t’ajoutes rien d’autre, t’as pas envie. Alors tu regardes le liquide ambré dans ton verre et le fait tournoyer.

Il a une gueule d'ange malgré ses cheveux mal peignés, cette barbe de trois jours qui lui bouffe les joues, ses lèvres abîmées. Ouais je regarde sa bouche, ouais. J'adopte cette attitude pas archi naturelle, je sens mes cils battre plus vite, y a un petit sourire candide qui se dessine aux comissures de mes lèvres. Accoudée au bar, le haut de ma chemise baille, laissant sûrement découvrir la dentelle rose de mon soutif. Tout compte fait, je suis totalement dispose à me faire draguer, je m'ennuyais ce soir. "Du calme princesse, j’t’ai juste commandé un verre. J’ai rien d’un chevalier." Il sort de sa poche trois pauvres pièces, je fais un calcul rapide dans ma tête. C'est les sous pour son whisky à lui ça. Ok, stop les yeux de biche, je ravale mon petit sourire, je relève ma tête. Je plonge dans ma poche pour sortir un billet que je pose, agacée, sur le comptoir. J'ai eu un verre, c'est déjà ça. Je reprends une gorgée tiens. On m'a déjà dit que je buvais comme une ivrogne, faudrait qu'on m'enseigne un jour comment boire avec classe. Je crois qu'il faut faire tourner plusieurs fois son verre, couver le liquide ambré des yeux, l'approcher délicatement des lèvres. Je crois que je m'en fous, je veux même pas le sentir ce whisky qui me brûle la gorge. Je veux juste des bulles d'alcool dans ma tête. "Yann." Je fait claquer mon verre sur le comptoir, je retourne ma tête vers lui. "Permets moi de refaire les présentations, je m'appelle pas Michelle, c'est Numa." Je tends ma main vers lui, je sais pas, je mime une discussion entre gens civilisés. "Tu bois ce truc pour le style ou vraiment parce que t'aimes ça ?" Je glisse en faisant un petit signe de la tête vers mon verre. Je sais pas, je tente l'humour. Je veux décrisper ce visage. Puis il y a une part de moi qui se demande vraiment, parce qu'autant les shots de téquila je veux bien, mais ce truc qui t'arrache la gorge, à part à vouloir se la jouer cowboy, je comprends pas.

T’allais pas raquer pour elle. Ce n’était déjà pas tous les jours facile de t’payer un coup à boire, c’était pas pour dépenser tes quelques sous pour elle. T’es loin d’être un gentleman, t’es même un peu aux antipodes. Mais parfois, il t’arrive d’être un mec cool. C’est rare, il t’faut une bonne raison. Permets moi de refaire les présentations, je m'appelle pas Michelle, c'est Numa. T’aperçois du coin de l’œil sa main qui s’arrête dans l’air. Elle attend sans doute que tu l’attrapes et que tu la serres pour une bonne poignée de main. Et bien elle pourra attendre. Pour seule réponse, tu claques de la langue avant de porter ton verre à tes lèvres. T’espérais que le message soit passé, t’as pas envie d’être dérangé, elle t’intéresse pas. Tu bois ce truc pour le style ou vraiment parce que t'aimes ça ? Et non, elle ne voulait pas lâcher le morceau la gamine. Tu reposes ton verre sur le bar et te tournes légèrement vers elle, t’accoudant au comptoir. Parce que j’aime ça. Ecoute ‘Michelle’, y’a un tas de types qui seraient ravis de converser avec toi. Pas moi. J’veux juste être tranquille, ça s’voit pas ? Tu lèves le menton en direction d’une table avec trois gars autour qui semblent rire grassement de tout et de rien. Lui là-bas, il te dévore du regard depuis que t’as fait ton petit scandale de minette. Allez, file t’amuser avec lui et fiche moi la paix, tu veux. Tu pouvais pas être plus clair, bordel de merde.

Y a que de l'air qui vient chatouiller le bout de mes doigts, le vent intersidéral face à cette main tendue. Bien. Je range ma paluche alors qu'il fait claquer sa langue. C'est qu'il est sociable le Yann. Je sais même pas pourquoi je le relance, il semble assez clair pourtant, c'est un con. Le blond pivote sur son siège, il me regarde avec une gueule d'enterrement, j'vous jure. "Parce que j’aime ça. Ecoute ‘Michelle’, y’a un tas de types qui seraient ravis de converser avec toi. Pas moi. J’veux juste être tranquille, ça s’voit pas ?" J'entrouvre la bouche. Vite faut que je trouve un truc malin à dire, une réplique badass comme les filles cools dans les sitcoms. Mais il me devance. "Lui là-bas, il te dévore du regard depuis que t’as fait ton petit scandale de minette. Allez, file t’amuser avec lui et fiche moi la paix, tu veux." Je me tourne, glisse un regard vers le type en question. Le marcel gras, le regard crû, la caricature du gars avide de nanas de mon âge. Je me retourne, la mâchoire vérouillée, les lèvres pincées. Furibonde. Et surtout vexée comme un pou. C'est que je viens de me prendre un sacré coup à l'égo. "Je-te-laisse." Je me lève de mon siège, me rassois deux tabourets plus loin. Ridicule. Je finis mon verre seule, trop vite sûrement. Bob me resservira rien, y a qu'à voir le regard désapprobateur qu'il me lance. Le temps passe, peut-être une heure le regard dans le vide. Je m'ennuie. Je fais tourner le verre vide entre mes doigts. Je suis pas assez bourrée pour rester seule avec le soir, la nuit qui passe tellement lentement, pas assez tranquille pour rentrer chez moi, me coucher et faire dodo. Je sors mon téléphone de la poche arrière de mon jean, je déverouille l'écran. Je clique sur la tête de Luna, seule personne qui semble active dans mes contacts. Je vois un petit rond vert allumé près de son visage. Je commence à pianoter sur mon écran, à envoyer un SOS : "rejoins moi au Drink asap". Mais mon portable s'échappe de mes mains, ou plutôt il se fait arracher. "Hé mais rendez-le moi !" Je beugle, je crie alors que je vois un grand chauve qui se barre du bar, mon portable à la main. "Hé ho, aidez moi, il me vole mon téléphone !" Je hurle en pointant le gars du doigt qui sort vite du bar. Putain mais y en a pas un pour se bouger le cul, c'est pas possible, je dois tout faire toute seule ! Je bondis sur mes talons, pas hyper abile. Quelques enjambées, je manque de me faire une entorse et je pousse la porte du Drink, je vois le grand type s'éloigner sur les docks. "Quelqu'un ! A l'aide, au voleur !"

Je-te-laisse. C’est ça ouais. De nouveau seul, tu replonges dans ta bulle et dans la contemplation des bouteilles d’alcool en délectant le verre que t’avais entre les mains.

Les minutes passent et tu finis par vouloir bouger d’ici avant de prendre racine. Tu salues Bob en levant la main puis enfile ton blouson avant de sortir du bar, les mains dans les poches et la capuche sur la tête. Quelqu'un ! A l'aide, au voleur ! Cette voix stridente qui râlait déjà un peu plus tôt dans la soirée parce qu’on voulait pas lui servir à boire. Arg, décidément ! T’aimes te donner en spectacle on dirait ? pouffes-tu en t’adossant contre la vitrine du bar, sortant un paquet de clope de ta poche et d’en allumer une que tu glisses entre tes lèvres. Le voleur est déjà loin, il n’y a personne dans la rue à part les quelques fumeurs qui s’agitent sous le néon grésillant de l’établissement. J’sais pas c’qu’on t’as volé mais tu peux lui dire adieu. reprends-tu en la voyant totalement désespérée.

Je déboule dans la rue mais le gars est loin. Je hurle, je hurle. Peut-être que Super-Man peut m'entendre ? Personne bouge, personne fait rien. Je cours vite mais pas sur talons et le sol jonché de morceux de verres ne m'inspire rien qui vaille. Je regarde, impuissante, le grand chauve se barrer avec mon téléphone. "T’aimes te donner en spectacle on dirait ?" J'me retourne vers le type, adossé contre la devanture du bar. Il aurait pas pu courir lui ? Me sauver mon portable ? "J'me disais que ça en inciterait peut-être certain à filer un coup de main, j'sais pas un semblant de civilité." Il pouffe de rire ce couillon. Je vous jure que ce petit sourire insolent que j'aurais voulu bouffer y a une heure, je peux plus le voir en peinture. "J’sais pas c’qu’on t’as volé mais tu peux lui dire adieu." Il finit par lâcher, une clope grillée au bec. La fatalité. Je souffle un coup en affaissant mes épaules. Désespoir. Misère. Malheur. Mon portable c'est le prolongement de mon bras. Je glisse une main dans la poche arrière de mon jean, attrape mon paquet de clopes. J'ai bien compris que je pourrais pas compter sur lui pour m'en filer une. Peut-être qu'il pourrait me filer du feu au moins. "Je peux ?" Je demande en pointant son briquet. J'essaie d'avoir l'assurance de la fumeuse pro, la vérité c'est que je suis encore novice. Ce paquet que je finis presque, c'est mon premier. Y avait un trou dans ma vie, j'me suis dit que la nicotine le remplirait. J'allume ma cigarette, viens la placer entre mes lèvres. Je toussote un peu, je l'étouffe, j'veux pas avoir l'air d'une débutante. Et j'me cale contre la devanture du bar, à côté de lui mais sans piper mot. J'ai décidé que je l'aimais pas. Puis une minute de silence pour mon téléphone disparu.

J'me disais que ça en inciterait peut-être certain à filer un coup de main, j'sais pas un semblant de civilité. C’est beau de rêver et de croire encore que ce genre de choses existe. Le monde actuel est un monde de merde où chacun ne pense qu’à sa gueule, ne vise que ses propres intérêts. Y’a que certains bobos qui bouffent des carottes et du tofu à longueur de journée qui peuvent encore faire preuve de civilité, comme elle dit. C’était pas ton cas. Et courir après une cause perdue ? Faudrait avoir sacrément envie d’te plaire. Ou être Superman. Un gars en culotte quoi avec une cape, la belle image. Tu regardes la jeune fille sortir un paquet de clope de sa poche et pointer ton briquet du doigt. Je peux ? Un sourcil arqué, tu lui tends le briquet sans la quitter des yeux et sans piper mot. T’attends de voir le spectacle. A sa façon de tenir sa clope et le fait qu’elle n’ai pas de briquet, elle ne doit pas fumer depuis longtemps. Peut-être en soirée, occasionnellement, pour faire comme tout l’monde. Elle toussote, bingo. Un demi sourire qui se glisse sur la commissure de tes lèvres tandis que tu recraches la fumée qui te remplissait les poumons. Et puis, dans un élan de je ne sais quoi, tu tournes la tête vers la métisse et te redresses de la vitrine. Tu viens marcher un peu ? Tu plonges une main dans ta poche, l’autre qui tapote la clope pour en faire tomber les cendres.