Accroupis derrière une vieille poubelle, tu gardes fermement l'une de tes mains glissé sur ta bouche. Aucun son ne doit s'en échapper sous peine de finir trouvé. Pourtant, un sourire écorche tes joues en cet instant. Tu sais ta cachette parfaite, personne - pas même ton frère - n'oserait s'approcher de la maison de la vieille McDermote. L'endroit est sale et, délabré. L'herbe est haute et, une carcasse de vieille voiture, pourrie devant la maison. Tu te sens courageuse et fière d'avoir su passer sans difficulté le portail de l'immense demeure.

Soudain, ton sourire s'efface et tes pupilles se dilatent. Tu es certaine d'avoir entendu une branche se craquer juste derrière toi. Tu te tournes dans un geste, un seul et, tu n'aperçois rien d'autre que le vent caressant l'herbe au sol.

Toni ? Toni, je sais que tu es là !

Quand la voix de ton frère vient percer tes tympans, tu te recroquevilles sur toi-même. Il ne te trouvera pas, pas question, pas une fois de plus. Pour une fois, tu veux être celle qui gagne la partie. Si seulement tu avais su qu'en gagnant cette partie, tu allais perdre un frère, tu n'aurais certainement pas insisté pour rester collé derrière ta poubelle. Il prononce une dernière fois ton prénom puis, le bruit strident de roue grinçant sur la route te frappe. Un cri déchire le calme plat du quartier, celui de ton frère. Tu ne réfléchis plus, tes jambes se mettent à courir toutes seules, tu passes le portail et, quand tu arrives enfin dans la rue, tu n'aperçois que cette voiture noire s'évaporer dans l'horizon.

Une véritable chasse à l'homme avait été ouverte suite à cet enlèvement. Tu avais été questionné encore et encore. Comme si déjà la perte de ton frère n'était pas assez dur comme ça. Non, tes parents, les autorités, tous en rajoutaient encore une couche. Tu n'avais que douze petites années et le monde avait déjà commencé à s'effondrer sur tes frêles épaules. Ta famille qui jusqu'ici était un parfait exemple de bonheur allait sombrer. Ton père passait son temps en dehors de la maison, prétextant chaque soir bosser tard. Mais, nous savions tous que ce n'était pas pour travailler. Plusieurs voisins l'avaient plus d'une fois aperçue dans les bars de la ville, complètement ivre et avachi sur une table. C'est ce que tu entendais à l'école, dans les rues, les murmures qui parvenaient jusqu'à tes oreilles. Il est bien connu que lorsqu'une famille s'effondre, les mauvaises langues de la ville vont bon train. La tienne n'y échappait pas.

Et ta mère dans tout ça ? Elle n'arrivait plus à parler à son mari, il se refermait et, elle allait trouver auprès du meilleur ami de celui-ci, une oreille attentive. Malheureusement, pas que. Tu te souviens ce jour-là, après avoir séché l'école. Ces images resteront sans doute graver dans ta mémoire. Ta mère et, cet homme - que tu voyais plus comme un oncle que comme un ami de la famille - s'occuper à se donner mutuellement du plaisir sur le canapé du salon. Tu n'avais eu que quelques secondes l'oeil collé à la vitre mais, cela avait été suffisant pour comprendre. C'était donc officiel, ta famille touchait finalement le fond.

L'ambiance à la maison devenait de plus en plus pesante. Tu gardais ta langue au sujet des multiples adultères de ta mère, ton père rentrait certes plus souvent à la maison, mais il était devenu presque violent avec toi. Combien de fois il a pu passer ses nerfs sur toi ? Combien de fois a-t-il fini par sortir en boucle le prénom de ton frère, de son fils ? Tu n'arrivais plus à vivre sereinement dans cette maison qui à présent ne paraissait plus être la tienne.

Alors, à seulement quatorze ans, tu décidais de changer la donne. De relever tes manches et, de prendre une partie de ton destin en main. Tu étais jeune, la vie t'avait fait grandir trop vite alors, autant que tu mettes à profit ce que la vie avait voulu faire de toi. Tu te mettais à bosser, que ce soit en tant que simple baby-sitter, promener les chiens des voisins, distribuer quelques prospectus et journaux. Peu importe, tu prenais tout ce que tu pouvais, tant que tu pouvais gagner un peu d'argent.

Cet argent finissait dans une boite plate que tu cachais dans ton matelas. Au bout de seulement un an, tu avais amassé près de 900 dollars. Un an plus tard encore, ton pactole s'élevait à plus de 2000 dollars. Une petite cagnotte qui allait te permettre d'enfin quitter cette vie misérable que tes parents te faisaient subir. C'est avec cet argent et l'aide d'un homme que tu allais quitter illégalement la Nouvelle-Zélande pour t'enfuir aux États-Unis.

Une espèce de nouveau départ commence pour toi. Tu utilises à présent un nom d'emprunt, tu paies principalement en cash afin de ne pas te faire pister. C'est compliqué vu ton âge de ne pas faire d'erreur, de ne pas craquer. Tu déambules durant quatre longues années à travers les États-Unis. Tu changes chaque année d'école, d'université. Tu ne gardes jamais tes petites fesses plus d'une année scolaire au même endroit. Tu te fais quelques amis, quelques connaissances avec qui tu assures garder une certaine correspondance avec ton départ, mais tu finis par les laisser en plan, sans nouvelle et, tu reprends une nouvelle vie. Los Angeles, Chicago, New-York, Seattle. Tu parcours le pays d'Est en Ouest. Tu es fatiguée, fatiguée de devoir sans cesse courir les routes sans avoir une épaule sur laquelle te reposer. Tu aimerais que tout cela s'arrête, tu aimerais revenir à une vie simple, avec une famille et des gens qui t'aiment. Sans devoir faire sans arrêt la vagabonde. Tu commences à baisser les bras, mais une lueur d'espoir va bientôt éclairer ton chemin.

C'est en arrivant à Boston, dans l'université d'Harvard en 2014 que tu feras la rencontre d'un professeur. Rapidement, tu commenceras à sympathiser avec lui, tu abaisseras peu à peu tes barrières sans aucune méfiance. C'est sans doute cette erreur qui lui permettra de découvrir réellement qui tu es. Une jeune femme en fugue depuis plusieurs années.

Pourtant, à ta plus grande surprise, il te proposera son aide, t'apportant ainsi une certaine stabilité dans ta vie. Toi qui en avait justement marre de toujours devoir courir les routes, il t'aidera à te poser et à trouver un job. Il lui arrivera plus d'une fois de t'aider financièrement ou même de te garder sous son toit la première année.

Tu respirais à nouveau, tu vivais à nouveau. Comme si enfin le poids du monde venait de se déloger de sur tes épaules. Tu recommençais à sortir comme une fille de ton âge le ferait, tu profitais, tu sortais, tu t'amusais. Les fêtes, les petits amis, les amis, la liberté de pouvoir enfin vivre une vie dont tu as toujours rêvé.

Aujourd'hui, cela fait quatre ans que tu le connais et, trois ans que tu es une nouvelle femme. Que tu t'es réellement ouverte au monde et aux gens qui t'entoure. Tu n'es plus la petite fille triste et malheureuse. Non, aujourd'hui, tu croques la vie à pleines dents, tu savoures chaque seconde comme si c'était la dernière car, après tout, nous ne possédons qu'une seule vie.