Ta pulsation cardiaque ralentit enfin. Cela fait 20 minutes que le Bus de nuit roule dans le silence de ses passagers endormis. Tous sauf toi, assis à l’arrière, le regard fixé sur la route qui défile. Pour aller où ? Tu ne sais pas. Dans ta poche, le flingue encore fumant, que tu caches comme si ta vie en dépendait. Il ne faut pas que l’on te suspecte, il ne faut pas que l’on te retrouve …

Tu viens de Detroit, as grandi dans les ténèbres des nuits passées à casser les voitures avec tes potes, parce qu’il n’y avait que ça à faire ; parce que la vie vous appartenait, à vous, les orphelins de la rue et qu’il n’y avait personne pour vous dire de rentrer, qu’il est tard, qu’il y avait école le lendemain matin. Ceux dont personne n’avait voulu, pas même leur mère. Des putes, probablement. Vous étiez des ados insouciants, capables de vendre de la drogue pour se faire de l’argent de poche, puisque l’argent ne faisait pas partie de ce que l’orphelinat offrait comme prestations de service. Une mauvaise fréquentation en entraînant une autre, tu t’étais retrouvé à faire partie d’un gang, leur tatouage sur le dos et leurs idées mauvaises plein la tête. T’en as passé des nuits au poste, à attendre qu’on vienne te chercher tout en sachant qu’il n’y avait personne pour le faire. Pas de famille, pas de tuteur, rien. Ni modèle, ni repères. C’était toujours une assistante sociale où quelque chose comme ça. Elle signait les papiers de libération et puis te faisait la morale pour mieux voir l’histoire recommencer quelques jours plus tard. Un cercle vicieux de bêtises auxquelles ne succédait jamais aucune punition digne de ce nom. Comment tu veux punir un enfant qui n’a personne à décevoir ? Quand personne ne t’aime ni ne croit en toi, tu n’aimes et ne crois en personne, c’est la base quand on n’a pas de parents.

Après ta sortie de l’orphelinat : Dix ans de magouilles à vivre dans la violence et l’illégalité sans jamais te salir les mains. Pour en arriver au point crucial de cette histoire, celui ayant eu lieu hier, en milieu d’après-midi : Tu as tué un homme. D’une balle dans le dos. Pour un braquage de bijouterie, une sale affaire qui s’est terminée en fusillade quand les sirènes de police se sont faites entendre au loin. Tu as paniqué, t’es laissé surprendre par le propriétaire de la boutique essayant de s’enfuir et tu as tiré, presque trop facilement, sans même t’en rendre compte. PAN ! Le coup était parti. L’homme est mort, tu as pris la fuite en sautant dans le premier bus à destination de nulle part. Dans toute ta précipitation, tu n’as même pas regardé le nom du terminus …

La tête appuyée contre la vitre, tu t’interroges. Que vas-tu faire maintenant ? Même si les flics ne te retrouvent pas, te voilà condamné à l’exil. Certes, tu n’avais quasi rien à Detroit, mais la ville t’appartenait. Tu étais quelqu’un, un mec craint et respecté, qui faisait ce qu’il voulait et que personne ne venait emmerder lorsqu’il lisait ses bouquins de tapettes. Si le gang ressemblait plus à une meute qu’à une famille, tu avais tes compagnons pour tromper la solitude et être solidaires.

Ici, au terminus du bus qui se gare dans la lumière de l’aube, tu descends, les mains dans les poches car tu n’as pas eu le temps de faire tes valises. Boston, ville inconnue où tu n’es personne et où personne ne te connait. En d’autres termes : Tu peux être qui tu veux.

Tu ne sais pas ce qu’il convient de faire … Ne pas faire de vagues pour commencer, histoire de ne pas attirer l’attention des autorités. Devenir quelqu’un de rangé ? En profiter pour te créer une nouvelle vie, loin de celle, destructrice, de la rue ? C’est vrai que tu étais plutôt bon à l’école, tu pourrais reprendre tes études, toi qui n’a jamais cessé d’apprendre dans les livres, même après ta sortie du système …

Arrête de rêver ! Avant de fantasmer sur une vie calme et paisible, où étudier pour te construire un avenir serait la seule de tes préoccupations, tu vas devoir te sortir les doigts du cul et te trouver un job car tu n’as que quelques dollars en poche et ne sais même pas où tu vas bien pouvoir rattraper ta nuit blanche. Libre comme l’air, peut-être même recherché par la police de Détroit, tu sors une clope, l’allumes puis tires dessus en regardant la vie s’animer au fur et à mesure que l’heure avance et que tu restes planté là, décoiffé, devant l’arrêt de bus, encore choqué du tournant que vient de prendre ton existence.

Aujourd’hui est le premier jour de ta vie de meurtrier. Paradoxalement, c’est aussi celui où tu décides de devenir, si ce n’est un mec bien, un mec qui n’a plus rien à voir avec toutes ces conneries. Un civil. Une seule chose est claire dans ton esprit : c’est fini. Tu ne veux pas être le prochain cadavre à tomber pour des bagues et des colliers qui ne valent que le prix qu’on leur donne ; tu préfères donner plus de valeur à ta peau qu’à des billets verts. Dans toutes les concessions que tu t’apprêtes à faire pour rentrer dans le rang de cette société qui n’a jamais voulu de toi, tu espères te fondre dans la masse et ne jamais avoir à payer pour ton crime.

Le mégot tombe par terre, tu l’écrases. Il est temps de voir si tous les orphelins peuvent compter sur la chance et leur bonne étoile.