Qu'est-ce qu'on peut raconter sur une fille comme toi ? Tout et rien à la fois. Tu viens de New Mexico, mais normalement t'aurais dû naitre au vrai Mexique et pas dans ce coin des Etats-Unis qui ressemble plus à un décor de théâtre pour faire croire à ceux qui ont quitté le navire qu'il leur reste un peu de patrie au fond du coeur. Dit comme ça il semble que ça sonne comme une plainte, t'aime bien les USA avec ses armes à chaque coin de rue, son racisme déguisé et son hypocrisie envers les petites communautés, ça c'est sûr et certain. Mais t'es la seule de ta famille à avoir été expédier de l'autre côté de la frontière, ça te fait un froid dans la cage thoracique malgré le fait que tu sais pertinemment que des milliers de personnes tueraient pour être à ta place. La vérité c'est que ton père était dans le milieu de la drogue, et on s'emballe pas, c'était pas le grand baron comme Pablo Escobar mais plus l'un des larbins, rien de bien glorieux et t'en sais pas plus à part qu'il a du faire des choses avec le parental advisory nécessaire. La preuve, à l'heure actuelle on ne sait même pas où est son corps ou même si il y en reste un morceau, le monde de la drogue est tellement impitoyable. T'es triste quand t'y pense, mais surtout pour ta mère en fait, toi tu l'as pas connu donc ça te pince le coeur, mais c'est juste une silhouette floue qui s'éloigne, tu ne l'as jamais vu. C'est pour ça que tu t'es retrouvée ici, vous êtes toutes les deux venues après l'annonce de sa disparition. Ta mère a tellement bossé pour se payer ce voyage et les papiers sans demander l'aide de la "société" de ton père qui invitait pourtant pour prendre en charge une partie des frais comme dédommagement. Elle a refusé, l'argent sale elle en a eu marre, elle a jamais demandé une vie de truand avec des billets verts tâchés de sang, c'est une femme respectable. Du coup cette dette s'est transformée en une sorte d'argent de poche mensuel pour toi, pour combien de temps ? T'en sais rien, mais depuis t'as toujours eu une petite enveloppe glissée dans la boite aux lettres.

T'es arrivée à New Mexico comme les autres, ou du moins à peu près. T'as dû apprendre à être une latina, t'es née peu de temps après que ta mère se soit installée là-bas, donc officiellement t'es une américaine et la culture de ton pays tu l'as appris au milieu des quartiers drôlement influencé par les accents texans. T'as vécu ta petite vie dans un endroit pas horrible, mais ce n'était pas New York non plus. T'as fréquenté des écoles dont on ne parle que pour justifier la violence grandissante dans le pays, les petits trafiques et les agressions à l'ombre des ruelles. C'était ta vie, ta mère t'a toujours répété que ça aurait été pire chez votre ancien chez vous, qu'ici t'étais plus libre quand même, à condition de faire profil bas. C'est ce que t'as fait plus au moins devant elle, tu te tenais à carreau mais ça t'as pas empêché de faire le mur dès l'adolescence, d'expérimenter pour la première fois des choses qui t'ont retourné la tête, de suivre les plus grands dans des histoires qui ne se finissaient pas comme dans les contes de fées. Mais t'as grandi en apprenant des choses importantes, la valeur de l'argent, l'entraide pour s'en sortir, l'importance de se serrer les coudes. T'as aussi découvert la littérature espagnole avec des livres trainant dans les vieilles maisons des abuelas de tes amies et la magie du théâtre de rue. New Mexico t'en a fait bavé mais t'as ouvert les yeux sur les valeurs qui te permettraient de grandir.

Tu t'es forgée, t'aurais pu devenir comme ces filles qui font le trottoir, qui se retrouvent marier à seize ans au caïd du coin et qui ont trois enfants deux ans après, elles sont là à se trainer et se laisser malmener par les premiers venus. Les seuls modèles qui t'ont poussé à ne pas te laisser faire étaient dans les livres que tu dévorais et les pièces de théâtre que tu observais au travers un trou de planche menant à une scène de fortune. Tu t'imaginais galérer, devoir te vendre pour espérer vivre un minimum sans compter sur ta mère qui entre temps s'était remariée et avait eu d'autres enfants. Tu veux pas être un poids pour quelqu'un, alors t'as relevé ton menton et tu t'es trouvé une belle tenue, tu t'es faite coiffer et maquiller et t'as toqué à cette porte qui fait rêver les meilleurs étudiants. Tu t'es saigné pour y arriver, t'as travaillé durant des mois pour te payer le trajet, l'hôtel sur place, tout pour réussir ton entrée à la meilleure université qui te permettrait d'élever un peu le niveau de vie de ta famille quand tu aurais enfin eu une travail.

T'as tremblé le jour de la réponse, tu t'es écroulée sur ton lit, t'as pleuré aussi. Puis t'as tout simplement fait tes valises et t'as embrassé tout le monde, t'as jeté un dernier regard à cet appartement qui t'a vu grandir dans une banlieue sentant constamment les épices puis t'as embarqué dans l'avion en direction de Cambridge.