Shirley m'a appellé pour m'inviter à souper avec elle puisqu'elle est seule ce soir, Jason étant au boulot. C'est pas la première fois et, mine de rien, j'aime bien ces soirées avec ma belle-soeur, alors je me suis organisé pour me libérer. Comme d'habitude, on s'est commandé un truc et on a finit installés sur le canapé à regarder un film et discuter d'un peu tout et n'importe quoi. Là où ça a fait différent, c'est que mon frère est finalement rentré assez tôt, en tirant une tête d'enterrement. Je déteste quand il est comme ça : ça veut dire qu'un truc s'est mal passé. Le plus souvent, c'est que l'un de ses collègues est blessé ou que l'un de ses dossiers a fini sur un échec.

Sans dire un mot, il retire ses bottes et passe en cuisine avant de venir nous rejoindre au salon. Une bière à la main, il se laisse tomber dans le fauteuil avec un soupir aussi discret qu'un typhon sur les côtes. Après une longue rasade, ses yeux se posent sur moi et il se décide à rompre le silence qu'il a fait planer depuis qu'il est apparu dans le cadre de la porte.

- Oliver…

Pas "Crevette" comme d'habitude, pas "Oli", comme souvent… "Oliver"... Le fait que mon aîné prononce mon premier prénom au complet me file un long et désagréable frisson le long de l'échine. Je veux partir. Je veux pas savoir la suite. Je veux pas son "Il faut qu'on parle." qui ne manquera pas. Je veux rentrer à l'appart et aller dormir dans les bras de mon copain. Ou même à la Lowell House, tout seul, s'il le faut! N'importe quoi plutôt qu'un…

- Il faut qu'on parle, dit-il quand même et j'en ferme les yeux d'appréhension.

Je déteste profondément les conversations sérieuses, les ambiances lourdes. Sauf qu'avec mon frère, je peux pas m'en sortir en blaguant ou en essayant de paraître léger. Il me connaît depuis que je suis né, il connaît toutes mes failles. Essayer de fuir avec lui, c'est juste pas possible.

- J'ai eu des nouvelles de notre mère.

Brusquement, j'ouvre les yeux pour le fixer.

- Maman!? Qu'est-ce…?

Un début de phrase sans but. Je ne sais pas quoi demander. Je ne sais pas quoi dire. J'ai toujours voulu la revoir depuis qu'elle est partie. Après toutes ces années, est-ce…

- Elle est malade, Oli, laisse-t-il tomber.

Il est plus sérieux que jamais et j'ai l'impression que, quelque part en moi, quelque chose se brise. Ce n'est pas seulement qu'elle est malade; c'est qu'elle est mourante.

- NON!! criais-je en me levant d'un bon du canapé. Ça peut pas…! C'est pas…!

Mes mains maltraitant ma tignasse, je fais les cents pas dans le salon. Je dois bouger. Je sais plus parler, alors je dois bouger. Les idées se bousculent dans ma tête et j'évacue le stress et les émotions qui me prennent soudainement comme un raz-de-marée. Je ne peux pas la perdre!! Pas alors que j'ai seulement mes souvenirs d'enfances à son sujet. Je veux la voir!! J'ai toujours voulu la revoir, mais j'ai jamais eu l'ombre d'une piste pour savoir ce qu'elle était devenue! Elle peut pas disparaître comme ça! Je ne peux pas la…!!

- Il nous a demandé de venir à son chevet, explique mon frère, très calme, en me suivant du regard.
- Qui? Demandais-je sans trop m'en soucier, continuant de marcher.

Son médecin? Son mari? Son psy? J'en sais rien! Ça m'importe pas vraiment : je suis déjà en train de planifier mon départ.

- Notre demi-frère.


Sa main filant entre mes mèches me tirent un frisson de bien-être et je me laisse aller à la caresse, arrêtant mes mouvement et fermant les yeux pour quelques secondes.

- Tu avais les cheveux bouclés quand tu étais plus jeune, me fait-elle remarquer. Presque comme un petit mouton.

Mes paupières se soulèvent tranquillement pour la regarder. Assise au pied du lit, emmitouflée dans un grand peignoir, elle a un sourire doux, bien qu'un peu triste.

- Ils ondulent encore si je les laisse prendre de la longueur. Quand ils sont mouillés également, l'informais-je riant doucement, plaçant le t-shirt que j'avais en main dans mon sac.

Elle me scanne avec attention, suit chacun de mes mouvements et, moi, entre chacun d'eux, je ne peux m'empêcher de lui rendre son regard. Jason et moi, avons les mêmes iris qu'elle. Et si Jay est un fier descendant des Davis, c'est évident que moi, je retiens de maman. C'est peut-être un détail insignifiant pour certain. C'était une tare selon le paternel. De mon côté, je trouve ça super.

Jason est reparti très peu de temps après l'opération. L'état de maman s'est largement amélioré dans la semaine qui a suivi notre arrivé, comme un petit miracle, alors il est retourné à Boston pour reprendre le service. Déjà, en temps normal, c'est difficile de le faire sortir du boulot, alors maintenant que ça va... Et puis, le lien ne se refait pas vraiment avec maman. Probablement parce qu'il était plus vieux quand elle est parti et qu'il a souvenirs de certains épisodes dont je n'avais pas conscience. À peine passé la dizaine à l'époque, il voyait les choses différemment de moi et j'ai l'impression que de venir à son chevet était une tâche qu'il devait faire par ...respect, disons, plutôt que par réelle envie de la retrouver. Il n'a pas hésité à faire don, lorsqu'on a eu les résultats disant qu'il était compatible, mais là encore, j'ai plus l'impression que c'est parce que c'était "la bonne chose à faire". Un peu comme s'il était en service et que c'était son devoir. Il téléphone régulièrement cela dit, mais ce n'est pas tant pour prendre des nouvelles de maman que pour savoir comment, moi, je vais.

- Mon petit Oliver..., souffle-t-elle d'une voix nostalgique.

Sans réfléchir, j'arrête ce que je fais et m'assoie contre elle. Avec un petit soupir, elle me serre dans ses bras, me câlinant encore. Être capable, j'en ronronnerais! C'est depuis que je peux passer du temps avec elle que je réalise à quel point y avait un vide en vrai.

- Je suis désolé..., commence-t-elle avant que sa voix ne se brise.
- C'est rien, t'en fais pas, lui assurais-je, posant un baiser sur sa joue et la serrant à mon tour. On est ensemble là, c'est tout ce qui compte, souris-je. On s'est retrouvé.

Personne ne l'avait prévenue qu'on nous avait contacté : Sam, notre demi-frère, nous a appelé sans qu'elle ne soit au courant. Il a parcouru le bottin du pays pour nous avoir une correspondance et a fini par tomber sur le numéro de Jason! Le soir même Jason me lâchais la bombe après avoir essayé de la digérer lui-même. Le lendemain, on atterrissait en Virginie. Les premiers contacts ont été un peu akwards avec Sam, mais on a simplement tout mis de côté pour se rendre à l'hôpital où on a filé direct à la batterie de tests. Cependant, lorsqu'on a passé la porte de sa chambre et que maman nous a vu, personne n'a eu besoin de nous présenter; ses yeux se sont éclairés d'émotions contradictoires, la surprise s'est peinte sur son visage, elle a murmuré nos prénoms et a éclaté en sanglots.

Plusieurs semaines ont passés depuis nos retrouvailles, et si elle est encore faible, elle reprend du mieux chaque jour. Elle se déplace désormais dans la maison et le jardin, lentement, mais sûrement. J'ai passé tout mon été avec elle. On a appris à se connaître au final. Et si le petit frère est parti au Summer Camp d'Harvard pour une immersion, il m'a bien fait comprendre que s'il arrive quoi que ce soit à maman, que je devais l'appeler. Parce que c'est SA mère. Point barre. Pas d'argumentation possible. Je sens qu'on va bien s'amuser à la rentrée! En vrai, je ne sais pas exactement pourquoi il n'est pas capable de me cadrer. Peut-être parce qu'il n'est soudainement plus enfant unique? Je sais pas.

- Tu m'enverras des photos? Et tu en prendras des compétitions de Sam? Demande-t-elle encore une fois.
- Promis! Répondis-je encore une fois.

Je n'ai pas songé à mon appareil photo les premiers jours que j'ai passé ici. Par habitude, il a fait parti de mes bagages même si j'ai bouclé mon sac à la hâte. Tout comme mon nécessaire de dessin que je traine normalement en cours. Sauf que ça m'a pris du temps avant d'y toucher à nouveau. Ensuite par contre, ça m'a fait plaisir de lui montrer. De voir qu'elle apprécie ce que je fais, ça me met le coeur en fête. Je n'ai pas pu lui montrer aucune toile par contre, puisque j'ai éclaté mon ancien cellulaire et que j'ai laissé mon ordinateur à Boston.

- Ha! D'ailleurs...

Un instant, je fouille dans la poche de mon jeans pour en extirper mon tout nouveau téléphone. D'une main, j'active la fonction selfie de l'appareil photo et tente de nous cadrer.

- Oli, s'objecte-t-elle en riant sans toutefois vraiment me repousser. J'ai l'air de rien comme ça!
- T'as l'air de ma maman, j'ai pas besoin de plus, contrais-je en regardant l'objectif.

Sur l'écran, je vois son sourire vacillé et ses yeux s'embrumer rapidement, mais lorsque je songe à baisser le bras et laisser tomber, elle m'offre alors un sourire des plus radieux.


À la sortie du bus, je dépose mon bagage un moment pour m'étirer correctement maintenant que je suis plus coincé comme une sardine. Une fois que mes articulations ont bien craqués de partout ou presque, je consens à passer de nouveau les bretelles de mon vieux sac de voyage et faire quelques pas. J'en ai pas pour longtemps avant d'arriver chez Jason, mais ça me fait quand même étrange : j'ai l'impression qu'une éternité est passé depuis que j'ai remonté cette rue pour la dernière fois. Y'a tellement de trucs qui ont changés!

Je suis de retour à Boston, et très bientôt, je foulerai à nouveau le sol d'Harvard. J'aurais pu rester et prendre une session sabbatique, mais… je ne sais pas… j'aurais l'impression d'abuser à rester encore. J'ai passé deux mois là-bas. Ça semble court et long à la fois. Et tout aux retrouvailles, je n'ai pensé que tout récemment à tout le monde que j'avais laissé en plan. J'ai râté le Summer Camp, même si, déjà, ce n'était pas prévu que j'y aille. J'ai bousillé le voyage qui était prévu ...et sensiblement tout ce qui allait avec. Je suis parti sans prévenir personne réellement : quelques messages envoyés depuis l'avion, dont je ne sais même pas si la moitié se sont rendu puisque mon téléphone est allé embrasser le sol de l'aéroport à peine arrivé là-bas. Il n'était déjà plus en très bonne condition puisque je l'avais balancé contre un mur après un excès de colère suite à cette engueulade après le Spring Break, mais j'essayais de le faire survivre tant bien que mal depuis cet épisode. Sauf que là; plus rien. On peut pas faire de miracles. J'ai pas pu récupérer une seule donnée, donc adieu le bottin de contacts! Et comme j'ai une mémoire de poisson rouge pour tout ça… J'ai eu de la chance d'en avoir quelques uns en note dans un cahier que Shirl a retrouvé et m'a communiqué. J'ai donc pu reparler avec certaines personnes. M'enfin, un en particulier. Et ...disons que ça s'est pas très bien passé. Alors, espérons que ce soit mieux avec les autres!