Je regarde par cette fenêtre leurs silhouettes jeunes, et je me demande combien d'entre eux ont un jour connus la vraie douleur, celle qui donne envie de crever parce que plus rien ne vaut le coup. Je me demande combien d'entre eux ont un jour eu vraiment faim, qui parmi eux à vu un de ses amis mourir, ou vu la vraie misère, celle laquelle contre laquelle on ne peut rien tant elle est grande. Et on pourrait donner sa vie en échange de tout un peuple que ça ne changerait rien. Combien d'entre eux se sont déjà demandé pourquoi des gosses à l'autre bout de la terre vive dans des décharges, pêchent le requin à douze ans ou dorment avec la menace de crocodile juste à coté. Combien d'entre eux connaissent la vraie sêcheresse, les moussons ou le froid d'un hiver polaire. Ce qu'il voit dans ce campus en bas de sa salle de classe en buvant son café dans un gobelet qui se veut classe parce que c'est Havard, n'a rien de représentatif à l'échelle mondiale. Ici, ils sont si bien qu'ils en oublient les vérités de la Terre et quand ils étudient la médecine humaine ou vétérinaire, c'est pour ne soigner que le haut du grattin ou les animaux domestiques si dociles. Mais combien d'entre eux iront soigner les bêtes en pleine jungle ou en pleine mer, combien porteront des soins à un clochard ou à une migale? Tout semble mis sur une estrade ici. Il y a étudié il le sait, et son passé de gamins issus à moitié de Seattle, à moitié des iles Fidji, semble si loin. Je ne dois pas faire partie de la norme des professeurs et pourtant, il semble que j'y ai une utilité. Qui sait, les ours aussi peuvent être civilisés et tant que je peux tenter de sensibiliser ces gamins aux causes environnementales, peut-être que je pourrai faire quelque chose d'eux.

Ma vie s'est résumé à des allers retour entre les iles du Pacifique coté Asie du sud est, et les Etats-Unis, et on arrivée à Harvard a été un changement radical, loin de moi le surf, l'escalade sauvage et le vent puissant de l'océan. Loin de moi tout ce dont j'avais besoin, je me suis rempli la tête sous l'espoir de mes vieux de me voir aller plus haut en mémoire de ces peuples laissés pour compte, et ces animaux braconnés, maltraités et en voix d'extinction, mais le monde est bien moins simple. Alors je suis dévenu professeur en période scolaire et zoologiste en période creuse. J'aurais pu bosser dans une clinique vétérinaire comme pas mal de monde mais c'est pas entre quatre murs qu'on peut changer le monde. Etre aveugle n'est pas dans mes habitudes et c'est bon pour ceux qui flippent du dehors, bien coucouner entre médocs et hygiène médicale, mais l'adrénaline que procurent les soins de bêtes à l'état sauvage est bien plus grand et je m'en nourris. Parfois certains étudiants me suivent, sous financement de l'université. Pourtant je viens de rien, un appartement miteux avec des parents ouvriers à Seattle, un marriage banal, un frêre ainé qui a fini en taule et une petite soeur qui n'est que sécrétaire mais qui le vit bien. J'ai repoussé des murs et c'est ce qui vaut le coup d'être vécu. C'est aussi pour ça que je continue d'apprécier Harvard sans le coté snobinard que l'on sent comme un après rasage collectif.

Je me suis marié à 23 ans, elle est magnifique, de bonne famille, une harvardienne également et brillante. Un peu trop peut-être. Trop coincé et casanière, après plusieurs années, elle a décidé de me faire cocu pendant que j'étais en voyage scientifique. Je lui avais proposé de me suivre, mais années après années, elle avait décrêté qu'on avait plus l'âge pour ça. Que les choses soient claires, même quand mes couilles ne seront plus que des pruneaux défraichis, je courrai encore dans les jungles ou les marécages. Probablement frustrée de mon refus d'abandonner mon travail et de ne pas vouloir d'une vie enfermé dans un bureau ou dans une clinique, elle m'a demandé le divorce. Je ne pensais pas qu'elle en arriverait là mais elle a obtenu ce qu'elle a voulu quand elle est revenu un soir et m'a avoué être enceinte mais pas de moi. Mon sang n'a fait qu'un tour. De nature fidèle, ça a été compliqué pour moi de lui pardonner et pourtant j'y suis arrivé, et le premier gosse est né. Pas le mien, mais elle n'est pas arrêté là. Quelques mois après la naissances du petit, elle m'annonce qu'elle est de nouveau enceinte, du même homme, et que cette fois-ci, elle a décidé de former une famille avec lui. Resultat divorce et me voilà à signer ce putain de papier, pour finir célibataire. Beaucoup me disent que je trouverai largement mieux et que ce n'était qu'une garce, mais je ne peux m'empêcher de penser qu'elle a juste trouver l'homme qui lui va, que je n'étais qu'un intrus. La vie ne donne pas toujours ce que l'on désire. Le célibat est devenu comme un soulagement au final, mais j'en ai franchement souffert et encore aujourd'hui, j'ai du mal. Finalement c'est mon job qui a causé ma perte et qui me sauve aussi. Mais tout ça, personne n'a besoin de le savoir. Je n'ai pas pour projet d'avoir des enfants, il y en a bien assez à qui je peux venir en aide sans en négliger un qui serait de mon sang. Ce n'est pas de l'égoisme, juste du bon sens. Ma vie privée est devenu quasi inexistante. Je suis souvent sorti, en voyage ou sur le campus, le silence de ma barraque ne me rappelant que trop l'amertume de cette séparation et le manque de confiance que j'ai en autrui. Pourtant j'aime à croire qu'ils ne sont pas tous comme elle. Mais à nous deux, nous sommes l'image de ce campus. Deux opposés qui arrivent à se cotoyer mais qui à la fin finissent pas se séparer car n'étant pas du même monde. Havard, c'est une biosphère isolée, avec autant de spécimens, de prédateurs que de proies et qui s'autosuffit en diversité humaine, pour le meilleur et pour le pire.