Y’a toujours cette phase après un événement marquant, tragique et qui vous retourne, cette phase de sidération. L’état de choc comme ils disent. En médecine, le choc peut être septique, il qualifie alors une infection majeure, choc hémorragique, quand on pert volume sanguin important, choc allergique, quand notre corps déraille après avoir été exposé à un produit allergène… Et dans la vie, y’a l’état de choc aussi : je n’étais pas celui dont les plaies risquaient de se surinfecter, je n’étais pas celui qui avait perdu des litres de sang sur le sol de cette immense salle de réception, je n’étais pas non plus celui qui avait du recevoir tout un tas de médocs pour me maintenir en vie. J’étais juste là, avec mes quelques éraflures. Physiquement là, physiquement bien, mais mentalement ravagé… Plutôt crever que de l’admettre, plutôt crever que d’en parler. « Dégagez j’ai rien à vous dire… » congédiai-je sur un ton mal aimable le pauvre psy que ma mère avait engagé pour écouter à tour de rôle chacun des convives de ses noces sanglantes. Je me levai, quittai la pièce en ronchonnant, bourru… Sauvons les apparences, laissant ressortir tous mes mauvais côtés, encore plus exacerbés. Bad Cole puissance dix. J’avais délaissé la chambre de l’un de mes meilleurs amis, Noah, tout ça pour écouter ce clown de psy de mes deux. Merci bien, j’avais autre chose à faire, pas de temps à perdre… Après tout j’étais désormais le VP de ma confrérie moi. Arpentant le couloir, je me répétais inlassablement que TOUT était la faute des Petrov(a), de leur famille de pourris, de leur famille de vendus de mafieux, ma façon à moi de gérer ma propre culpabilité, parce que je me revoyais sans cesse, désigner cette pièce comme étant la cachette de Nikolaï. Je revoyais les ruskovs l’ouvrir à la volée, et derrière cette porte la silhouette du grand brun apparaître puis s’écrouler sous leur tirs… Je les revoyais ces images terribles, ça me hantait jusque dans mon sommeil, mais je les chassais… Et la porte sur ma droite attira mon attention : la chambre d’Oksanna… C’était de SA faute. Rien à faire qu’elle soit faible, perfusée, alitée, attristée. Et puis merde, en plus ça l’avait bien aidé finalement, le martyr de la Eliot, elle avait gagné des voix ainsi. Peut être que j’aurais du demander à ce qu’on me garde dans un lit moi aussi, pour mes deux-trois coupures. Ca m’aurait fait une bonne pub pour ma campagne. J’étais jaloux, mauvais et très mal luné, trois bonnes raisons qui aurait du me faire rebrousser chemin et ne pas entrer dans cette pièce, ne pas affronter celle qui allait être ma présidente pour le restant de l’année, et pourtant… Je poussai la porte, entrai dans la pièce et allai me planter devant le lit où la blondinette semblait somnoler. Je me raclai bruyamment la gorge pour la tirer de son demi sommeil, sans bienveillance aucune.

J’aurais du rejoindre la chambre de Noah pour reprendre le guet pour m’assurer qu’aucun mather ne retenterait une visite au grand brun, ou bien rentrer à la Eliot House, que j’avais un peu délaissé au profit de l’aile de soins intensifs du bâtiment, où les bleus semblaient avoir signé un bail. Et pourtant, malgré ma mauvaise humeur, bien que je sache au fond de moi que c’était une mauvaise idée, je poussai la porte pour entrer dans la pièce qu’occupait Oksanna. La blonde endormie, je ne pris pas de pincettes pour la réveiller, m’y prenant sans douceur en me raclant la gorge bruyamment. Un sourire mauvais étira mes lèvres à sa réplique alors que ses prunelles me détaillait et qu’elle se redressait dans son lit. Elle me demandait ce que je voulais. « Prendre des nouvelles. Mais je vois que tu vas mieux à ce que je vois. C’est… » Dommage ? « …Bien. » Il manquait clairement de sincérité, mon –bien-. C’était que ça m’aurait arrangé, qu’elle reste hors course plus longtemps, que je puisse l’évincer, prouver à l’ensemble de la confrérie qu’une présidente convalescente ne faisait pas le poids face à nos rivaux. Et le fait qu’on soit officiellement de la même famille n’y changeait rien. Je m'approchai de son chevet, lentement, détaillant un instant la perfusion suspendue au dessus de son lit avant de reposer mes prunelles sur les siennes. J'ajoutai ensuite : « Et puis je voulais te féliciter. » Absence de sincérité totale, bis. « Pas pour la grossesse hein, ça j’imagine que ce n’est plus d’actualité. » Absence totale de tact. « Je parlais de ton élection à la présidence. Faut croire que les eliots n’ont pas peur de voir leur confrérie prise d’assaut par une bande de ruskovs armée jusqu’au cou. » ajoutai-je alors avec un sarcasme déplacé. C’est tellement facile de la détester elle, de reporter ma rage contre moi même sur sa petite tête blonde fatiguée. Et elle était là devant moi, dans son lit d’hôpital, une blouse hideuse en guise de tenue, le teint pâle, les yeux cernés, proie facile, cible facile. Décharge parfaite pour me défaire de cette culpabilité qui me bouffait malgré moi.

Ca commençait par de la fausse cordialité. Vous savez, trop de politesses, trop de sourires crispés, trop trop trop. Trop pour être honnête. Trop pour être vrai. A l’image de mes félicitations pour son élection, qui n’étaient en fait qu’un prétexte pour glisser un commentaire piquant sur sa grossesse et pour mieux ramener la discussion sur l’assaut qui lui avait fait faire une fausse couche. Sensibilité zéro. Furieux. Démoli. Anéanti. Bouffé par une culpabilité que je ne pouvais pas assumer, alors c’était elle aujourd’hui qui allait prendre, qui allait morfler. Ca servait à ça aussi une sœur non ? A passer ses nerfs ? Et malgré son état, malgré son hospitalisation, je devais reconnaître que la blondinette avait du répondant. Ne se laissant pas troubler ou atteindre par mes paroles, elle n’hésita pas à répliquer sur le même ton que le mien. Renversant les propos implicitement accusateurs de mes mots, les retournant contre moi, elle me souffla que si assaut il y avait, je n’aurais qu’à me taire pour éviter qu’un tel drame se reproduise. Je déglutis, humidifiai nerveusement mes lèvres… Non je ne porterais pas le chapeau pour tout ça, pas quand c’était SON père à elle, qui avait la cause du raid des russes. Alors histoire de lui rappeler aussi qu’avant que je n’intervienne, il y avait déjà eu des blessés grave, je demandai avec un air mauvais : « Et ce cher Adam, tu as des nouvelles ? Comment va-t-il ? » Mais il en fallait plus pour rabattre le caquet de miss Petrova, qui utilisa mon intervention foireuse au mariage comme justification de ma défaite à l’élection présidentielle de la confrérie, me retrouvant ainsi hiérarchiquement parlant en dessous d’elle, au poste de simple VP. Selon elle, les membres auraient eu peur de me donner des responsabilités. « Parce que c’est sûr qu’une fille qui zappe de prendre sa contraception, c’est quelqu’un de très fiable par contre… » Je l’attaquais de nouveau sur sa grossesse, puisque ça semblait être le sujet sensible. Appuyons là où ça faisait mal. Et connaissant Oksanna, je me doutais que cet enfant qu’elle avait failli avoir avec Misha n’avait jamais été programmé. La demoiselle était du genre carrée, à faire les choses dans l’ordre. Mariage avant bébé et tout le tralala. Si je n’hésitais pas à enfoncer le couteau dans la plaie, mon interlocutrice en faisait de même, en amenant Noah, l’un de mes meilleurs amis, fidèle allié et directeur de campagne, sur le tapis, concluant que si il avait connu le déroulement de la réception du mariage, il se serait surement abstenu de me soutenir. Ma colère monta, grondante, en écho à la culpabilité qui me ravageait. Parce que les mots d’Oksanna résonnaient bien trop en moi pour que je ne les ignore : j’étais responsable de l’état de santé de ce pauvre Noah. Il était là bas, entre la vie et la mort, par ma faute. Mais je ne voulais pas l’entendre, je ne pouvais pas m’y faire à cette idée. Et c’était tellement plus simple d’attaquer que d’assumer. Je m’approchai un peu plus de la jeune femme : « Il aurait voté pour qui ? Pour toi ? Parce que tu t’es pris une balle dans le ventre tu crois que tu vaux mieux que moi ? T’as pas été fichue de sauver ton bébé et tu oses jouer les donneuses de leçon ? Enfin ça t'arrangeait peut être de faire cette fausse couche en fait, changer des couches tout en dirigeant la plus prestigieuse confrérie du campus, ça aurait été mission impossible pas vrai ? »  

Si son but avait été de me pousser à bout en abordant Noah et son coma, elle n’allait pas être déçue du voyage. En effet, sans aucune gêne et sans me mettre une seule seconde à sa place, blessé par ses précédents mots, je contrattaquais. Ma meilleure arme c’était ça : appuyer là où ça faisait mal, tout comme elle avait su si bien le faire quelques minutes auparavant. Son bébé, la balle qu’elle avait prise pour sauver Misha, sa fausse coucher ensuite. Et sa réaction ne tarda pas : attrapant sa lampe de chevet, je dus faire un bond sur le côté pour échapper à l’objet qui vola dans la pièce et s’écrasa avec fracas contre le mur derrière moi. Elle m’hurla dessus de m’en aller, qu’elle n’était ni ma sœur, ni ma mère, ni Kyla, qu’elle ne passera pas par quatre chemins pour me dire ce qu’elle avait à me dire, que je n’avais plus qu’à m’en aller avant qu’elle appelle la sécurité. « Appelle les donc, profite d’avoir cette petite sonnette, ce précieux bouton rouge. Tu ne l’auras pas toute l’année Oks, cette porte de sortie pour me faire dégager. On va devoir apprendre à se supporter, parce qu’on le veuille ou non, qu’on l’accepte ou pas, ils nous ont choisi. Toi ET moi. » Duo improbable, dont la hiérarchie, Oksanna dirigeante et moi son bras droit, me déplaisait déjà. A mon avis cette lampe de chevet était le premier objet à valser d’une longue série d’autres… Je m’approchais, malgré son lancer violent précédent, venant me planter devant elle, croisant les bras pour adopter son attitude, soutenant son regard pour ajouter : « Et je ne suis pas venu pour te faire chier, juste pour… » Défouler mes nerfs, trouver un bouc émissaire, décharger ma culpabilité… Certes… Mais aussi, et ça allait surement me couter de le dire : « Parce que c’est insupportable d’aller le voir lui, de le voir brancher à ces fichues machines, rester inerte, inconscient… Ne pas savoir quand il va se réveiller, si il va se réveiller… » Noah. L’un de mes meilleurs amis. Et j’avais pas besoin qu’elle me le dise pour le sentir, ce poids de la culpabilité. Si on n’avait pas été amis, il ne se serait jamais pointé à ce fichu mariage. Peut être que si j’avais pas ouvert ma bouche, en désespoir d’aider Vic, peut être que la bande de russes n’aurait pas foncé en direction de sa planque… Si, si, si… Avec des si… Je sentis mon mur de désinvolture et de provoc’ se fissurer après ces mots. Mes bras tombèrent le long de mon corps et je soufflais simplement, ébauchant un mouvement de recul vers la porte : « Je suis désolé, j’aurais pas du venir te voir… Je te laisse te reposer. »