Tu as veillé tard cette nuit pour réviser ton contrôle de demain. Tu la fais de ton plein gré, parce que tes études te plaisent, et aussi parce que tu n'arrivais pas à trouver le sommeil.
Tu as à peine dormi, c’était une de ces nuits d’insomnie. Ça t’arrive de plus en plus régulièrement, alors ces nuits, tu les passes à ta fenêtre avec un joint pour te calmer l’esprit en attendant de pouvoir t’endormir une heure ou deux avant le lever du soleil. Mais à un couché difficile s’accompagne un réveil difficile. Ce matin particulièrement.
Tes yeux sont encore mi-clos, ça n’est pas la longue douche chaude que tu as pris qui va arranger les choses. Tu as réussi à enfiler un jean, ton t-shirt préféré et un sweat qui traînait là sans ouvrir les yeux depuis ton réveil. Quand tu croises ton regard dans le miroir, l’ensemble te plait. Un coup de maquillage pour cacher les cernes et le tour est joué. Ça fait trois hivers que tu retires petit à petit tes couches de vêtements, persuadée qu’à la longue ton corps s’habituera au froid (ça n'a jamais marché), mais dès que tu mets un pied dehors tu regrettes ton choix immédiatement. Ta veste ne suffit pas à te couvrir, tu sens le froid envahir ta peau et si tu ne tombes pas malade aujourd’hui c’est un miracle.

La journée démarre sans vraiment te demander ton avis. Il est déjà 10h et tu te diriges vers un Starbucks. Ton café quotidien est nécessaire, au risque d’arracher la tête du premier qui te parle avant que tu es englouti ta tasse.
L'endroit est bondé comme toujours. Tu attends quelques minutes dans la queue avant que vienne ton tour et tu commandes ta boisson habituelle. Tu scrutes l’intérieur de la salle à la recherche d’un coin où te poser, tu ne veux définitivement pas retourner dans le froid de Cambridge. Les tables sont toutes occupées et seulement deux chaises sont libres. L’une est à côté d’un homme, la quarantaine, le crane dégarni et un sourire pervers collé sur son visage, l’autre à côté d’un jeune homme. Tu n’y réfléchis pas à deux fois, dès que tu entends ton nom sortir de la bouche du barista tu attrapes ta commande et te presses jusqu’à la chaise avant que quelqu’un ait la même idée. Tu t’assieds. Sans demander la permission. La pensée qu’il attendait peut-être un ami ne t’a traversé l’esprit qu’après être installée. Ton frère te répète trop souvent que ton manque de manière lui fait honte. T'as pas grandi dans le même milieu que lui, alors alors la politesse choses ça t’a toujours ennuyé. Tu regardes l’inscription sur ton gobelet, c’est inscrit “zizi” dans une écriture hésitante. Tu grimaces. “Merde il a encore rien compris à mon nom.” Tu essayes de comprendre comment il a pu entendre "zizi" à la place de ziggy mais ça reste un mystère. Tu te rappelles que ça fait bientôt 30 secondes que tu es assise à la table d’un complet inconnu, alors tu le dévisages les yeux écarquillés en espérant déchiffrer ses émotions pour savoir si oui ou non il va te coller une gifle pour t’être incrustée dans son espace vital. (tu l’aurais fait, si ton café n’est pas encore ingurgité personne n’a le droit d’entrer dans ce périmètre.) Tu ne le quittes pas des yeux (il a un visage agréable à regarder, ça rend la tache facile) et tu attrapes dans ton sachet le deuxième muffin que tu as pris pour le déposer devant lui. “Tiens, j’ai pris ça pour toi.” Tu ne réalises pas vraiment qu’il doit te prendre pour un ovni ou bien une psychopathe qui le traque.

Il décide finalement d'accepter ton offrande pour la déposer un peu plus proche de lui et tu considères que ta place assise a été méritée. C'est déjà un premier pas. « Il est pas empoisonné, hein. » Alors que sur son visage se lit encore la confusion, il te demande si vous vous connaissez. Intérieurement, tu rigoles, tu te l'imagines en train d'essayer de se remémorer toutes ses soirées passées, à te chercher dans la foule qu'il a croisé. Tu pourrais te contenter de la vérité, mais ça n'est pas ton genre. Tu le regardes droit dans les yeux, un regard accablé.
« Attends... Tu te souviens plus de moi ?  » Tu mimes sur ton visage l'expression de ton cœur brisé. Tu surjoues carrément ton rôle en retournant ton visage dramatiquement. « Comment tu as pu m'oublier... ? Je suis... ta mère. » Après une pause théâtrale, tu exploses de rire. Tu reprends ton sérieux en te raclant la gorge, et tu lui tends la main. « Non, on s'connait pas. Moi c'est Ziggy. Avec deux G. Pas zizi. Enchantée monsieur.. » Tu zieutes sa boisson pour plus d'informations. « ..Cappucino. » Tu gobes ton muffin en quelques bouchées et tu ne prends même pas le temps de terminer ton morceau avant de reprendre la parole (il est 10h du matin, tu meurs de faim, tu as peur que si tu t'arrêtes, quelqu'un viendra voler ton gâteau). Il faut peut-être que tu lui expliques pourquoi tu viens de sauter sur la chaise à côté de lui. « C'était la seule place assise. » Tu pointes du doigt l'autre siège restant, à côté du gros dégueulasse. « Et t'avais l'air plus accueillant que lui là-bas. » Tu attrapes l'une des serviettes fournies dans ton sachet et essuies enfin les miettes autour de ta bouche. « Prend ça comme un compliment. » Tu remarques le magazine qu'il bouquinait avant que tu ne débarques. « Tu lis quoi ? Question de rhétorique. A la couverture, tu as déjà reconnu la revue, le numéro et tu te souviens qu'il fallait que tu l'achètes en retournant chez toi.

Nate. C'est un prénom commun, mais t'aimes bien. Ça sonne bien et ça lui va bien. Tu essayes de le noter dans un petit coin de ta tête, pour ne pas l'oublier. Tu continues d’enchaîner tes paroles, tu oublies que quand tu viens de boire un café, tu n'arrives plus à t'arrêter. D'un coup, tu as un surplus d'énergie.
Parfois tu le mets mal à l'aise dans ton extravagance, mais tu n'y fais pas attention. Tu ne te préoccupes plus vraiment de savoir ce que les gens pensent de toi. T'as appris à ignorer leurs remarques, au point d'en être devenue désinvolte, et ça ne plait pas à tout le monde. Mais des ennemis, comme des amis, il faut de tout. Alors tu préfères te mettre à l'aise que de te forcer à respecter chaque règle de bienséance (et tu détestes quand ton père te le fait remarquer). Mais au moins, t'es rassurée, parce que tu as réussi à le faire rire au moins une fois. "Hé, faudrait que tu sourisses plus souvent. T'as un joli sourire." Tu le penses sincèrement, mais tu veux voir sa réaction aux compliments. Tu as toujours trouvé ça adorable, les gens gênés. Alors tu souris à ton tour, ingénue. T’asseoir ici, c'était le début d'une agréable journée, et une bien meilleure idée que de t’asseoir à côté du vieux pervers. Définitivement.
Tu te balances en équilibre sur ta chaise alors que tu l'écoutes parler de son magazine. Tu as toujours été incapable de rester en place plus de cinq minutes (le pire, dans une salle de cinéma). Pourtant, quand tu l'entends parler d'influx nerveux, c'est ton cerveau qui bouillonne et tu redresses immédiatement au risque de faire basculer ta chaise, et toi avec. "Tu dois être un mec bien alors, Nate, la biochimie c'est ma passion. Toi et moi, on va bien s'entendre." Tu te rassieds correctement pour lui faire face à nouveau. "Ça veut dire que t'es à Harvard ? " Parce que les gens qui lisent des revues intelligentes aux alentours de Boston sont forcément à Harvard selon ta logique implacable.