Assise sur un banc à contempler les gens. Bizarrement, peu de famille, faut croire qu'on était l'une des seules. Peut-être pas si fonctionnelle, la famille, quand tu nous vois maintenant. Tu te souviens quand on venait avec maman ? quand on était inséparables, quand tout allait bien, quand tu m'aimais encore, me considérait encore. Maintenant, j'ai même plus l'impression qu'on partage le même sang. Je sais pas pourquoi, Ascella, je sais pas pourquoi on est comme ça. On se déteste pas, mais on s'aime plus autant qu'avant, on est plus proche comme avant. C'est étrange, comme on peut passer de tout à rien, d'inséparables à inconnues. Est-ce que tu te souviens, quand on venait avec maman ? Est-ce que toi aussi, tu la sens dans l'air, la nostalgie ?

J'ai préféré qu'on se donne rendez-vous ici, parce que je n'arrive pas à aller au manoir. Trop de souvenirs, trop de maman, aussi. Assises sur ce banc, silencieusement, depuis trop longtemps, c'est Cress qui brise le silence, me faisant hausser les sourcils. "Ça sert à rien de parler du passé", que je dis presque automatiquement, haussant les épaules en croisant les bras au niveau de ma poitrine. Je regarde ma soeur, essaie d'esquiver un sourire. J'aimerais tellement que tout redevienne comme avant. Avant nos disputes, avant ma fuite à Seattle. Mais ressasser sans cesse le passé ne va pas nous aider à aller de l'avant. "Comment ça se passe à la boutique ?", que je lui demande, sincèrement intéressée.

J'essaie d'être la plus grande des deux, j'essaie de faire preuve de maturé je t'assure, mais quand tu me balances des trucs comme ça, j'ai juste envie d'exploser ta tête Ascella. "Ça sert à rien de parler du passé", j'ai jamais été la plus souriante, j'ai jamais été la plus joyeuse, loin de là, même, mais je sais pas, c'était la femme qui nous a mises au monde, celle qui nous a élevé, notre meilleure amie, la personne qui nous aimera certainement cent fois plus que quiconque pourrait nous aimer dans cette vie. Et toi, tu fais quoi ? La balais d'un coup de revers de main. Je relève les yeux vers toi, surprise mais pas tant que ça. Je dis rien, je me retiens, parce que j'ai envie qu'on essaie, j'ai envie qu'on se retrouve, mais tu rends vraiment pas cette tâche facile. "Comment ça se passe à la boutique ?", je me pince les lèvres, hoche la tête. ça se passe... j'héberge un pote avec moi, qui m'aide de temps en temps... j'ai surtout beaucoup de travaux à faire dans la maison en général donc... ouais, c'est du travail quoi. j'essaie de continuer le travail de maman, j'essaie de la garder proche de moi, pendant que tout ce que tu fais c'est de la repousser. et toi comment ça se passe... j'en sais foutrement rien de ce que tu fous, la vie ? tous les trucs que tu fais.

J'ai pas envie qu'on parle du passé, parce que ça ne sert à rien, à mes yeux. Le passé, c'est quand on s'est déchirées, quand on est devenues ces deux étrangères qui se retrouvent sur un banc dans un parc sans même savoir de quoi parler. Quand je pense qu'on a partagé le ventre de notre mère pendant neuf mois et qu'aujourd'hui, on est comme deux étrangères. Le passé, on peut pas le changer, mais le futur, oui. Elle me parle de la boutique, de la maison qui demande beaucoup de travaux. "Tu comptes rester là-bas ?", que je demande en la regardant. Pas un regard ou un ton de jugement, juste de surprise et un peu d'admiration, je dois l'admettre. J'arrive pas à aller là-bas, y'a trop de elle, encore, dans ces lieux. "J'suis en deuxième année à la fac, ça se passe bien, j'suis contente d'avoir enfin trouvé ce que je veux faire" Parce que quand on s'est séparées à nos dix huit ans, j'étais complètement perdue dans ma vie et je suis ici, aujourd'hui, sur ce banc, beaucoup plus épanouie, mais la principale personne qui devrait le voir et être heureuse pour moi, c'est toi, Cressida. Je soupire doucement en secouant la tête, "Pourquoi on arrive pas à être juste.. nous ?", que je lui demande, légèrement agacée. Parce qu'elle me manque, ma sœur. Malgré tout ce qu'il s'est passé, le temps, elle me manque.

J'ai l'impression qu'elle impose un mur entre nous, je sais pas comment l'expliquer, mais je le ressens. Elle s'ouvre pas exactement à moi, je crois. "Tu comptes rester là-bas ?", un petit hochement de tête. Bien sûr, maman adorait cet endroit... je me vois pas le quitter, l'abandonner, sans à minima le faire tenir debout, au mieux que je peux. Je lui demande comment ça va, de son côté du monde. "J'suis en deuxième année à la fac, ça se passe bien, j'suis contente d'avoir enfin trouvé ce que je veux faire" Je lui offre un sourire, acquiesçant. Elle a l'air moins perdue qu'avant, c'est sûr. J'ai jamais vraiment eu de crainte pour Ascella, elle a toujours eu tendance à savoir où elle allait, à rentrer dans les cases quand il le fallait, quand moi, je jonglais au dessus des lignes, en équilibre entre deux, trois parfois. "Pourquoi on arrive pas à être juste.. nous ?", j'hausse les épaules ; "J'en sais rien.. peut-être parce que t'arrives pas à parler de maman ? Peut-être parce que t'es partie, comme ça ? Peut-être qu'on est trop différentes maintenant ? J'sais même plus qui t'es, on s'ressemble plus tellement... physiquement, mentalement, tout. On pourrait être de parfaites inconnues, maintenant qu'on y pense. Et c'pas négatif Ascella, c'est juste... c'que c'est.

Le pire dans tout ça, c'est que je pose cette question alors que je n'ai pas forcément envie d'avoir la réponse. Je pose la question alors que je ne me souviens même plus ce que c'est, que d'être "nous". Parce qu'on a pas été nous depuis bien longtemps. On a pas été nous depuis que j'ai voulu arrêter de travailler au magasin de maman, on a pas été nous depuis que je suis partie à Seattle après le lycée au lieu de mettre les voiles sur Boston comme on avait prévu depuis des années. Ça fait un long moment, qu'on a pas été nous - alors comment on peut le redevenir ? On ne le peut pas. Mais on peut se créer un nouveau nous, ça j'en suis sûre. "J'aimerais bien juste qu'on.. essaie d'être un différent nous ? Un nouveau nous ?", que je lui demande en la regardant. "C'est compliqué de parler de maman, oui.. on gère chacun notre deuil comme on peut j'voudrais juste que tu sois un peu patiente avec moi, s'il te plait.." Je sens l'émotion qui me gagne, le coeur qui tambourine dans ma poitrine et je détourne le regard en me raclant la gorge. "Je sais que je t'ai fait de la peine en partant à Seattle, mais je suis revenue quand il fallait que je revienne" J'ai pas hésité une seule seconde quand on a su que maman était vraiment malade et ça devrait compter ça, non ?

"J'aimerais bien juste qu'on.. essaie d'être un différent nous ? Un nouveau nous ?" Je la regarde en haussant les épaules, sans savoir quoi lui dire. Je sais pas si je vais réussir à le faire, je sais pas si je pourrais le faire. Vraiment, j'en ai strictement aucune idée. Je sais pas si un jour on sera sœurs à nouveaux, rien même qu'amies à nouveau.  "C'est compliqué de parler de maman, oui.. on gère chacun notre deuil comme on peut j'voudrais juste que tu sois un peu patiente avec moi, s'il te plait.." Je l'ai été, je le suis, j'ai l'impression de l'être. Mais pendant que moi, je suis patiente avec toi, il n'y a personne à côté de moi. Personne avec qui porter le deuil, personne pour s'occuper de la boutique, pour faire tenir la maison debout. Tenir le tout, à bout de bras, comme je le peux. "Je sais que je t'ai fait de la peine en partant à Seattle, mais je suis revenue quand il fallait que je revienne" Je fais oui de la tête. J'ai pas envie de la rendre plus triste que ce qu'elle a déjà l'air d'être, alors j'acquiesce. J'suis patiente, et tu sais que parler d'elle ça changera rien.. ? Au contraire, ça fait même du bien, tu sais ? se souvenir d'elle comme elle était, comme elle était vraiment. Maman savait qu'elle allait partir, et avec toutes nos croyances, je sais que la vie n'était qu'un passage pour elle et que ça va très bien pour elle. Il faut juste l'accepter, mais c'est plus compliqué pour ma sœur que pour moi, il faut croire.

Je sens bien que le problème, c'est qu'elle a besoin de moi pour gérer son deuil. Sauf qu'on a un gros soucis, parce que moi, je n'ai pas besoin d'elle pour ça. J'ai besoin de gérer ça toute seule et je ne comprends pas pourquoi elle continue d'insister à vouloir parler de notre mère alors que je n'en ressens pas le besoin ou que du moins, je n'arrive pas à le faire. Ça me met la pression et ça m'éloigne d'elle, ce qui n'est absolument pas le but. Je sais qu'elle ne fait pas exprès, peut-être même qu'elle ne voit pas les choses de cette manière, mais il faut qu'elle le comprenne et j'essaie de lui faire comprendre. Sauf que quand elle me dit à nouveau que parler d'elle me fera du bien, je ne peux m'empêcher de lâcher un long soupire qui ne cache pas ma frustration et mon agacement. "Peut-être que ça te fait du bien à toi, mais on gère pas la chose de la même manière, je viens de te le dire Cress..", que je dis en sentant les larmes qui montent jusqu'à mes yeux. Je me lève du banc sur lequel nous étions assises et je regarde ma montre, "Je.. faut que j'y aille", que je dis en bégayant presque. J'ai pas envie qu'on continue de parler de ça et elle ne semble pas le comprendre.