Le sentiment est extrêmement bizarre lorsque je passe les portes d’Harvard, huit années après la fin de mes études. J’y suis revenu une seule fois, l’année après l’obtention de mon diplôme, pour accompagner ma petite-amie de l’époque au bal et depuis, l’université n’est plus qu’un lointain souvenir. Il y a énormément de personnes que je pensais être des amis pour la vie que j’ai perdu de vue, et d’autres dont je me suis rapproché dans un autre contexte. C’est sans rancœur, quoi qu’il en soit. Nous avons emprunté des routes différentes, certains se sont jetés dans une vie de famille, d’autres dans le boulot - j’entre plutôt dans cette seconde case - et les nouvelles au départ régulières se sont estompées avec le temps. J’ai d’autant plus hâte de voir qui sera présent ce soir et découvrir ce que sont devenus les uns et les autres, même s’il y a certaines réponses sur les réseaux sociaux. Vêtu d’un costume, je quitte le Copley où je loge depuis trois mois lorsque je suis en ville et monte dans un uber. Les derniers mois n’ont pas été faciles, je ne sais pas sur quel pied danser mais j’essaye de laisser ça de côté pour ce soir et c’est avec légèreté que j’arrive Harvard, un sourire nostalgique aux lèvres. Je papote avec des personnes que je connaissais de près ou de loin, prends des nouvelles, enchaîne les coupes de champagne avec chaque groupe de potes et finis par faire une pause toilettes. En marchant vers celle-ci, je me rends compte que j’y suis allé un peu fort sur le champagne, raison pour laquelle je me retrouve avec un verre d’eau à la main quand je me détourne du bar et que mes yeux s’accrochent aux siens. Comme un putain d’aimants, alors que je parvenais à peine à regarder droit devant moi il y a trentes secondes. L’apparition d’Haley dans la salle me ramène au moment présent, aux difficultés que nous rencontrons et mes traits se durcissent instantanément. J’aurais voulu oublier, l’espace d’une soirée. Ca ne m’a même pas traversé l’esprit qu’elle pourrait, elle aussi, être présente et je regrette à présent amèrement l’alcool ingurgité. T’as laissé Wyatt pour venir à une soirée ? Toi la mère parfaite ?! Je demande avec un air outré lorsque je suis à sa hauteur, avant de lui adresser un sourire empli de sarcasme. L’un de nous a des passes-droits, pas l’autre. Ça vaut bien un verre. J’attrape une coupe de champagne, que je lui tends. Ne me remercie pas, c’est open-bar. En clin d'oeil, je cogne mon verre d'eau à sa coupe, regrettant déjà mes remarques cinglantes.

C’est avec un peu de retard que Haley se rend à la réunion alumni organisée par Harvard mais Wyatt a été difficile à coucher et en l’entendant la réclamer au moment où sa grand-mère allait le coucher, elle n’a pas eu le coeur d’abandonner son fils avant qu’il ne tombe dans les bras de Morphée. Avec un peu de chance, cette nuit sera comme la majorité d’entre elle et il ne se réveillera pas - et ne saura donc jamais que sa mère est sortie quelques heures, loin de lui. Se séparer de sa progéniture n’est pas chose aisée pour Haley ; ça ne l’a jamais été mais depuis que Roman ne vit plus avec eux, elle a encore plus de mal à le laisser à des tiers, même sa mère. Bien qu’elle soit parfaitement en confiance, il lui est difficile d’accepter de le laisser à son père, alors à d’autres… Qu’il s’agisse de son mariage en lui-même, ou du fait que son fils grandira sans être avec ses deux parents, Haley a l’impression que sa vie d’adulte est un échec cuisant. Elle secoue la tête en se garant, remet un peu de rose sur ses lèvres et sort de sa voiture. Elle réajuste sa robe et commence à profiter de la soirée, heureuse de revoir des têtes connues. Elle a évidemment une pensée pour ceux qui ne sont plus et qu’elle ne reverra plus mais essaie de se concentrer sur le positif. Elle a assez de raison d’être triste en ce moment. Après plus d’une heure à rire sur de vieux souvenirs, elle s’éclipse quelques minutes pour téléphoner à sa mère et s’assurer que la prunelle de ses yeux dort toujours, puis revient dans la salle, accrochant immédiatement le regard de son ex-mari. Enfin, de son mari, même si plus pour longtemps. Elle sourit doucement ; une part d’elle avait espéré qu’il serait présent ce soir-là et c’est d’ailleurs pour cette raison qu’elle ne lui a pas demandé s’il était disponible pour s’occuper de son fils. Peut-être ont-ils besoin de plus de moments où ils existent à deux, plutôt qu’à trois, pour que les choses s’arrangent entre eux. Les premiers mots qu’il lui adresse laissent à penser que pas forcément. Haley soupire doucement. “Salut Roman, moi aussi ça me fait plaisir de te voir ici.” répond-elle d’une voix lasse. “Non, je l’ai pris avec moi et l’ai abandonné dans les bras d’un inconnu.” répond-elle à sa remarque avant d’ajouter : “Il est chez sa grand-mère.” Haley lève les yeux au ciel à sa remarque et elle attrape la coupe qu’il lui tend, sans pour autant y toucher. “Et je vois que tu en as bien profité.” répond-elle, laissant leurs verres s’entrechoquer. “J’ai besoin de prendre tes clés de voiture ou tu vas savoir te comporter en adulte responsable ?”

Je ne regrette pas d’être venu car revoir toutes ces personnes qui furent, un jour, importantes à un certain degré dans ma vie est plutôt sympa. L’humeur est bon enfant, malgré les amitiés brisées - ou les couples - et tout le monde semble prendre plaisir à la fête. Il y a énormément de couples mariés également, des personnes qui s’étaient trouvées ou perdues dans le passé et c’est intéressant d’entendre leur parcours et la manière dont leurs routes se sont croisées à nouveau. Et puis il y a moi, éternel célibataire à l’époque (par choix) et en instance de divorce à présent (un peu moins). J’ai passé la soirée à enlever et replacer mon alliance, oscillant entre l’envie de mentionner Haley sans faire allusions aux soucis que nous rencontrons, et celle de prétendre ne m’être jamais engagé auprès d’elle. C’est un échec qui ne fait jamais plaisir à aborder, moins encore avec des personnes qui ignorent tout de la personne que je suis devenue alors je me dis qu’il est peut-être plus simple de ne pas en parler. Sauf qu’elle est là, magnifique dans sa robe, ce qui pour une raison qui m’échappe ne fait qu’attiser un peu plus ma colère envers elle. Ce n’est pas la peur de voir d’autres lui tourner autour - bien que l’idée ne m’enchante pas - mais peut-être juste la frustration de toute cette situation et de l’avoir perdue. C’est donc sur une pique débordante d’ironie que je décide de l'aborder, trop alcoolisé pour réfléchir ou lui présenter des excuses lorsqu’elle me répond d’un ton las. Aucune réaction lorsque mon (ex) femme me répond l’avoir laissé dans les bras d’un inconnu, parce que je sais qu’elle cherche simplement à m’atteindre. Haley ne laisserait jamais le petit à quelqu’un en qui elle n’a pas confiance, ce n’est pas ça qui m’ennuie. Ce qui me gêne, c’est les reproches incessantes sur mes absences mais n’est-elle pas là, en soirée, au lieu d’être à ses côtés ? Alors oui, elle a le droit de s’amuser, d’avoir une vie en dehors de son rôle de mère mais ce n’est pas pour le plaisir que je m’absente régulièrement mais bien pour le boulot, c’est donc là dessus que je cible mon attaque. J’ai pris un uber, merci. Il va falloir trouver un autre moyen pour hériter, et vite. Avant que le divorce soit signé, définitivement. J’ai un sourire au coin des lèvres mais rien de tout ça ne me rend heureux. Bientôt, elle et moi n’aurons plus rien en commun en dehors de Wyatt. J’ai bu quelques coupes, ça monte vite à la tête mais je gère. Je réponds sur un ton un peu plus détendu, et lève mon verre d’eau devant elle au cas où elle n’a pas remarqué que le champagne lui est réservé. Je bois rarement, ça n’aide pas, mais je connais mes limites et j’ai pris les devant pour désoûler avant même que la brune n’apparaisse. T’aurais dû me dire que tu voulais venir à cette soirée, je pouvais le garder. J’essaye de l’avoir un maximum lorsque je suis en ville car au-delà de mes déplacements, je ne suis à présent plus sous le même toît ce qui réduit un peu plus le temps partagé avec Wyatt. Fini les passages en coup de vents, les petits déjeuner avant de partir pour l’aéroport, je dois à présent m’arranger avec sa mère dès que je souhaite passer un moment avec mon fils. Haley ne me met (pour l’instant) pas de bâtons dans les roues mais ça n’en reste pas moins compliqué.