La proposition d'une soirée entre mecs avec Matthieu ne m'a pas étonné une seconde. Depuis que l'on se connaît, on passe rarement une semaine sans s'appeler, s'envoyer des textos ou se voir. Pourtant, quelque chose m'a paru clocher en lisant son message. Une sorte d'urgence, comme vitale, et pourtant aucun de ses mots ne le laissait présager. Sans doute que l'on se connaît désormais bien trop pour ne pas lire ouvertement l'un dans l'autre, tels deux livres littéralement ouverts. En théorie, ce genre de soirée se fait en mode décontracté, mais je sors à peine du cabinet pour venir me pointer au bar choisi : style british, bien évidemment, histoire de faire honneur au nobliau. Alors que j'en pousse la porte avec une certaine nonchalance, j'aperçois mon pote et, sans transition aucune, le serre dans une accolade dont nous avons le secret. Mon instinct est à côté de la plaque s'il me susurre que t'es dans la merde ? Oui, mon instinct me cause. Et après ?

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atthieu ne cille pas. Il est semblable à ses statuts de cire que l’on trouve dans des musées, n’importe où dans le monde. Patientant au bar, là où ils se sont donnés rendez-vous avec Bohème, il songe à ce qu’il a vécu dernièrement, avant de laisser s’échapper un soupir, las, d’entre ses lippes. Il n’y a que ce dernier qui donne l’impression aux personnes alentours qu’il est bien un être humain et non une œuvre que l’on aurait déposée sur le tabouret du bar. Pourtant, avec sa pathologie, il se doit de bouger, afin que ses membres ne le fassent en rien souffrir, mais ses réflexions sont si profondes qu’il l’occulte totalement. D’ailleurs, il n’émerge de son esprit embrumé qu’une fois son tendre ami à sa hauteur, à qu’il offre une accolade, un large sourire présent sur son visage, bien qu’il souffre notamment de ses avants bras. « Ton instinct est sans pareil, mon cher Bohème. » L’esquisse d’un sourire s’inscrit sur ses traits. « Que commandons-nous, mon cher ami ? » Il ne souhaite entamer immédiatement le sujet de conversation sur lequel il souhaiterait se répandre. Car en est-il seulement capable ? Le britannique n’en est réellement certain. « Ce sera votre meilleur bourbon, pour moi. » Il termine par demander au barman présent face à lui, celui qu’il a ignoré à maintes reprises, sans même le vouloir, puisque perdu dans ses songeries. « Comment sais-tu que je suis dans une merde sans nom, mon cher Chatelain ? » Il semble s’amuser de la situation, mais la réalité est tout autre. C’est amer, qu’est le professeur de littérature anglaise.  

Que j'aime entendre que mon instinct est infaillible ! Aucun sentiment ne peut davantage flatter mon ego, bien qu'en l'occurrence, je n'en fasse nullement preuve face à Matthieu. Cet homme possède tout mon respect, mais avant toute chose mon amitié sans faille. On ne peut déjà pas questionner mon intégrité en tant qu'avocat, mais plus encore, la loyauté indescriptible que j'offre à mes amis les plus proches. Je suis presque navré d'avoir mis dans le mille pourtant ! que je reprends dans un sourire un brin taquin, non sans faire signe au barman que l'on est prêt à commander. Votre meilleure bouteille de bourbon dans ce cas, s'il vous plaît que je lance après l'expression du souhait de Matthieu, attendant que notre interlocuteur commun s'éloigne afin de répondre à sa question. Ce qui se dit dans notre conversation ne regarde que nous et je ne suis pas franchement amateur du fait de partager des potins avec serveurs et barmans. Je pense te connaître depuis suffisamment longtemps... et cet air ailleurs n'augure que rarement quelque chose de bon... Pour le moment, aucune pensée précise quant au pourquoi du comment ne germe dans mon esprit. J'ai beau connaître l'héritier Harcourt depuis un bail, le fait qu'il soit victime d'un futur mariage arrangé ne m'effleure aucunement l'esprit. Tu veux en parler ? que je lui propose sans détour, soudainement plus sérieux. Raconte tout à Tonton Bo, il a tout le temps du monde ! Fais péter les dossiers les plus croustillants ! Alors que mes prunelles sombres tentent de déchiffrer l'expression du professeur, j'attends une nouvelle fois que le barman s'éloigne afin de rester dans une discrétion qui m'est chère.

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es traits tirés du britannique révèlent ses longues nuits d’insomnies. Seuls ceux ne faisant pas attention à sa personne ne noteraient en rien son état d’épuisement extrême, qui n’est uniquement dû à sa pathologie. Las, il l’est toujours. Seulement, face à Bohème, il essaye à se dynamiser un tantinet, afin d’être de plus acceptable compagnie. Une fois sa place reprise sur son assise, il offre un large sourire à son avocat, bien qu’il soit bouleversé. Et comment ne point l’être au vu de ce qui a eu lieu dans son existence, avant qu’il ne quitte le sol de son île natale ? Bohème risque d’être étonnamment surpris lorsqu’il percevra ce que son ami a à lui conter. « Oh, je t’en sais capable pour moi, ne t’en fais guère. » Malgré sa compétitivité et son désir insatiable d’avoir raison, Matthieu se doute que ce qu’il lui a soufflé n’est que pure véracité. Aux mots de Bohème, son regard azur se perd quelque part entre les bouteilles présentes derrière le bar. « Non, en effet. » Il pousse un long soupir et fixe, pour la première fois de la soirée, maître Chatelain dans les yeux. « Cela n’augure rien de bon du tout. » Car il souhaite garder sa liberté qui lui est chevillée au corps. De plus, s’il se devait de trouver l’amour, Matt’ aurait souhaité s’en charger lui-même, sans réaliser le moindre désir de ses chers parents. « J’aimerais… Mais je ne sais si j’en suis capable. » Sa mine peinée reflète son état d’esprit et il patiente, attendant que l’on daigne lui verser un excellent verre de bourbon. « La situation que je vis n’a rien d’amusant, Bohème. » Son teint blafard accentue la couleur bleutée de ses cernes, ce qui le rend presque fantomatique. « Je suis fiancé. » Il patiente, afin que son cher ami accuse le coup et ajoute, une fois son verre face à lui : « Bien entendu, je n’ai guère choisi celle qui est ma promise. Ce sont père et mère qui s’en sont chargés, en parlant avec les parents de ma fameuse fiancée. » Vidant son verre d’une traite sans en apprécier la saveur, il le lève par la suite devant lui, comme pour porter un toast : « Aux fiançailles arrangées ! » C’est amer qui le prononce, et même s’il s’essaye vainement à en rire, aucun son d’amusement ne passe la barrière de ses lèvres. Matthieu préférait que tout ceci ne soit qu’un mauvais songe, seulement, c’est la réalité de son existence.

Si j'ai au départ pris la situation de façon plutôt légère, je ne m'attendais pas à froncer aussi vite les sourcils face aux propos de Matthieu. Ce n'est désormais plus le cabotin ayant facilement la joute humoristique facile, mais bien l'ami concerné et inquiet. Tu me fais peur... rien de grave au moins ? Depuis l'overdose de Mia, le fait d'être plaqué lamentablement du Summer Camp sans oublier, bien évidemment, avoir été renié à l'âge de seulement quatorze ans... plus rien ne m'étonne. Et ce n'est pas en aidant quotidiennement des personnes en difficulté, des familles, d'anciens toxicos et j'en passe par le biais de mon association que je vais subitement m'apercevoir que j'ai débarqué au pays des Bisounours. C'est même l'exact contraire. T'inquiète pas, rien de ce que tu vas me dire va me faire lever les cheveux sur la tête, ça n'existe que dans les navets se targuant d'être des films d'épouvante... Okay, dernière tentative de phrase légère avant que le couperet ne tombe immanquablement, comme sur la nuque de cette pauvre Marie-Antoinette. Tu peux me la refaire ? Fiancé. Bordel... si je m'attendais à ça ! Une partie de moi s'apprête à le féliciter, mais Matthieu me coupe l'herbe sous le pied en annonçant la couleur : ses parents se sont chargés de choisir leur future bru.Tes géniteurs bien aimés savent que nous ne sommes plus au seizième siècle, que la Monarchie a un sérieux plomb dans l'aile et que se la jouer old school avec un mariage arrangé c'est pas franchement « in » ? Cette fois, point de vraie moquerie, pas d'humour qui tienne, juste un ton implacable et sérieux. Du grand Maître Chatelain devant l'éternel, capable de jongler d'une émotion à l'autre en un battement de cils. Tu l'as déjà vue au moins ? que je demande, curieux de savoir si Papa et Maman Harcourt ont joué la carte de la vieillerie jusqu'au bout ou bien si Matthieu ne verra sa femme dans le blanc des yeux qu'au moment du mariage. On ne sait jamais hein ! Je fais signe au serveur d'aller nous chercher la bouteille, car je sens qu'on va avoir besoin de picoler un bon coup histoire de faire passer la pilule. Si elle est canon, on boit à tes fiançailles... sinon on se console !! que je reprends en plaçant une main rassurante et amicale sur l'épaule du professeur. Est-ce que... tu veux continuer à en causer avec l'ami, ou tu veux un conseil d'un avocat qui ne veut que ton bien ?

Pour le coup, je pensais les géniteurs Harcourt un peu plus en avance sur le temps que cela, mais il faut croire que le côté « old school » a la vie dure pour la noblesse, qu’elle soit anglaise ou d’une autre origine. Mon esprit vagabonde et imagine comment je me sentirais si, au lieu de me déshériter purement et simplement, mes parents s’étaient amusés à me choisir une femme. Je n’aurais évidemment jamais accepté la chose, trop éprit de liberté pour passer par la case mariage arrangé, et je pense avoir démontré plus souvent qu’à mon tour ce goût pour le fait de choisir ma vie, de prendre mes décisions par moi-même sans qu’un tiers ne s’en mêle. Je vois… et tu n’as jamais envisagé de juste leur dire de se la mettre là où je pense leur future bru ? Je tourne le liquide ambré de mon verre afin de l’aérer, mais également de fixer mon esprit sur autre chose que sur les questions qui clignotent telles des guirlandes de Noël. Désolé, ce n’était pas très tendre comme réaction. Mais tu sais comment je suis, je n’ai jamais compris comment des parents pouvaient se targuer d’en être et imposer un choix de vie qui implique de vivre avec le restant de ses jours. Après tout, c’est le but du mariage, non ? Durer toute la vie… donc autant trouver quelqu’un que tu vas supporter pour autre chose qu’amuser la galerie... Cette dureté précédemment évoquée s’affaiblit légèrement alors que mes prunelles sombres se posent sur Matthieu, sur la classe naturelle qui émane de lui, ce respect qu’il impose sans même s’en rendre compte. Cet homme pourrait être n’importe qui, pour peu qu’il le veuille. Son intellect et ses connaissances ne peuvent que lui ouvrir toutes les portes blindées de ce monde, sans même que son nom de famille ne soit évoqué dans l’équation. Si tu me pardonnes ma franchise précédente… je pense que tu devrais vivre pour toi. Dire que non, tu es Matthieu avant d’être un d’Harcourt et que bordel de merde, ça veut dire quelque chose ! Pardonne par avance la question que je vais te poser, mais… tu n’as personne en vue ? Une demoiselle avec qui tu pourrais vivre une histoire. Loin des contrats et autres papelards dont je pourrais certainement faire mon affaire, tu me connais. Je ne manque pas de ressource, surtout si tu me le demandes… toi aussi, tu as le droit à effleurer le mot « bonheur » sans avoir à demander la permission ! Sur ces mots, je lève mon verre afin de trinquer en compagnie de cet homme que j’admire. Cet homme que je peux appeler frère. Le frère que je n’ai jamais eu.