Il avait proposé des vacances et j'avais accepté. Aussi simple que ça. Parfois, les choses n'avaient pas besoin d'être difficiles, on pouvait réussir à jouer ensemble, composer ensemble, trouver une balance. On y arrivait, comme quoi, on est pas si mauvais. Il avait évidemment fais les choses en grand, ce n'était pas Jasper autrement. La maison avait été louée sur une île privée, pas de téléphone, sauf cas urgent, c'est à dire Jude et Salomée, les enfants. Pleine lecture, fin d'un chapitre, je me lève du salon pour aller chercher de l'eau et qui vois-je, un téléphone à la main ? J'approche, prenant une gorgée de mon verre. Hm, ça ressemble pas à un livre ça, ou alors ils ont changé la forme et j'ai un train de retard. j'approche, attrapant son téléphone ; "Alors c'est quoi ton excuse cette fois ?" fait en sorte que je puisse la croire, cette fois.

Je voulais un truc pour nous. Je voulais surtout que tu t’accordes une pause ; et comme t’es pas foutue de la prendre j’la provoque. Île privée, baraque sublime, deux chambres pour l’illusion, un bar et une bibliothèque remplis. Téléphones isolés. Sauf que.. t’as le dos tourné et moi je donne des leçons sans les tenir. J’suis allé prendre une limonade et la tentation a gagné. Tu sais comme je résiste mal. Pris en flag, comme un gosse, les mains qui s’enfoncent dans les poches du short de bain. « Euh c’était.. » ça mouline, et j’arbore une tête de coupable qui s’en amuse. Grimace légère. « Je sais que j’ai déjà grillé mon joker. » Et le deuxième. « Mais c’était vraiment important. » Sur l’écran, encore les cours de la bourse. Notion de l’importance.

J'ai jamais été bonne à m'arrêter, encore moins maintenant. Trop sérieuse, trop à fond, toujours trop dedans. J'ai pas connu beaucoup de soirée, j'étais trop occupé à réviser, être la meilleure et aujourd'hui encore, c'est ma motivation principale. Être la meilleure, être numéro un, que la fondation le soit. Alors là dedans tu m'aides, pas trop longtemps, tu sais que au delà de trois jours, j'ai besoin d'un contact avec ce qui se passe autour. « Euh c’était.. Je sais que j’ai déjà grillé mon joker. Mais c’était vraiment important. » je me pince les lèvres. T'as jamais été bon pour mentir, je le sais, je le vois. Tu sais que ça tourne, qu'il y ai tes yeux dessus ou pas, ça va continuer à tourner ? c'est un peu le but de la bourse, je pense que tu connais le principe. Navrée mais tu vas être sanctionné... d'un gage, comme convenu, et je cherche quelque chose pour t'embêter. Oh, tu fais le petit dej demain matin ! Avant que je sois réveillée, et je veux le petit dej le plus royal auquel tu peux penser. je me lève tôt, ça inclut forcément un réveil.

Je sais combien c’est ridicule, ce désir d’un contrôle absolu. Dans un monde parfait, mon monde parfait, je dessine moi-même chaque instant, j’en choisis chaque fin. Je me garde ma société, ma famille, et je rajoute une jolie maison près de la mer, avec une clôture, le chien, le chat, des gosses qui hurlent. Et, dans ce monde parfait, devine à qui appartiennent les doigts serrant les miens ? Alors, tu vois, comme j’ai pas le droit à tout ça, et que toute évidence je ne sais pas dessiner, je cherche à maîtriser, à l’excès, le reste. Une esquisse de sourire, perdant résolu. “Au moins je saurais.” Un soupire surjoué, plus amusé qu’autre chose. “Enfin de toute évidence non, puisque tu joues à la despote.” Je ne suis qu’une victime de tout ça, croyez moi. “Une despote avec des gages de personnes âgées.” Que j’te souffle au passage, en te contournant. “Une orange pressée et du pain grillé, j’serai au max.” Personne ne veut des œufs ratés, n’est-ce pas ? Une idée, et le rictus se place lorsque j’me retourne pour te faire face, tout en reculant pour choper mon verre qui traîne. “Mais j’peux le servir au lit.” Quoi ? On fait avec ses armes et ses points forts. Clairement pas la cuisine, me concernant.

Cette pause nous fait du bien. C'est une parenthèse fortement appréciée. Ici, pas besoin de se cacher, et je suis presque sûre que t'as fais exprès. On peut être qui on veut, ce qu'on veut, ce qu'on est, sans même avoir peur des autres, du jugement, de ce qu'on devrait être. Est-ce que t'y arrive, à balancer ta vie comme ça ? Est-ce que tu t'en sors ? J'ignore une moitié de vie pour m'en sortir, je me concentre que sur l'autre. Je suis ce cliché ambiant de la réussite, seule dans sa vie. “Au moins je saurais Enfin de toute évidence non, puisque tu joues à la despote.” C'est plus fort que toi, d'avoir les yeux sur le téléphone. T'es obligé, forcé. Plutôt que de profiter. On pourrait faire quelque chose, tu sais ? On pourrait être quelque chose. Si on arrêtait de jouer le rôle des amis qui se regardent un peu trop fort. “Une despote avec des gages de personnes âgées.” Je rigole légèrement, haussant les épaules. "Qu'est-ce que tu veux que j'te dise... c'est ma manière de profiter de mes vacances." on fait comme on peut. “Une orange pressée et du pain grillé, j’serai au max.” grimace un peu, déçu de l'annonce de la prestation. “Mais j’peux le servir au lit.” acquiesce : "Deal !" c'était implicite, bien sûr que c'est servi au lit. "La personne âgée ajoute aussi que tu vas devoir lui faire faire un tour sur le lac. Tu rames, bien sûr. Balade d'au moins une heure après le petit dej." je le regarde, sourire en coin. "ça t'apprendra à parler de moi comme si j'étais ta tante Alison" que je dis, levant les yeux au ciel. Il veut toucher son téléphone, ramer lui fera les bras, non ?

Peut-être que c’est ici, notre solution. Peut-être que si on était resté ici, enfermé par l’eau, on serait devenus ce qu’on aurait dû être. Peut-être que la connerie c’était de faire rentrer le monde dans nos vies. Mais on fait comme on peut, hein ? Peut-être, sûrement, qu’on avait pas le choix et qu’on était condamnés dès le départ. Mais laisse moi imaginer ce que ça aurait pu donner. Deux, trois jours. Laisse moi reprendre un shoot pour mettre à l’épreuve le cœur. Laisse nous jouer, moi perdre, toi presque gagner. On l’sait, que c’est pareil. “Tu profites ?” J’relève que ça, avec un bref sérieux. “T’es heureuse ?” Là, maintenant, entre ta chaise longue le sable et moi, est-ce que tu l’es un peu ? Est-ce que j’ai réussi ? J’me recule d’un pas, la légèreté s’invitant juste après sur les lèvres, pour souffler : “Ou peut-être que tante Alison veut aussi sa tisane, pendant le tour de bateau.” On s’amuse de nos rides pointées, de l’âge qui ne cesse de croître. J’ai fini par digérer mes regrets, mais ils ont creusé des sillons sous mes yeux. Les épaules qui roulent, s’échauffent. “On peut prendre de l’avance sur le programme, j’suis prêt pour des kilomètres là.” Ou j’connais ma motivation du matin, surtout. Se contredire, toujours. S’aimer, tout autant.

Te voir souriant, joueur, rouler tes épaules, me taquiner. Tes yeux doux, qui me demande si je suis heureuse. La photo est belle, le cadre te met en valeur, ou peut-être l'a tu toujours été ? Peut-être étais je trop concentrée sur les gens autour ? Quand c'est nous, quand on regarde pas ailleurs, quand on se retire de l'esprit tout le mal qu'on peut faire, il reste le bon. Le beau. Il reste nous. On aurait été des monstres, pas vrai ? Là bas, dans le vrai monde ? “Tu profites ? T’es heureuse ?” Tu recule et j'ai envie de m'approcher, ton ton à peine sérieux, à peine réfléchis. “Ou peut-être que tante Alison veut aussi sa tisane, pendant le tour de bateau.” Tu te joues du rythme, tu le casse. Les bras prennent le mouvement, et j'observe, souriant en coin, là, encore un peu adossée contre le meuble derrière moi. “On peut prendre de l’avance sur le programme, j’suis prêt pour des kilomètres là.” Je te fixe, je sais pas quoi dire, plus quoi dire. Rigole nerveusement, secoue la tête. Inspire, expire. Deux choix s'offrent à moi. (L'histoire de ma vie, tu me dira). Là. Adossé contre le meuble. Peut-être que ma solution est ailleurs ? M'approcher, m'avancer, que mes mains se faufilent dans ta nuque, que le bout de mes doigts attrapent la naissance de tes cheveux, jouent avec, comme je sais le faire, titillent là, la séparation fine entre la peau et le début de tes épis qui rebiquent contre mes index. Mes yeux dans les tiens, la tension palpable dans la pièce, l'envie qui démange et qui se retient, d'elle même. Le visage hésitant, mais qui fini par s'approcher, qui fini par frôler les lèvres de l'adversaire, avant de les attraper. Pleinement, fougueusement. On a attendu combien de temps ? Trop longtemps. J'ai pas envie de ça, ce kayak, cette balade, ce faux nous là, tout ce dont j'ai envie, c'est de toi. Toi. Ferme les yeux, inspire, expire, secoue la tête. Là. Toujours adossé contre le meuble. Je n'ai pas bougé d'un pouce. J'aurais pu, mais je n'ose plus. J'ai plus envie de mal faire, plus envie de te blesser, de te saigner, de t'égorger puis de te relâcher. J'en ai marre, de cette danse qu'on a déjà trop joué. Rigole nerveusement, acquiesce. Allons pour des kilomètres, alors ! je me détache de ce meuble et attrape sa main, le tirant vers l'extérieur en souriant. Deux choix se sont présentés à moi, et j'ai choisi celui où je ne te blessais pas.

J’bousille les paysages que je créé, je gâche les dessins que je trace, j’avorte les histoires que je commence. C’est marrant, hein, comme le gaillard s’auto sabote. J’y arrive plus vraiment, depuis toi. Soit t’es partout et nous fout en l’air, soit c’est moi qui te rajoute quand tout me mène vers un de ces ciels bleus qui font fantasmer. Le bonheur, le plus cliché, celui que j’aime, j’aurai pu l’avoir en tournant une page dans laquelle je me drape. J’ai nos mots qui tâchent ma peau, qui se calquent sur ma chair ; toutes nos péripéties, mêmes les plus légères, les plus ridicules. Nos éclats, nos feux d’artifices et ceux qui foirent et brûlent directement les carcasses. On est ce feu qui devait être merveilleux, mais qui s’est planté dans le buisson du voisin car mal placé. J’crois qu’on l’a saboté chacun de notre côté. Moi quand j’te laisse pas répondre, toi quand t’oublies d’accrocher la racine de mes cheveux. Nous, quand on choisit, silencieusement, le sport qui n’implique aucun cœur. Quand tu choisis ce qui ne m’abîme pas. Je ne sais pas si j’aime cette nouveauté. “C’est moi qui calcule, hein.” Rectifié, déjà. Mes doigts traînés, et le reste avec. On embarque dans la barque, ce qui en dehors d’une répétition affreuse, nous fait resserrer encore davantage la parenthèse sur nous. Chacun, le dos collé contre un arc de cercle. A croire qu’on a jamais été foutu de créer un rond correct, durable. Nous éloigner de l’habitation, par contre, si. J’ai ramé, j’ai raconté les dernières anecdotes de mon boulot, et le nombre de fois où j’ai failli ridiculiser ma position. Tu l’sais, que le colosse n’est qu’argile. J’ai probablement parlé avec beaucoup trop de passion du dernier mauvais film vu, en oubliant de préciser qu’ils sont toujours meilleurs quand t’es là pour en ricaner, les lèvres goût pizza. Quand j’ai trop parlé, donc, et pas assez regardé, j’vois même plus comment retourner à destination. Solution de facilité : refourguer le bébé. “Allez, à toi !” Les rames, pour toi. “J’ai au moins fait 5km, tu peux nous ramener.” Si si, d’ailleurs, j’me cale de mon côté de barque, les bras derrière la tête, dans la position la plus relax possible. Tu vois, fallait choisir mes cheveux.

“C’est moi qui calcule, hein.”  Tu m'a vu rêver, pas vrai ? J'ai plus choix, de calculer. Je peux plus être celle que je suis parce que j'ai trop été blâmée pour l'avoir été. On aime pas, cette Leandra là. On aime celle qui sait faire des choix, celle qui agit de manière réfléchis. On aime celle qui sait être calme, celle qui contrôle tout, même son intérieur. On aime celle qui ralenti, celle qui pense doucement, celle qui réfléchis. J'ai trop agis avant de penser aux conséquences, plus maintenant. On aime pas, cette Leandra là. On aime pas celle qui s'accroche, qui s'attache, qui aime un peu trop fort, un peu trop de monde. On aime pas celle qui fait, puis ensuite pense. On aime pas la Leandra qui t'aime, toi, là, face à moi. Tu vois, tout ça, ce n'est rien de mes choix. Alors mon choix est fait, et dans toute cette symphonie, je me choisi moi. Je te choisi toi. Je choisi lui. Je vous garde loin parce que j'ai trop fais, trop eu à faire, pas assez aimé, pas assez donné, ou peut-être trop. Tu vois, tout s'emmêle, alors je me concentre sur le bout de tes doigts que j'attrape et que j'emmène avec moi. Puis je deviens cette oreille, qui écoute, qui relance, qui rigole, qui se moque. Là, dans cette barque, on est tout ce qu'on a toujours été. Tout ce qu'on a toujours su faire. Nous. Toi t'appelle ça une parenthèse, moi j'appelle ça le début d'un nouveau cercle, le début d'un nouveau mouvement. Peut-être répétition des erreurs passées, peut-être aussi jolie nouveauté. “Allez, à toi !” Fait des yeux ronds, ne comprends pas, ou qu'à moitié. Comment ça, à moi ? t'as fait du sport dernièrement, non ? Utilise le. “J’ai au moins fait 5km, tu peux nous ramener.” Hausse les sourcils, secoue la tête. Pour nous avoir autant éloigné, c'est toi qui ramène. T'es une pipelette, et on a rien à manger. C'est toi qui a décidé d'autant ramer, je n'ai pas à subir le retour. Là, relax, il est posé. Je prends les rames, soupire. C'est bien parce que j'ai faim... et je rame, un peu. Je sais même pas où on est, il a dû nous perdre, comme à son habitude. Toujours là pour nous perdre, me perdre, jouer de ma tête. Au loin, j'aperçois la maison, bon on est pas si perdu, mais c'est mieux quand il est celui qui porte le chapeau. Je rame, puis utilise la rame comme louche pour prendre un peu d'eau et lui lancer dessus. Oups, qu'est-ce que je peux être maladroite... puis recommence, avec l'autre rame cette fois. Dis donc, décidément. Puis fait exprès, recommence de l'autre côté, puis de l'autre, et de l'autre, riant aux éclats.

J’t’avoue que les figures de géométrie m’ennuient, moi c’que j’aime, ce sont les chiffres. Moi ce que j’aimerais savoir, ce sont nos statistiques. Un joli tableau avec nos erreurs, nos réussites, savoir qui remporte le compte. Puis après tout ça, après que chacun ai essayé de tromper les nombres, de les retourner dans tous les sens, j’crois que j’essayerais de calculer nos chances. Avec un peu de sang, avec beaucoup de sel, j’ai choisi le premier chiffre, le plus petit, le plus insignifiant. Mais c’est drôle, c’est un cercle. J’t’ai pourtant dis que j’m’en foutais de la géométrie. Peut-être que je m’y intéresserais, si tu rajoutais quelques chiffres avant mon cercle. A partir de combien, on estime que ça vaut le coup de se fracasser une énième fois ? J’suis un putain de matheux, et j’ai surement beaucoup trop de réponses pour n’importe quelles questions ; mais j’ai pas celle qui compte. Toutes ces années d’étude pour échouer devant la seule state qui importe. On est à combien, hein Leandra ? Quand on s’éloigne de nos téléphones, de la terre et des autres, quand tu me regardes, ose me dire qu’on n’fait pas s’enflammer notre chiffre-cœur. “J’ai une courbature, j’ai trop donné de ma personne.” Ose me dire que quand on se retrouve sur n’importe quel ring, avec nos gants de soie et nos doigts aciers, toi tu l’sens pas, qu’on est un chiffre qui marche. Même si j’en fais des caisses avec mon épaule qui roule, comme courbaturée. Et mon corps affalé, aussi, clairement plus dans le confort. Le culot souffle discrètement : “C’est toujours ton estomac qui te fait défaut..” Comme si c’était la meilleure chose à faire, de provoquer la meilleure boxeuse de ma vie cabossée. De fermer les yeux aussi, sous mes lunettes fumées. Juste de profiter du balancier, du bruit de l’eau et des rames qui la tranche, de ton souffle à l’effort. L’insouciance jusqu’à la flotte, qui m’fait me décaler de l’autre côté pour éviter une deuxième ; sauf que cette seconde vient évidemment de l’autre côté. J’ai l’air con à me balancer à droite et à gauche, à moitié dans le gaz de mon moment de bien être précédent. “Putain mais arrête !” Mes lunettes ôtées, mes jambes qui bloquent les tiennes pour une raison stratégique qui m’échappe. S’enchaine quelques “Leandra !”, “Non !”, et autre multiples “putain”, quand j’loupe une rame de peu. On tangue. Evidemment qu’on tangue. Evidemment que c’est le dernier de mes soucis. Quand on manque de se retourner, j’me redresse : “DRAPEAU BLANC !” Je lève les mains, en signe de paix, cachant la fourberie derrière des traits à qui je souffle d’être convaincants. “On se calme et on agit comme des adultes. ” Relâche ton attention une seconde Carreirao, juste une seule.