Très tôt dans la journée une enveloppe cachetée est venue se poser ce bureau qu’ils ont consenti à lui fournir pour ses besoins personnels, une pièce qu’il ne foule pratiquement jamais parce qu’il n’est pas du style à glander derrière un pc. Son poing est venu frotter le bois d’assez bonne qualité, laissant trainer sa patte jusqu’au kraft pour l’empoigner lourdement, pliant les bords en la ramenant vers lui et la déchirer. Un nom, une identité fictive pour un renouveau et une photo ainsi qu’un frêle dossier en sont extraits. Il marronne dans son coin en épluchant grossièrement les feuilles de papier… Voilà qu’il a de quoi s’occuper.

Des heures plus tard il est interrompu par l’alarme de son portable qu’il a laissé trainer volontairement sur sa table de chevet alors qu’il est en plein exercices avec une jeune femme à la peau bronzée. Il n’en a pas terminé mais son bras fait voler les draps pour laisser leurs deux silhouettes à nu. « Dégage. » Le problème, c’est que la belle se fait encore désirer, s’allongeant le cœur à la renverse, dans les abysses crépusculaires d’une lampe de chevet. Ses mains épousent les rondeurs de sa féminité dans l’unique but de le stimuler, espérant de lui quelques attouchements de plus et d'un retour au sein de son compas fuselé. Mais l’homme en pleine force de l'âge en a décidé autrement, même après avoir une dernière fois contemplé ce corps somnolant. Il s’est relevé pour aller chercher plus loin sur une chaise ce qu’ils ont, dans leurs tendres élans, pris le temps d’ôter afin de s’habiller. « Si tu restes, tu sais où se trouve le frigo. » Elle aura de quoi patienter parce qu’elle se retrouvera enfermée une bonne partie de la soirée, le professionnel ne lésinant jamais sur la sécurité. Alors si elle souhaite se désaltérer, elle y trouvera de quoi étancher sa soif avant de pouvoir recouvrer sa liberté, une fois qu’il sera rentré. Sa paume s’écrasant sur ses clefs, il ne l’a même pas regardée une dernière fois avant de verrouiller les accès. Elle était prévenue et ce n’est pas cette cage dorée, loft revu par ses soins et réadapté selon ses besoins, qu’elle étouffera : tout y a été conçu pour accueillir une personne dans le besoin, d’une décoration à la fois personnelle mais épurée, qui ne jure en aucune manière avec la neutralité.

Ses pas le conduisant au Donovan’s il se remémore les différents renseignements du bout de papier qu’il a aussitôt détruit. Et au-dessus de lui, l’orage gronde et la pluie commence fébrilement à tomber alors qu’il n’est plus qu’à quelques mètres de la devanture éclairée du bar dans lequel elle est censée bosser. Un ou deux clients ventripotents fument à l’extérieur sans dire de mot mais leur silence n’a d’égal que leurs regards envieux sur sa personne. Redressant son col pour chasser les gouttes qui ont eu l’indélicatesse de s’y poser, il pénètre dans une atmosphère détendue et qu’il connait. Mais à peine posé, ses avant-bras s’écrasant sur le comptoir devant lui, son téléphone se remet à sonner. Le message reçu, il le murmure de façon quasi inaudible, brisant le scellé de ses lèvres pour en sourire. « Je veux te… » La suite de la soirée lui semble prometteuse et il lui tarde déjà de rentrer pour regoutter à ces saveurs de mélange de chair et de plaisirs murmurés. Mais chaque chose en son temps. Aussi, il range l’objet pour se replonger dans la foule de visages fatigués et croise brièvement celui de la serveuse, des yeux qu’il a observés sur papier glacé.

Armée d’un pinceau imbibé, elle trace avec méticulosité des lignes couleur chair sur le côté gauche de son cou, elle efface d’abord le numéro si bien qu’elle en éprouve encore la brûlure de cet instant où il l’a marquée. Elle était sobre quand il l’a fait, sous son emprise, ça l’avait faite rire, avant de devoir dissimuler les larmes qu’elle n’avait pas pu contenir. Et puis elle cache l’hirondelle à la finalité, cela ne fait que quelques jours qu’elle doit répéter ces gestes et pourtant, elle a cette impression d’être déjà devenue experte. A l’œil, on ne remarque rien, c’est comme si le tatouage n’avait jamais existé, une simple couche de maquillage pour éradiquer le passé. Un mensonge qui vient abîmer son esprit déjà aliéné.

Ses vêtements, elle les enfile comme un costume. Elle n’aime ni leurs teintes, ni la façon dont ils tombent sur elle. Elle devient une sainte, une véritable femme docile et parfaite. Loin de celle qu’elle est et d’ailleurs à l’inverse aussi de ce qu’elle aurait voulu être, mais elle termine sa panoplie en attachant ses cheveux, une simple queue. C’est dingue combien elle n’apprécie pas ce jeu. Puis la voilà, derrière le comptoir de ce bar, à s’ennuyer à mourir, à observer les clients et leur inventer des histoires.

Sur le plateau qu’elle tient à deux mains se trouvent les vestiges de bières partagées après une longue journée de boulot de ces agents de la paix qu’elle n’est toujours pas certaine d’apprécier. En fait, elle éprouve envers eux un dédain impossible à contrôler, pour être honnête. Et quand elle pose ledit plateau sur le rebord du comptoir avec perte et fracas, elle exhale un sourire las, elle n’est pas douée pour ce job, allant jusqu’à se demander ce qu’elle fout là. Dans sa tête, ils en tournent des milliers de comment et de pourquoi.

Alors balançant une à une les bouteilles en verre dans la poubelle sous l’évier, s’en suit les verres, ils sont déposés dans le panier destiné à la vaisselle souillée, avant de redresser ses prunelles sur le nouveau client qui se trouve en face d’elle. Elle se munit d’une politesse qu’elle ne possède pas afin de le questionner, de cette phrase qu’elle semble avoir déjà trop prononcé, « Dîtes-moi, il vous faut quoi ? » Le rôle qu’elle se donne, ce caractère qu’elle invente arrondit le timbre de sa voix. C’est un son qu’elle n’est pas certaine de supporter, tout ce côté mielleux, ça lui retourne l’estomac. Et ce coup-ci, même le fait d’inventer toute une existence au nouvel arrivant ne l’aide pas.

Quelques-uns de ces visages lui sont familiers parce qu’il a l’opportunité durant ses heures de travail de les croiser dans les couloirs de cet institut consacré à la déesse aveugle susnommée Justice. Et pourtant il se fait discret, presque invisible malgré sa stature, le dos vouté et les coudes plantés, fixant devant lui pour ne pas être remarqué, sauf de celle qu’il est censé rencontrer, jusqu’à ce qu’une demande ne vienne dissiper le blanc marqué seulement de sa respiration. « Dîtes-moi, il vous faut quoi ? » C’est elle finalement qui fera le premier pas vers lui comme le veut sa fonction, aimable même si c’est un peu pour elle une obligation.  « Une pression, » deux mots seulement sans la moindre marque de politesse, une indélicatesse à laquelle elle est certainement habituée quoiqu’il se ravise un instant en épluchant de nouveau les têtes présentes à chaque coin de la pièce avant de grommeler un vulgaire   « Merci. » Puis il recommence machinalement à les observer comme s’il y trouvait un intérêt particulier, s’imaginant ce qu’a pu être leur journée alors que la sienne ne fait que de commencer.  « Le commissaire est de sortie ce soir… » et il profite bien vu la pinte qu’il est en train d’ingurgiter alors qu’il est si bien accompagné par l’une de ses collègues de qui il est visiblement très proche alors qu’il est…marié.
Paume à plat, le nouvel arrivant prend appui sur le comptoir pour se redresser sur son tabouret lorsque son téléphone le rappelle de plus bel, d’une mélodie s’échappant de sa poche avant de le déposer sur le bois. D'un glissement de son pouce c'est un nude d’une impudeur qui le nargue, le cliché d’un corps empreint d’une sensuelle fébrilité sur son écran qu’il ne prend même pas la peine d’occulter. Du moins pas à temps, puisqu’il tarde à poser sa large paume sur l’objet avant de l'éteindre, d'une légère et discrète pression sur le coté.

Cette question, elle est devenue si banale qu’elle ne la réfléchit même pas. C’est un refrain qu’elle a rapidement appris bien que cela ne fasse pas longtemps qu’elle est ici. Et si ça a le don de l’agacer le fait qu’il balance deux mots à la volée, « Une pression, » sans pour autant la regarder, elle ne le montre pas, elle se contente de hocher le visage et de décompter de sa langue ses dents, une à une comme si ça pouvait l’aider à contenir la légère aigreur dans le fond de sa trachée. « Merci. » Au moins, elle note son certain effort de politesse, oscillant légère la tête comme pour approuver, et elle se décale ensuite vers la fontaine afin de confectionner la bière demandée.

D’un geste habile, elle récupère le verre approprié, et parce que ‘est calme en cette soirée, elle devine que c’est à elle qu’il vient de s’adresser. « Le commissaire est de sortie ce soir… » Le liquide mordoré remplissant le récipient, elle tourne ses iris vers le visage du client, et puis les laisse glisser jusqu’à l’homme qu’il vient de désigner. « Commissaire… » Ce n’est pas le rôle qu’elle lui avait donné, loin de là, à dire vrai, et ça la fait sourire, d’un rictus un brin putassier. Elle hausse les épaules, la mousse terminant de parfaire le verre puis reviens vers lui.

Si elle va pour rebondir sur la personne qu’il vient de désigner, lorsqu’elle pose le sous-verre sur le comptoir pour y glisser dessus sa commande, elle est forcément attirée par l’écran de son téléphone qu’il vient de déposer tout à côté, elle y remarque les courbes féminines et en clôt ses paupières presque désabusée. « L’un de sortie… » elle commente, les sourcils froncés, « l’autre devrait rentrer. » Parce que c’est un rappel qu’il vient de recevoir, en tant que femme, même brisée, elle le sait. « J’suis pas certaine que la bière vaut le coup. » De la faire patienter, de ne pas aller la rejoindre directement mais c’est avec un visage des plus innocents qu’elle lui demande gentiment, « Ça fait six dollars, cela dit. » Instinctivement, elle pose sa vision sur ses doigts, intéressée de savoir s’il est, comme son ami, marié. « Pourboire non compris. » Vénéneuse Ellie.