Bonjour, j'ai une réservation aux noms de Grimaldi et Ôya que je lance dans un sourire éclatant à la réceptionniste en tendant ma carte bancaire, non sans avoir vérifié les chiffres du bout de mes doigts la seconde d'avant. Gauthier a beau me faciliter la vie quatre-vingt dix neuf pour cent du temps, il reste certains petits détails que je dois gérer en solo, comme le fait de ne pas me tromper de carte. Par chance, les chiffres étant en relief, ce n'est pas réellement un souci dans mon quotidien. Ce qui risque de l'être davantage dans les heures à venir, en revanche, c'est l'annonce de la jeune femme me faisant face. Je suis navrée, j'ai bien conscience que vous ayez réservé une chambre avec deux lits simples séparés, mais toutes ces dernières ont été réservées avant la vôtre. Vous auriez dû être prévenu par mail... tout ce que je peux vous proposer, pour le moment du moins, c'est une chambre avec un lit king size. Je ne sais pas bien si je dois m'amuser de la situation - car il m'en faut beaucoup pour m'offusquer ou m'énerver - ou bien imaginer ce cher Kazuo luttant contre l'éducation ayant été la sienne. Il ne parvient déjà pas à prononcer mon prénom ou à me tutoyer, alors dormir dans le même lit que moi... Je crains que vous ne soyez contraint de me supporter un poil plus que prévu ! que je tente de dédramatiser en attrapant la carte magnétique de la chambre. Inutile, selon moi, d'essayer d'argumenter : nous perdrions notre temps, notre patience pour un résultat... égal. Cela va aller ou vous souhaitez que j'essaie de me trouver une chambre dans Quito ?

Je m'exprime, je dicte, j'impose. Du moins on peut penser que rien ne viendrait me faire chavirer, moi le colosse à la carrure forgée par des heures de musculation. Une bête négociation en compagnie de la réceptionniste n'est pas grand-chose en comparaison de ce que ma propre mère fait quotidiennement, bien que l'écolo en moi ne soit pas franchement fan des méthodes. Ceci étant, la main de Kazuo déposée contre la mienne, m'assurant de sa présence, achève de laisser mon assurance prendre les choses en main. Le jeune japonais n'est pas en reste, nous offrant un room service accordé pour la durée du séjour. Joliment joué. Je m'apprête d'ailleurs à lui en faire la réflexion lorsqu'une fois dans l'ascenseur, il me coiffe au poteau en s'exprimant en premier. Vous tutoyer... que je répète simplement en arquant un sourcil de surprise. Celle-là, je ne l'avais clairement pas vue venir et la donne m'amuse autant qu'elle me surprends réellement. Ce damoiseau est un brin imprévisible, et nous avons cela en commun. Un sourire soulève par conséquent mes lèvres la seconde qui suit, le soutenant à la petite crise passagère de l'appareil d'acier. Rien de cassé ? Ma voix est sincèrement intéressée et mon expression redevenue sérieuse d'un coup d'un seul. Va pour le tutoiement. Nous quittons les quatre murs de métal pour pénétrer dans la chambre, dont l'odeur de propreté dépourvue de toute javel chatouille délicieusement mes narines. Mes doigts caressent la douceur du lit qui, effectivement, me semble immense. Cet environnement complètement inconnu et inattendu ajoute à mon stress habituel. Il va me falloir une bonne dose d'adaptation, et vite. Triste ? Nouvelle surprise. Je n'ai pas l'intention de jouer les têtes brûlées alors que je ne pourrais même pas aller dans la salle de bain sans craindre de me cogner... et je ne suis pas certain que tu aies bien conscience de ce qu'implique être mon ombre. A la base, Gauthier t'a surtout embauché pour le côté sportif, tu sais ? Le reste, je peux m'en débrouiller, Kazuo.

Sans aucun doute ! que je réponds peut-être un poil trop fort étant donné que les ascenseurs n'ont jamais été mes meilleurs potes. Comme beaucoup de choses qui touchent à la technologie, polluent ou vont à l'encontre de mon moi écologiste pur et dur. En revanche, une fois dans la chambre, le comportement de Kazuo me pose question et balaye la peur quelconque que j'ai pu ressentir quelques minutes plus tôt. Si je n'ai absolument aucun doute sur les capacités du jeune homme, c'est la motivation que je questionne. Qui voudrait vivre telle une ombre pour le restant de ses jours ? Bien que le contrat ne stipule évidemment pas qu'il faut rester collé à moi jusqu'à ce que la mort nous séparent, non. Mais le point de vue est là, irrémédiable. Oh je ne doute ni de tes capacités, ni du jugement de Gauthier et encore moins de la confiance qu'il a placée en toi. Si tu es ici c'est qu'il te fait confiance les yeux fermés, sans quoi il aurait trouvé un moyen quelconque de nous rejoindre et de dormir au plus près de moi. Mais il m'a élevé, Kazuo. Il est quasiment un père pour moi. Le fait d'avoir accepté d'être mon ombre dès ma naissance ne t'implique pas, toi. Ma main serre la sienne doucement, alors que mon visage ne laisse apparaître rien d'autre que de la douceur. Pas d'expression particulière, et mes prunelles turquoises sont hélas toujours incapables de faire transparaître tout ce que je ressens de façon directe. Mais qu'importe. Effectivement, en théorie je ne peux pas sortir seul. Mais si c'est un défi je suis tout à fait capable de faire le test et de sortir solo quand même... Buté moi ? Que nenni. Ou juste un peu.

Mes sourcils se froncent légèrement au discours de Kazuo, sur ses origines, mais aussi son éducation. J'ignorais évidemment les tenants et les aboutissants, bien que persuadé que Gauthier, lui, avait tout en main avant même que d'imaginer le tester pour l'embaucher. Qui a dit que j'en voulais à quelqu'un ? Mon propre comportement peut poser question, et je ne parle pas uniquement de l'absence de ma vue, non. L'étiquette, ma façon de m'exprimer que beaucoup considèrent comme pompeuse... on ne peut pas dire que je sois le parfait reflet d'un moule où la société s'efforce de me faire rentrer. Je n'en veux à personne et je ne t'en voudrais pas davantage si tu préfères suivre l'éducation qui t'a été donnée. Le prénom et le tutoiement étaient une suggestion, aucunement une obligation et je ne veux pas que ce soit sujet à malaise. Ma bienveillance se lit sur mon visage, bientôt remplacée par un rien de surprise alors que le jeune japonais prend mes mains pour les placer sur ses joues. Ses efforts me touchent, inutile de le nier. Tout ce qu'il semble faire doit être à l'opposé de ce qu'il a appris et pourtant, il l'exécute tout de même, me donnant au passage raison sur un point : non il n'est pas à mon service, et il n'existe pas la plus petite servitude dans ce lien qui nous lie actuellement. Tu acceptes que je touche ton visage pour connaître ton expression ? Le geste était clair mais j'ai besoin qu'il me le confirme. En attendant, je défais juste un brin d'emprise sur ce visage inconnu, n'utilisant que le bout de mes doigts pour partir à la conquête de ses traits, de ses futures rides d'expression, et de tout ce qui peut m'offrir de quoi imaginer son visage. Je suis quelqu'un qui n'est bien qu'en pleine nature... que je confesse bien volontiers. Et l'écologie n'a rien à voir là-dedans, je suis juste moi-même au milieu du monde sauvage... mais bientôt, je me retrouve avec Kazuo dans mes bras, tremblant telle une feuille, alors qu'aucun bruit suspect n'a été analysé par mon ouïe. Qu'est-ce qui se passe ?!

Les efforts manifestes du jeune japonais pour rentrer dans un moule n'étant pas le sien me touchent, me bouleversent même. Bien que nous ne soyons pas du tout au même niveau d'adaptation, je comprends ses doutes, l'éducation qui l'empêchent de se sentir semblable à la foule américaine qui nous entourent lorsque nous sommes sur Boston. Alors que sa main vient frôler ma joue, et bien que l'étonnement me fasse un tantinet sursauter, je m'empare de ses doigts afin de les serrer entre les miens, armé de toute la délicatesse dont je suis capable. En théorie, ce serait plus à moi d'être sensible au regard sans pitié des gens, tu ne crois pas ? que je tente de dédramatiser dans un petit sourire. Ne cherche pas à être quelqu'un d'autre. Pas avec moi. Tu ne peux pas me tutoyer ? Aucune importance. Les autres te regardent de travers ? Regarde-moi et pas eux, avec toute la cruauté dont ils sont capables. Fais comme s'ils n'existaient même pas. Tu sais, en arrivant aux USA j'étais fils de prince embourbé dans tout un florilèges de conventions, de tenue, de conduite, et d'étiquette. Je ne m'en suis pas encore libéré, alors que cela fait maintenant treize ans. On ne peut pas charger du jour au lendemain notre être profond... puzzle complet ou pas. Et c'est très bien ! Ceux qui ne peuvent pas le comprendre ne méritent aucunement que tu les considères. Ma voix est aussi assurée que possible, alors que je n'ai pas cessé une seconde de lier nos doigts ensemble. Généralement, le contact physique m'apaise... mais peut-être est-ce l'inverse pour Kazuo ? Je ne termine cette étreinte que pour placer précautionneusement mes mains en coupe sur son visage. Je détaille ses expressions, je visualise ces dernières. Arrête de t'excuser que je le coupe en éclatant ni plus ni moins de rire. Tu me décriras le ciel et alors c'est comme si je le voyais de mes iris. Mon rire ne se stoppe que pour laisser la place à un étonnement pur, sincère. Tu es au courant que les petites bêtes ne mangent pas les grosses ? J'évite d'en rire, car la panique du japonais me paraît tout à fait vraie. Dis-moi où elle est et je la libère par la fenêtre. Je me détache délicatement du jeune homme, prêt à tâtonner afin de me lancer dans le sauvetage d'un petit être vivant... mais qui terrifie manifestement mon interlocuteur.