Ah, foule qui m'entoure et me bouscule à la première occasion, voilà qui ne me manquait pas lors des examens. Tout le monde rivé sur sa feuille, aucunement perturbé par le monde autour, l'égoïsme caressant leurs tempéraments dans un seul et unique but : réussir. Je ne suis pas en reste, ayant d'autant plus de choses à prouver depuis que ma vue m'abandonne, chaque jour un peu plus que la veille. Voilà la raison pour laquelle je me considère comme fou, là, tout de suite, à avoir voulu un café latte en plein coup de feu étudiant. Starbucks possède ce je-ne-sais-quoi rendant leurs boissons absolument irrésistibles, une douce addiction qui apaise les craintes de ma journée à peine entamée. Scylla n'a pu m'accompagner aujourd'hui, et la présence de mon berger belge aux yeux aussi turquoises que les miens me manque d'autant plus que la clientèle pressée me pousse carrément afin que j'avance. Les ombres dansent devant mes yeux perdus dans le vague, information bien maigre afin de savoir quand il faut avancer ou attendre. Cette petite seconde de retard me joue des tours depuis un bon quart d'heure maintenant, mais bien loin de m'en offusquer ou m'en agacer, je bénis l'instant où, enfin, je vais pouvoir récupérer mon petit Saint-Graal du moment. Bonjour ! que je lance sans savoir si un homme ou une femme me fait face, non sans ponctuer ce simple élan de politesse par un sourire sincère et solaire. Je tends la main avec autant d'assurance que possible, tâchant de ne pas donner trop de détails quant à ma condition, lorsque je j'entends un sploach précédent une jolie douche sucrée de café latte. Par réflexe j'ai levé mes deux mains pour me protéger de... pas grand chose, car je suis une montagne par rapport à la caisse et que la giclée venait d'en-dessous. Une déferlante d'excuses parvient à mes oreilles, m'indiquant que je fais face à une demoiselle ne me paraissant pas être très âgée, armée d'un torchon et d'un sopalin afin de réparer la catastrophe. Au lieu de pester, ce que probablement n'importe quel client aurait fait, j'esquisse un petit rire amusé. Aucunement moqueur, aucunement mauvais, juste... amusé et cabotin. Je rêvais de tester la douche spéciale du Starbucks option latte, voilà que mon souhait est exaucé ! que je lance en attrapant un morceau de sopalin après un geste hésitant, mes yeux ne me guidant pas franchement dans l'affaire. Ne vous inquiétez pas... il n'y a pas mort d'homme, si ? Mort de gobelet, peut-être... mais je suis quasi certain qu'il s'en remettra. Petit clin d’œil afin de rassurer la demoiselle, sans savoir qu'elle et moi faisons partie de la même maison d'Harvard : la Adams.

L'entente de mon prénom me surprend, pour être honnête. On se connaît ? que je lance d'un ton curieux et avenant, juste avant le drame. Cette seconde hors du temps qui sépare ma chemise propre et immaculée d'une douche délicieusement sucrée. Plutôt que de pester et m'adonner à une donnée de mon tempérament qui ne s'exprime pas souvent - j'ai nommé la colère - je préfère mille fois m'en amuser et me dire qu'aujourd'hui est simplement un jour à part. J'imagine sans peine la réaction d'un badaud frustré, qui se serait très certainement retournée contre la demoiselle me faisant face. Demoiselle qui, autant être honnête, est passée d'action réaction en un temps plutôt record. Je l'aiderais volontiers mais me baisser pourrait signifier me cogner à sa tête, et mes yeux ne sont plus en mesure de me guider à ce point-là. Les taches sur le sol, je ne les capte même pas, regardant une ombre s'affairer avec énergie et minutie, guidée par la honte qu'elle doit ressentir, bien qu'à tort. Renverser quelque chose est à la portée du premier venu, s'excuser en revanche est un réflexe tout autre. J'ai bien peur que son petit cœur ne reparte pas... il a décidé de quitter ce monde en mode I believe I can fly et qui peut le blâmer, hein ? Je cabotine une fois encore en mettant soigneusement de côté la longue queue s'étendant derrière moi. Si je m'apprête à bouger, ce n'est qu'à la mention de la pause d'Achlan, dont je saisis désormais le prénom, et parce que cette dernière me propose un café latte flambant neuf. Mais avec plaisir ! Si quelqu'un doutait de sa capacité à préparer une boisson plus vite que son ombre, le doute peut désormais être levé : je manque de sursauter lorsque la brunette m'attrape le bras, me donnant des indications quant à la différence de taille entre nous. La donne m'amuse, une fois encore, car si notre duo dénote, paraît doucement improbable, il n'en demeure pas moins que nous nous sommes trouvés, grâce à ce fameux hasard dont on parle à tort et à travers. Serait-ce que tu as remarqué ma cécité que tu me guides ? Je ne peux décemment m'empêcher de m'exprimer là-dessus alors que je m’assoie sur la chaise qu'elle a tiré exprès pour ma personne, après m'avoir évité d'être bousculé une bonne dizaine de fois. Ne va pas croire une seconde que j'en suis choqué que je reprends aussitôt, m'armant à mon tour d'un tutoiement qui me semble normal, et beaucoup plus confortable. On ne me prête généralement pas suffisamment attention pour s'en rendre compte. Je suis... surpris. Quant au fait de se connaître, le prénom de la demoiselle me dit effectivement quelque chose. Probablement parce qu'elle et moi faisons partie de la même maison... Mmh... avant de connaître ton prénom j'aurais été bien incapable de te le dire avec certitude. Mais Achlan, aussi joli et original soit-il, est un prénom que je n'ai entendu qu'une fois... à la Adams. Je me trompe ?

Pour avoir rencontré un bon nombre d'âmes diminuées durant mon long séjour à l'hôpital après le braquage, sept ans plus tôt, ainsi qu'il y a six mois après la perte progressive de ma vue, difficile de ne pas se sentir pris en pitié, ou inutile lorsque quelqu'un de valide - bien que ce mot me rebute - nous vient en aide. J'opte pour une réaction toute autre en revanche, sentant chez cette presque parfaite inconnue un élan d'humanité et une profonde, sincère envie de bien faire. Rien qu'à l'entendre nettoyer le sol, mue par cette volonté de réparer cette bêtise sans importance aucune, m'avait déjà fait comprendre qu'aucune méchanceté ni moquerie ne viendrait jamais de sa part. Peut-être suis-je dans l'erreur. Peut-être ma naïveté nouvelle, allant de pair avec ce réapprentissage de mon existence, me pousse à ressentir une émotion erronée. Pourtant, comment demeurer de marbre face à quelqu'un qui veut tant bien faire ? Attentive et serviable, deux grandes qualités ! Une fois encore, aucune moquerie d'aucune sorte ne s'échappe du ton de ma voix. Au contraire, je tente de voir à travers la demoiselle, de deviner un morceau de son caractère au travers de ses mots et de sa façon de se mouvoir. Mes prunelles turquoises ne sont peut-être plus là que pour la galerie, mais mon ouïe, elle, demeure intacte et on ne peut plus perçante. Fier étudiant Adams, en effet ! Mais je crois que pour le prénom ça doit être inscrit sur le gobelet de mon latte... A moins que Starbucks ait drastiquement changé sa politique ? Un petit rire fend l'atmosphère sonore alors que je lève ce dernier, comme pour trinquer, avant d'avaler une longue et délicieuse gorgée. On peut dire ce que l'on veut sur l'entreprise, à commencer par l'impact écologique désastreux de leur gobelet - pour ne citer que cela - mais la qualité de leurs boissons reste inégalable. D'où ma présence ici... J'en déduis que tu ne fais pas que préparer des cafés... tu es étudiante ? En quoi si tu me permets cette curiosité ? Car oui, ma curiosité est piquée au vif face à cette rencontre aussi surprenante que détonante. Sans doute ladite rencontre nous ressemble-t-elle... à l'un comme à l'autre. Ceci étant je ne voudrais pas te prendre toute ta pause, tu ne dois pas avoir énormément de temps pour souffler... n'hésite pas à prendre congé si jamais tu le souhaites. Je ne t'en tiendrais aucunement rigueur. Cette fois, Achlan serait peut-être la personne surprise des deux. Ma façon de parler va hélas de pair avec l'étiquette et l'éducation que j'ai reçue en tant que Grimaldi. Pas évident de gommer ce que l'on bourre dans son crâne depuis l'enfance...

Mais j'espère bien que tu vas le croire, c'est quand même le but ! Sinon à quoi bon complimenter ? Okay, peut-être que mon éducation princière et protocolaire pèse lourd dans cette balance, impliquant que je ne complimente pas autrui si ce n'est pas sincèrement pensé derrière. Voilà pourquoi je ne me départis pas de mon sourire, qui demeure plaqué à mes lèvres, non sans toute la sincérité du monde. Ah je savais bien que j'allais te sauver les miches au moins une fois dans la journée ! que je plaisante aussitôt avant que mon amusement ne connaisse un pic : celui au sujet des prénoms sur les gobelets. Je savais que j'aurais dû faire mettre Brad Pitt... Je m'arme d'un air faussement dépité en plaquant théâtralement ma main sur le visage. Vrai que les serveurs et serveuses du Starbucks devaient être confrontés à toutes sortes de choses farfelues. Tu as des anecdotes sur les prénoms pour ton camarade Adams ? Mon sourcil se soulève, la curiosité piquée au vif. Peut-être suis-je un dinosaure de la vieille école, à donner mon vrai prénom lorsque l'on me le demande. Qui peut bien avoir besoin de mentir ? Un agent secret ? Quelqu'un à qui on a affublé un nom tellement atroce que la simple épellation de ce dernier fait frémir ? Toute mon imagination tourne alors à plein régime, ne pensant pas une seconde à ce qu'un latte renversé sur ma pauvre chemise - bonne pour la laverie - pouvait provoquer comme rencontre improbable. Mais je n'en suis pas fâché, bien au contraire. Cette demoiselle est rafraîchissante et embellit cette journée pourtant destinée à être morne, sous couvert d'une routine que je déteste d'avance. Alors un peu de piment m'offre l'opportunité de profiter, de mettre en pause tout le reste, et de faire plus ample connaissance avec Achlan, dont j'adore décidément l'originalité de prénom. Stylisme, intéressant... tu dessines tes créations ? que je m'intéresse aussitôt l'information de ses études en main. Je fais un peu de shooting de temps à autre, alors... Figure-toi que je cherche une styliste pour un photoshoot. Non pas que j'adore être pris en photo, mais c'est pour que l'argent récolté permette la construction d'un puits et d'une école au Gabon. Projet que je monte depuis plusieurs mois... si jamais tu veux faire partie de l'aventure, même si j'ai conscience que l'on ne se connait pas... Sa gentillesse m'a pourtant frappé. L'évidence de cette dernière tout autant. Qui d'autre que quelqu'un de bon aurait autant souhaité réparer sa faute ? Avant de répondre à ta question je te laisse aller chercher ton café, car une pause sans café, ce n'est pas une vraie pause ! Et... j'avoue que je meurs pour leurs cookies fourrés chocolat noisette. Mais si tu prends quelque chose aussi, c'est pour moi, pas de raison ! Non pas que je déteste me faire inviter, mais j'aime rendre la pareille. Faire preuve d'autant de bonté que l'on en a fait preuve à mon égard. Et c'est sans doute ce qui m'incite à l'attendre patiemment, sans même boire une gorgée, me fiant à mon ouïe pour toute indication de retour. Alors tu voulais en savoir plus sur moi... mes études sont bien moins glamour que les tiennes ! A ce jour, je suis étudiant en 7e année de Bio-Ingénierie et Ethnobotanique, profondément tourné vers l'écologie et la planète. Je suis aussi Président et coach au club de muscu, ainsi que Co-président du club de cinéma. A mes yeux la Adams est comme une famille. C'est la raison pour laquelle il me semble si aisé de te parler, sans doute... mais de ton côté, hormis ce travail et tes passionnantes études, tu as des passions ? Ou peut-être fais-tu partie d'un club ?

Je suis démasqué ! que je lance dans un petit rire tout en jouant avec la touillette du café que je n'ai même pas utilisée. Cela m'évite de penser aux tonnes de plastique que créer une simple journée au Starbucks. A la place, je me concentre sur ce que me raconte ma camarade Adams, avec une sincérité que je lui envie. Si j'ai une sainte horreur du mensonge, je ne pense malheureusement pas pouvoir être aussi franc, et armé d'autant de candeur. L'univers princier et faux dans lequel j'évolue m'ôte ce genre de luxe... tant et si bien que, face à la demoiselle dont j'ignore jusqu'à la couleur de cheveux, je me trouve normal. Admirablement normal... et bigre, ça fait un bien fou. Les gens sont étranges... et manquent cruellement d'imagination ! Sans oublier le type ayant gagné l'Oscar de la goujaterie... il vaut mieux que je ne travaille jamais ici, je crois que j'aurais envie de renverser un bon nombre de café sur la connerie humaine que je reprends dans un sourire, de ma voix amicale et chaleureuse. Une capacité que Gauthier m'a enseignée, celle de voir le positif en toute chose. Bien que ce renversement nous ai permis de parler ! A des milliers d'années lumières d'imaginer que Achlan puisse se poser tant de questions au sujet de ma cécité galopante, je continue notre conversation le plus simplement et franchement du monde, jusqu'à ce que la demoiselle n'aille chercher son café ainsi que quelques petites douceurs. A croire que je sois d'humeur gourmande, moi qui ne me paye que rarement le luxe de plonger dans des saveurs délicieusement sucrées. J'attends son retour et commence par donner davantage de détails sur moi, à commencer par mes études et mon engagement écologique. Quelque chose me tenant à cœur plus que de raison, je dois l'admettre. Suivre le rythme n'est pas un problème, j'ai l'habitude d'être multitâches ! Bien que ce soit presque mon penchant pour l'écologie qui me prive de ma vue aujourd'hui, dans un sens... Mon regard azuré se perd quelques instants dans le vague, au souvenir de cet accident de vélo ayant tout provoqué, six mois plus tôt. Si je n'avais pas eu d'éclat de balle dans la tête, cet incident aurait pu rester tout sauf grave. Autant dire que les proportions prises par ce dernier me laisse, comme bien souvent, le souffle coupé. J'opte pour un sourire une fois revenu à la réalité, afin de ne pas inquiéter mon interlocutrice. Je peux dire sans trop craindre de me tromper qu'elle a certainement eu son compte d'émotions fortes pour la journée. Comme tout le monde j'ai mes défauts, je ne suis donc pas parfait... mais je serais curieux de t'incorporer au projet. Après tout tu es Adams comme moi, ça restera dans la même maison comme ça... et ça me ferait plaisir de partager ça avec toi.