Inspirer, expirer. Une demi-heure que je suis planté tel un piquet de gare devant cette entrée. L'odeur de javel, je la sens d'ici, entrecoupée par le va-et-vient incessant de patients, d'ambulances et autres urgences. Chaque sirène caractéristique m'offre un frisson désagréable, comme si mon corps se trouvait enfermé dans le passé, incapable de passer outre cette fameuse journée, sept ans plus tôt, ayant manqué d'être la dernière sur cette belle planète bleue. Incapable de penser de façon cohérente, je tapote mes doigts de la main droite contre la couture de mon jean, exécutant toujours le même rythme, obligeant mon cerveau à me concentrer sur cette mélodie plutôt que sur le brouhaha ambiant. Lunettes de soleil sur le nez, je ferme doucement les yeux et tâche de faire preuve du peu de courage qu'il me reste pour éviter toute fuite prématurée. Deux mois que je repousse encore et encore ce rendez-vous... deux mois que j'aurais dû faire vérifier l'emplacement de l'éclat de balle dans mon encéphale. Deux mois que je me leurre à grands coups de belles excuses... mais cette fois, impossible de reculer. Mes pieds refusent néanmoins de communiquer avec ce rien de cerveau qui n'est pas branché sur l'envie de fuir... jusqu'à ce qu'une épiphanie me frappe de plein fouet, m'incitant à m'emparer de mon téléphone portable. Besoin de toi... j'arrive pas à rentrer dans ce putain d'hosto que je dicte grâce à ce petit bijou de technologie que Gauthier a configuré entièrement avec une commande vocale. J'envoie par conséquent ce petit message à Haiwee, espérant secrètement qu'elle puisse parvenir à rien de moins qu'un miracle...

Ouvrir et fermer les yeux, tel un réflexe, ne m'aide pas davantage à conserver un semblant de calme que de compter mes respirations. Plus la valse des passants et autres patients s'intensifie autour de moi, plus le malaise croît. La main serrée contre mon cellulaire, qui m'annonce bientôt une réponse positive de la part d'Haiwee, ne relâche pourtant pas sa poigne malgré cet état de fait. Cette amie proche interrompt très certainement son programme de la journée afin de me soulager, moi, de cette peur panique d'un pas en avant. Mais pas n'importe quel pas... ce dernier implique traverser à nouveau une foule de souvenirs qui, depuis mon admission sept ans plus tôt avec deux balles dans le corps, ne me laissent jamais en paix. Ma joie de vivre et cette envie d'aller de l'avant envers et contre tout sont bêtement remises en question par un geste anodin, que nous exécutons tous à longueur de journée. Hélas, la donne ne m'apaise pas davantage, alors que ma respiration devient saccadée, erratique. Une main portée à ma poitrine, contre laquelle je sens mon cœur battre à tout rompre, m'obligeant à m'asseoir à même le sol. Personne ne me prête attention, personne ne me voit et pour le coup, je n'en suis pas fâché : devoir expliquer cette attaque de panique, car il s'agit bel et bien de cela, à un ou une parfait(e) inconnu(e) ne me plaît guère. Du moins, jusqu'à ce qu'un doux parfum fruité ne vienne chatouiller mes narines. Mon téléphone toujours aussi fermement serré dans ma main, je murmure, craignant d'être à côté de la plaque : Haiwee ?

Ma propre panique me bouffe littéralement de l'intérieur. Je voudrais hurler, courir dans l'autre sens, extirper au tisonnier chauffé à blanc toutes ces émotions contradictoires et si puissantes que j'en peine à inspirer et expirer normalement. Le bruit alentour me rends sourd, comme inatteignable. Gauthier serait présent, probablement parviendrait-il à me calmer de sa voix douce et apaisante, capable de m'envelopper et me conduire dans des limbes plus clémentes. Mais mon majordome unique et préféré n'est pas ici. Ses pas ne pourraient le conduire jusqu'à moi étant donné la formation ordonnée par ma patronne de mère, bien loin de Boston où mon corps joue une sorte de balancier afin de se concentrer sur un rythme, quelque chose d'un tant soit peu apaisant. Mes grandes mains englobent les deux côtés de mon crâne et je me surprends à compter... Un... deux... trois... en murmurant plus qu'en ne m'exprimant clairement. Ce décompte est pour moi un point de repère, une lueur dans ces ténèbres qui m'enserrent. Pourtant, c'est une voix féminine qui me sort un peu plus de ma torpeur, parvenant à me faire articuler un prénom. Le sien. Haiwee. Tu es venue... Non pas que je m'en étonne réellement, mais c'est la seule chose que je me trouve en mesure de répondre. Mon état ? Pas terrible, mais ça, elle peut le constater de ses propres iris. Si je rentre là-dedans... je vais y rester des mois... Souvenirs et cauchemars s'entremêlent à ma réalité tandis que la question de la jolie brune reste sans réponse. Je me sens oppressé, inutile, incapable. Tellement d'émotions me chavirent que mon palpitant fait de grandes embardées dans ma poitrine. Je ne peux pas... rentrer. Je ne dois pas... rentrer... Et le balancier de mon corps recommence, tandis que je ne me suis pas détendu ni n'ai bougé du plus petit millimètre. Mes mains sont toujours contre mes cheveux blonds, et ma respiration non moins erratique.

Mon corps se détend un tantinet en sachant que je ne suis plus seul dans cette galère. Haiwee m'a rejoint en si peu de temps que tout mon être l'en remercie, impliquant que ma respiration se calme progressivement. Ses mots achèvent de taire mes démons, au moins pour quelques instants, alors que je hoche négativement la tête. Je savais que tu ne me laisserais pas... que je reprends en articulant mes paroles, ma mâchoire tremblant encore sous l'angoisse ayant été la mienne jusqu'à lors. Je voudrais avoir la possibilité de prendre mes jambes à mon cou, de foncer tête baissée mais je me résigne : avec ma vue qui m'abandonne, autant se mettre un flingue sur la tempe, cela irait plus vite. Je risque d'être renversé à la vitesse de la lumière par le premier chauffard venu, et là encore, ce n'est pas le but. Je m'empare délicatement de la main de ma meilleure amie, la serrant un petit moment avant de me redresser. Chaque muscle en est douloureux face à la tension qu'il a subit. Après tout, si on savait calmer les angoisses les plus envahissantes d'un claquement de doigt, sans doute beaucoup de monde vivrait plus sereinement. Je sais que je sonne comme un taré que je m'insulte sans ménagement, pensant malheureusement ce que je prétends. Je sais au fond de moi que ce n'est pas une malédiction et que je ne resterais pas des plombes ici... mais... entrer dans un scanner, être engoncé entre une sorte de chambre de métal à radiation... c'est comme une prison. La même que dans la banque... A l'évocation du drame de mon existence, je serre un peu plus la main d'Haiwee dans la mienne.