22 février, 20h30

Ahh, les galas de charité... l'excuse parfaite pour se retrouver entre riches, montrer ses plus belles robes et sortir son porte-monnaie à la vue de tous. Parce que c'est en vogue, d'être généreux, compatissant, woke. La génération X en raffole : c'est leur manière à eux d'essayer de se greffer à tous ces mouvements auxquels ils ne comprennent rien. Encore hier, ta mère t'a demandé si le mot "queer" était péjoratif ou non. Il y a quelques semaines, ton père a jeté tous ses chapeaux de cow-boys par "respect pour le peuple amérindien." Ce serait mignon si ce n'était pas entièrement motivé par le désir de se faire bien voir par leurs pairs, et surtout, par les jeunes adultes qui composent 80% de leur marché.

Tu as enfilé une robe noire (comme la couleur de ton âme), sobre, chic, un peu courte mais who cares? On a beau être en plein milieu de l'hiver, tu n'as froid ni aux jambes, ni aux yeux.

Organisée dans la salle des fêtes d'un Hilton, la soirée s'articule autour de remises de prix et d'une vente aux enchères avec des œuvres d'art beaucoup trop banales et beaucoup trop chères. Les aristo vont s'en donner à cœur-joie. Tes parents tapent la discut' avec d'autres couples et tu en profites pour aller retrouver ton acolyte des ténèbres : Théodore. Seul et unique personne capable de te supporter, de ne pas s'offenser de ton humour noir et mieux encore, d'en remettre une couche.

— Je suis beaucoup trop sobre. Tu bois quoi ?

Tu vois passer Samantha Gould - une ancienne conquête, affectueusement renommée "Gourde" par tes soins - près du bar et détournes le regard alors qu'elle te salue maladroitement d'un geste pathétique de la main.

— Jolie tenue, au fait. Ta veste ne ferait pas office de cape d'invisibilité, par hasard ? Ça m'arrangerait.

Ce sont des ogres, uniquement animés par l’irrépressible avarice : manger, engloutir et dévorer sans la moindre réflexion, sans aucun recul. Tu perçois Théodore, derrière les beaux vêtements, les mentons barbouillés de miettes et les doigts couverts d’une substance grasse. Les chemises grincent difficilement, les boutons luttent pour ne pas exploser et les robes remontent sur les peaux huileuses. Les échanges de sourires crispés et de poignées de mains sont un spectacle risible dont tu t’abreuves. Ces soirées de charités sont pour beaucoup des lieux d’opportunités et de plaisir, un rassemblement bienheureux pour les apparences et réputations. Que représente après tout ces dépenses dans leur quotidien ? Une futilité, rien de plus. Une vague générosité arrosée de champagne et de petits fours, quelques œuvres médiocres achetées sans un regard. Dîner au restaurant peut parfois s’avérer plus couteux. Quelle prison d’ennui pour tes pauvres yeux. Soustrayez leurs contradictions et hypocrisies, et vous n’obtiendrez qu’une forme gélatineuse se répandant sur le parquet. Impossible de leurs arracher sans détruire leurs précieuses contenances. Dans cette foule dénuée d’intérêts demeure néanmoins Silver. Une complice dans le vaudeville, inspirée des mêmes affres, se moquant des mêmes ridicules. Sa présence t’arrache un sourire. « Je suis beaucoup trop sobre. Tu bois quoi ? » Par automatisme, tu lui présentes ton verre. Elle ignore encore les péripéties de ton invitation. Aucun doute que sa colère sera acerbe. Wendy. Est-ce qu’elle t’offrira l’honneur de sa compagnie ? Cette question torture ton esprit suffisamment pour que tu ne t’anéantisses pas encore dans l’alcool. « Whisky. N’est-ce pas une de tes charmantes amantes que je vois te saluer de la main près du bar ? » Samantha Gourde ou Gould. Peu importe. Sa main se secoue mollement dans le vide. Risquera-t-elle une approche directe ou patientera-t-elle gentiment dans l’espoir d’un regard ? « Jolie tenue, au fait. Ta veste ne ferait pas office de cape d'invisibilité, par hasard ? Ça m'arrangerait. » Un rire t’échappe alors que ton regard recherche inconsciemment l’éclat d’une chevelure dans la foule. « Le hasard fait mal les choses, j’ai malheureusement laissé ce model dans ma voiture. Et puis… il serait criminel de dénaturer ta charmante tenue voyons. Tu es sublime. »

Tu tires Théo par la manche pour qu'il fasse office d'écran entre toi et la fille avec qui tu as malencontreusement passé la nuit après un autre gala où tu avais un peu forcé sur la tequila.

— Qu'elle y reste. Je jure que si elle vient me parler, je ferai semblant de ne pas la reconnaître.

Ça vaut mieux pour toi, et surtout pour elle. Le lendemain de votre "escapade," elle t'a trouvée sur instagram et t'a inondée de messages. Quel manque de goût. D'autant que ses compétences au lit laissaient à désirer, et que t'as dû faire tout le travail. Comment est-ce possible d'être lesbienne et de ne pas savoir se servir de ses dix doigts, hm ?

— Ha, ha. Merci.

Tu apprécies le compliment, fais même un tour sur toi-même pour lui en mettre plein la vue.   Puis, tu te commandes un cocktail au bar. "Liqueur de pêche sur lit de fraise"... la couleur laisse un peu à désirer - on dirait du vomi - lorsque le barman te sert ton verre, mais tu sirotes allègrement, pressée de sentir les premiers effets de l'alcool. Du coin de l'œil, tu vois ta mère approcher, les yeux plissés.

— Silver, Théodore. Vous saurez vous tenir, ce soir ?

— Bien évidemment, maman.

Elle fait sans doute référence à la fois où t'avais laissé Théo te persuader d'essayer sa came, y a quelques années. T'es pas trop drogues, mais tu fais des exceptions, de temps en temps. Et cette fois-là... t'avais fini la soirée pieds nus, à te pavaner dans la salle en promettant d'offrir $1000 à quiconque te les masserait. Il va sans dire que l'idée venait de Théo, alors que vous vous adonniez à un de vos jeux favoris pour tromper l'ennui : se lancer des défis plus ridicules les uns que les autres. Ton père n'a pas trop apprécié quand un de ses potes a pris le truc au sérieux et s'est proposé de te le faire gratuitement. Franchement, t'as failli le laisser faire, mais tes parents t'ont foutue dans un taxi et ont chargé la conductrice de s'assurer que tu rentrerais sagement à la maison. Rabats-joie.

— Ça va bientôt commencer. Papa va faire un speech.

— Merveilleux.

Elle hausse un sourcil dubitatif avant de vous quitter pour rejoindre les autres... adultes. Tu te retournes vers ton acolyte, paille en bouche.

— Bon... on fait quoi, ce soir ? T'es d'humeur pour des défis ou on se contente de casser du sucre sur le dos des invités et d'imaginer leurs pires dialogues ?

L’ennui. Cette agonisante catatonie de l’être. Ses cellules à la dérive jusqu’à la prochaine bouche d’égout et les régurgitations des pantins en costume à la conversation plus plate que le trottoir. Leurs timbres monotones endorment les plus valeureux idiots, accrochés fortement aux attentes familiales. Un lampadaire s’illumine parfois, clignotant dans l’obscurantisme de leur passivité. Néanmoins, la chute contre l’asphalte survient toujours. Les villes sont d’une avanie… Heureusement que le lorazépam se distribue comme des bonbons pour sauvegarder quelques miettes d’intérêts. L’ennui, l’ennui, l’ennui… Où les conduiras-tu en cette charmante soirée ? Ta carcasse au squelette rongé, les éclats de tes os se coinçant entre les dents. « — Bon... on fait quoi, ce soir ? T'es d'humeur pour des défis ou on se contente de casser du sucre sur le dos des invités et d'imaginer leurs pires dialogues ? » Silver se tourne vers toi après un rapide échange avec sa maternel, une paille plantée entre ses lèvres. Angélique sangsue, la vitae de ses victimes illuminant ses pupilles. Son suçotement éveille quelques images avilissantes dans ton esprit malade, déridant ta mine sérieuse en un léger sourire. Tu scrutes la salle d’un énième regard, aucune rousseur satanique à l’horizon. « — Tu sembles d’humeur espiègle, amusons-nous un peu… Qui commence ? » Wendy n’est pas encore présente, autant combler l’attention de Silver d’une certaine bonne humeur avant que l’ambiance ne connaisse une drastique métamorphose. Samantha Gould est encore à proximité, le jeu se promet divertissant. Tu avales la fin de ton verre d’une traite, l’abandonnant sur le bar. « — Bon. Je suis prêt, lances moi un défi. » Tu te frottes les mains, résolu à commencer les hostilités.