J’aurais pu être grave dans la merde, quand mon patron a trouvé ton « bijou » dans la rainure d’un des canapés. Heureusement pour moi, ce type a tellement forcé sur le cannabis qu’il en est devenu incapable de ressentir d’autres émotions que la zenitude ou l’hilarité. Parfois, je lui parle d’un truc sérieux par rapport à des billets disparus de la caisse ou des brûlures de cigarette dans les sièges, et il se tape un fou rire tout seul. Il est venu me trouver à la réception l’autre soir, avec un sourire railleur.



— Alors, Jackson… on prend du bon temps en mon absence ?



Il a brandi une sorte de clou enroulé sur lui-même et l’a agité sous mes yeux effarés.



— C’est quoi ce truc ? 



— Inutile de jouer les innocents. Ma femme de ménage trouve tout. Elle n’avait rien trouvé la semaine précédant mon départ, donc j’en déduis que c’est apparu après. Tu me prends pour un bozo ? 



Un… quoi ? On aurait dit qu’il voulait avoir l’air irrité, mais c’est comme si son visage refusait de coopérer. J’ai agrippé le clou et l’ai fait tourner entre mes doigts. Quand j’ai vu les diamants, j’ai compris que ça ne pouvait appartenir qu’à toi, Wendy. J’ai eu un rapide flashback du moment où cette horreur m’a éraflé l’avant-bras pendant qu'on s'embrassait.

Je me suis décomposé sous les yeux du patron, mais il a esquissé un mouvement du poignet avec un sourire amusé.



— Allons… j’t’en veux pas, va. T’es ma famille, Jax. (Il a posé ses mains sur mes épaules en me fixant droit dans les yeux.) Et en famille, on partage. C’était qui, la poulette ?



— Une… copine de la fac. 



— Ahhhhh… ça me manque d’être jeune. (Il a levé les yeux vers le plafond voûté.) Profite, Jackson. Profite autant que tu peux.



Et il s’est barré. Complètement dingue.




J'suis à la bourre. Et j'ai comme l'impression que ça va pas te plaire, Wendy. Mais quelque part, j'aime bien t'embêter. La nuit qu'on a passée ensemble a pas mal alimenté mon imaginaire, durant l'été. Faut dire que tu m'as donné de quoi m'en souvenir. J'avais même des marques un peu partout sur mon corps, les jours suivants. Des morsures. J'dois vraiment être à croquer. J'peux pas dire que ça m'a déplu, mais quand même. On aurait dit que tu voulais me dévorer. Hem. Vaut mieux pas repenser à ça maintenant… c'est ni l'endroit ni le moment, pas vrai ?

Comme prévu, t'es déjà là, à trépigner d'impatience. Je ravale un sourire en me laissant tomber à tes côtés sur le canapé.

— Fallait le dire, si tu voulais me revoir. Pas la peine de laisser des trucs traîner comme ça…

Les prunelles toujours rivées sur l’écran de mon téléphone, dans cette salle commune présentement désertée, je n’ai pas de mal à prendre conscience de son arrivée. Comme si une autre personne ne pouvait être une véritable possibilité. Sans prendre la peine de me redresser, je lui lance une œillade, de biais, sans cacher mon mécontentement, parce que je suis de celles qui détestent perdre leur temps. Je ne me dois tout de même pas de lui apprendre que ce dernier est de l’argent ?

Mais dans cette nonchalance naturelle qui le caractérise et qui a su me plaire, il s’affale dans le canapé, je ne saurai dire si j’en souris ou si j’en suis dépitée, moitié moitié. « Fallait le dire, si tu voulais me revoir. » Cette fois, j’en crache un soupir face à son audace. C’était bien, mais pour la forme, je te dirais que ça ne l’était pas à ce point. « Pas la peine de laisser des trucs traîner comme ça… » Ce n’est absolument pas mon genre, mais si ça lui fait plaisir de se faire mousser, ne serait-ce que quelques secondes, avant d’user de mon comportement putassier, j’imagine que c’est ok.

Alors je ne dis rien, lui décoche tout simplement un regard assassin avant d’ouvrir devant son visage, ma main. Bougeant mes doigts parfaitement manucurés pour parapher mes paroles directives. « J’attends. » qu’il me rende mon bien. De plus si j’attends, je le fais depuis longtemps. De fait ce serait sympa de me rendre ce qui m’appartient. De plus en plus persuadée que ce qui manque à l’appel de mon poignet, c’est mon clou signé par la maison Cartier.

J'essaie de ne pas trop penser à ce que tu sais faire de cette main, Wendy, mais c'est difficile quand tu l'agites comme ça sous mon nez. J'ai limite envie de l'attraper et d'y déposer un baiser, mais je crois comprendre que le fait qu'on ait passé une nuit ensemble ne me donne pas ce genre de privilège avec toi. Que même avec une bague au doigt, tu serais pas du style à te laisser romancer comme ça.

Plongeant une main dans la poche intérieure de ma veste, j'en sors le... machin. En toute honnêteté, ça ressemble à un instrument de torture. C'est seulement parce qu'il y a des diamants incrustés dans le métal que j'ai compris que c'était un bijou.

— Tu devais pas tant y tenir, si t'avais même pas remarqué son absence.

Je me permets la boutade en posant délicatement le bracelet dans ta paume... mais au lieu de le lâcher, je le laisse flotter entre mes doigts.

— Qu'est-ce que je reçois en échange ?

C'est la phrase de trop ça, je le sens d'avance, que tu vas me démonter. J'aurais presque hâte - j'suis bizarre comme ça.

Armée d’un sourire qui s’approche un tantinet du vice, je laisse mes prunelles jongler entre mes phalanges, toujours en mouvement dans l’attente de récupérer ce qui m’appartient, et le visage de Jax qui semble s’amuser particulièrement de cette situation. De se trouve un semblant de force dans notre position. Et j’en plisse les paupières dans le simple et unique but – factice – d’essayer de lire au mieux ce qui pourrait se passer dans sa tête, jusqu’à ce que l’une de ses paumes longe sa silhouette. Qu’il trouve dans le repli de son vêtement le bijou qui justifie ma place dans ce divan. Mais avant de me le rendre, il se permet de me préciser, cependant ; « Tu devais pas tant y tenir, si t'avais même pas remarqué son absence. » Je ne peux pas le contredire, je le sais, parce que depuis notre rencontre, il s’est écoulé tout un été. Alors la pointe de ma langue, je la mords plutôt que de lui persifler le venin que ses mots peuvent m’inspirer. Je le ferais, une fois que dans le creux de ma main, il se sera décidé à me remettre mon bien.

Et enfin le clou auquel je songeais fait son apparition, mais plutôt que de me le rendre, il laisse son geste en suspens, le grain de l’or m’effleurant. « Qu'est-ce que je reçois en échange ? » Mon rire, il n’est pas maitrisé, il m’échappe et résonne contre les murs de cette salle commune dans laquelle je ne suis plus en véritable droit de me trouver. Il fait donc partie de ceux qui veulent être récompensés. Je ne sais pas finalement si ça m'amuse ou si ça risque de me dégouter. Déteste ceux qui aiment un peu trop quémander. J’en secoue le visage par la négative, et parce que tu as toujours cette attitude incisive, l’espace de quelques minutes, j’accepte de jouer le jeu. « Fais moi rire, » encore une fois, « tu veux quoi ? » Sachant que ça vaut à peu près cinq milles plaques ce que tu tiens entre tes doigts. Mais l’information, pour l’instant, je le garde pour moi.

Aaaaaah, j'aime te faire rire, Wendy. Même si c'est pas pour les bonnes raisons. J'ai l'impression que c'est dans ces moments-là que j'aperçois qui tu es vraiment. Parce que j'suis toujours convaincu que tu joues un personnage, que t'as tellement bien appris ton texte que ç'en est devenu ton mode par défaut. Comme une actrice piégée par son propre rôle.

Je m'affale un peu plus profondément dans le canapé, laissant mon attention dériver vers les fenêtres, les sièges, les tables à côté. Et quand enfin, je retrouve le vert de tes yeux, je suggère innocemment :

— Hmm... un date avec toi ?

Sur ces paroles, je libère enfin ton jouet dans le creux de ta main, soutenant ton regard en sentant un coin de mes lèvres s'étirer malgré moi. Je sais pas toi, mais je dirais pas non à ce qu'on remette ça. Du moins, j'ai cru comprendre que t'avais kiffé la première fois. Même si tu m'as pas laissé faire grand chose, hem. J'aimerais bien me rattraper. Te montrer que moi aussi, je peux dominer.

— C'est quoi, ta cuisine préférée ?

Je m'emballe, là. Si ça se trouve, tu voulais juste récupérer ta breloque et t'as pas pensé à moi une seule fois depuis tout ce temps. Après tout, c'est pas comme si tu m'avais écrit... et vice-versa. Comme si un accord tacite avait été passé entre nous. J'ai bien compris que j'étais pas le genre de mec que tu fréquentais. Il a déjà fallu que j'reste vague, que j'entretienne le mystère, pour te plaire un peu. Wendy, sache que c'est pas le fric qui me manque, mais qu'on a sûrement pas la même manière de l'obtenir. Mais... ça peut pas être bien grave, si ? C'est le résultat qui compte, non ?

En ses manières, je retrouve la même alchimie d’avant l’été, ce truc qui m’a attirée. Ce qui m’a convaincue de vouloir le piéger, dans mes filets. Et il se met d’autant plus à son aise dans le canapé, me force à lever les yeux au ciel, c’est bien connu, je ne suis pas de celles, qui possèdent une patience éternelle. Mais enfin il se décide, s’aventure, et si j’avais froncé les sourcils, à ses mots, je le jure, je me déride. « Hmm... un date avec toi ? » Ca me pousse à exulter un soupir entre l’amusement et la surprise. Je salue son audace, mais dois-je préciser, que les rencards, c’est de l’urticaire que ça peut me provoquer ? On parle d’une autre nuit ou d’une idée qui sera, forcément, d’autant plus compliquée ?

Et peut-être parce que j’en reste bouche bée, il se pense en droit d’ajouter. « C'est quoi, ta cuisine préférée ? » Je ne l’ai pas vu venir, je me dois de l’avouer, cet étrange bourbier. A quel moment, il est devenu celui qui impose le fil étriqué de ses pensées ? Le pouvoir, je ne suis prête à le partager. Je l’aime trop, le contrôle, pour le délaisser. « Avant de répondre à ta question, » un fin sourire sur mes lèvres, ce sont les siennes, d’ailleurs, que j’observe, les rapports de force, ça me donne un tantinet, la fièvre, « laisse-moi t’en poser une. » Mes jeux, mes conditions, ce serait beaucoup trop simple, Jax, sinon. « Ce que tu viens de me rendre, ça vaut plus ou moins cinq milles dollars. » j’explique en faisant coulisser le jonc entre mes doigts. J’assume d’être vénale, quand je signe ma proposition. « Je te laisse le choix, soit tu le gardes, soit tu obtiens un date avec moi. » Je ne sors pas avec n’importe qui, et celui qui m’aura, c’est bien plus que cinq mille dollars qui lui faudra. Oui, je vaux bien plus que le bracelet, mais ça m’amuse de constater combien il pourrait être intéressé, de le laisser flirter avec la tentation, le danger. Reste à déterminer s’il est là pour l’argent ou pour la personne qui se tient à ses côtés.

J'ai le myocarde qui bat fort - j'sais pas pourquoi. C'est pas comme si j'en avais jamais posé, des questions comme ça. Pourtant, avec toi, Wendy, l'enjeu paraît plus gros, plus dangereux. Si j'ai l'habitude de pêcher des petits poissons par-ci par-là, j'ai l'impression qu'un vulgaire appât ne fera pas l'affaire avec toi. Mélange étrange de sirène envoûtante et de requin prêt à me déchiqueter. Ouais, t'es tout à fait mon genre.

Je contiens le « QUOI ?! » qui me démange la gorge en entendant le prix du joujou. Cinq-mille putain de dollars pour un… pour un CLOU ?! J'en peux plus de ce monde. J'vais créer un bracelet en forme de boulon, et je le vendrai à sept-mille dollars pièce. Je ferai aussi un collier marteau et des bagues tournevis. Pourquoi je me prends la tête à trafiquer de la poudre, hm ?

Le visage neutre (mais la bouche bée intérieurement), j'attends patiemment que tu m'exposes ton deal. Et j'en crois pas mes oreilles. Non, vraiment, si j'ai pu masquer ma surprise à la mention du prix de ton outil, je suis incapable d'en faire de même maintenant. Je lâche même une sorte de rire sec, accompagné d'un regard incrédule vers le bijou-chèque. Cinq-mille balles. Tu sais combien de médocs il me faudrait vendre en une journée, pour atteindre une somme comme ça d'un claquement de doigts ? Un calcul rapide s'effectue dans ma tête. Ça ferait beaucoup de pilules, beaucoup de gorges pour les avaler et de portefeuilles pour les payer. C'est, typiquement, le genre de salaire que j'atteins les très bons mois.

— T'es pas sérieuse…?

C'est presque un murmure, une phrase glissée entre mes lèvres entrouvertes. Mais vu ton air assuré, je crois bien que tu l'es. Et ça me fend le coeur, autant que ça me le gonfle d'affection, comme une brise qui passerait sous un étendard. J'sais pas dans quel univers t'as baigné, mais je suis d'avis que c'est à travers ses expériences qu'on forge sa vision de soi. Et pour une raison qui m'échappe, quelqu'un a réussi à te convaincre que ta valeur se mesurait à celle d'un… objet. Certes, un objet qui coûte la peau du cul, mais tout de même. C'est complètement surréaliste.

Parce que j'aime la théâtralité, et qu'une petite partie de moi s'amuse déjà de ta réaction, je me lève du sofa.

— Tu me diras quand t'es libre ? T'as mon numéro.

Je ponctue mon invitation d'un clin d'oeil avant de tourner les talons.

J’avoue que je ne suis pas peu fière de mon idée, si bien que je tente de lire les lignes de son visage, m’essaie à dénoter la moindre de ses pensées, la surprise qui pourrait se mêler à l’intérêt. Les pours et les contres qu’il doit être en train de peser. Mais ce qui vient moi, me surprendre, c’est son temps minime de réflexion, en ce qui concerne ma proposition. « T'es pas sérieuse…? » Non, rectification, on ne parle pas de réflexion, mais bel et bien un temps de réaction. Un murmure dont on n’entend quasiment pas le son. Je n’ajoute rien, signe que si, justement, sérieuse je le suis bien. C’est au choix, le bijou ou moi.

Si je m’attends à le voir négocier, même à ce qu’il se dise qu’on peut faire moitié moitié, deux mille cinq cents et d’un verre, se contenter… Qu’importe à dire vrai. Tout, tant qu’à la fin, il choisissait de prendre ses jambes à son cou. Mais il décide de se lever en un bon, et me surprends quand il me plante, déterminé. « Tu me diras quand t'es libre ? T'as mon numéro. » Puis se décider à me laisser là, juste comme ça. Et je ne saurais pas dire si ça me plaît ou si ça me donne des envies de l’étriper. Alors parce que je bouillonne et qu’il ne me reste qu’une seule arme, c’est donc encore que ma voix résonne ; « J’cours après personne ! » je hurle afin de m’assurer qu’il entende même s’il vient de s’éclipser. Reste à savoir lequel de nous deux aura l’audace – la faiblesse – de contacter l’autre en premier.