Je regretterais presque mon ivresse factice, tant je préfèrerais que celle-ci me soit causée par l’alchimie entre nos corps. Le brouillard qui obscurcit mes idées, empiète sur ma raison et fortifie mon courage est à la fois un obstacle et un avantage. Sans lui, j’ignore si j’aurais osé franchir cette barrière insondable qui existe entre deux personnes qui viennent tout juste de se rencontrer. Mais à cause de lui, j’ai l’impression de n’être qu’une portion de moi-même : la partie sauvage qui ne connaît aucun contrôle ni aucune limite.

Quelque chose se détend en moi au contact de ses lèvres, comme un élastique qu’on aurait relâché au maximum de sa tension, une flèche qui attendait d’être lancée vers sa cible et qui enfin, l’avait atteinte en plein dans le mille. L'inconnue a beau faire preuve de retenue les premières secondes, je le sens bien, que son désir fait écho au mien. Mes paumes se font plus aventureuses, moins sages, à mesure que le baiser s’intensifie, et s’osent même à effleurer sa poitrine. Cette situation est tellement incongrue. Le voile d’ébriété qui dore ma perception m’affirme qu’une rencontre telle que celle-ci n’arrive pas tous les jours, et que, peut-être, ça signifie quelque chose. Je range cette pensée au fond d’un tiroir mental afin de me concentrer sur les sensations qui me traversent. Et j’ai beau ressentir le feu de l’attirance, je suis aussi consciente des vagues qui viennent balayer nos épaules à intervalles réguliers, et de la chaleur qu’elles emportent à chaque fois que ma peau est de nouveau soumise à la brise nocturne.

Un frisson soudain fait vibrer ma colonne vertébrale, et mes bras se mettent à trembloter légèrement. À mon grand dam, je brise notre étreinte pour murmurer :

—  On devrait peut-être sortir avant de se transformer en glaçons, tu ne crois pas ?

Le contraste entre l’eau et l’air est à notre avantage : puisque cette première est plus fraîche que ce second, il me paraît presque que l’atmosphère nous embrasse dans un cocon de tiédeur, ce qui n’est pas désagréable du tout. Enfin, nous laissons les vagues derrière nous pour retrouver la terre ferme, et je suis presque déçue que ma « sirène » possède une paire de jambes, telle que la mienne, et non une queue de poisson. Mes lèvres s’entrouvrent sur un sourire appréciateur lorsqu’elle me provoque avec humour.

—  Ça peut se négocier, que je réponds, mutine.

Elle me parle de serviette, mais je n’arrive pas à me concentrer alors que mon regard vagabonde sur son corps, en découvrant les territoires qui m’étaient jusqu’alors dissimulés par la cape obscure de l’océan. Et autant vous dire que ça me plaît plus que de raison.

Je me rends compte que moi, je n’en ai pas, de serviette, mais les gouttes commencent déjà à s’évaporer de ma peau, comme si celle-ci était bouillante, tel le toit d’une voiture sous un soleil de plomb estival. Et dire qu’il y a quelques minutes à peine, je tremblotais comme une feuille d’automne ! Quant à mes cheveux, je les rassemble d’un côté et les entortille pour les aider à sécher plus vite, avant de les natter. Ma tunique est là, par terre, et mon bikini rouge pivoine également. J’hésite à les enfiler, mais je ne voudrais pas décevoir mon inconnue…

Des rires nous parviennent d’un peu plus loin, et c’est comme si le voile qui nous séparait de la réalité commençait à s’effilocher. Fini, le fantasme… à moins qu’on ne se permette de le faire durer encore un peu.

— Tu veux retourner à la soirée ? (Je marque un temps avant de continuer plus bas.) Ou… te balader le long de l’eau ?

Pas fan de soirée, hein ? J'suis pareille, en temps normal. C’est le Spring Break qui m’a transformée en fêtarde ! Bon, ok, j’exagère… mais c’est rare que je sorte autant de ma coquille. Ma meilleure amie, restée à Miami, dirait sûrement que la chenille est enfin devenue papillon. Faudra que je lui raconte cette soirée… mais celle-ci est loin d’être terminée. Et tant mieux ! Je crois que j’ai encore beaucoup de choses à découvrir ce soir… Elle s’est rapprochée, et le contact de ses doigts avec le bout de ma natte me fait frissonner - encore une fois.

— Et je n’ai pas envie de dormir dans une tente.

Moi non plus, à vrai dire, et je n’en avais absolument pas l’intention ! C’est donc un soulagement de savoir qu’on ne va pas se taper un sol inconfortable et des visites surprises de crabes et autres bestioles à pinces.

— Ce que je te propose, c’est qu’on se balade au bord de l’eau jusqu’à l’hôtel ?

Je hoche machinalement la tête à cette proposition, comme si c’était naturel et innocent, comme si elle venait de suggérer qu’on aille simplement boire un verre au bar du coin. Or son ton laisse deviner ses réelles intentions, et le message secret qui transparaît entre ses mots provoque un soubresaut dans ma poitrine… et dans mon bas-ventre.

— … Et même avec tes vêtements tu es très belle, finit-elle avec un aplomb remarquable.

Oui, la pudeur a fini par avoir raison de moi, et j’ai glissé mes membres humides dans mon maillot avant d’enfiler ma tunique, que j’ai laissée ouverte sur le devant.

— Ha, ha… merci.

Je détourne le menton tandis qu’on se met à arpenter la plage. C’est pas vrai… elle a réussi à me faire rougir. Heureusement que la nuit masque mes émotions, car je suis bien incapable de les rendre invisibles. Il paraît que je suis très expressive.

— Alors, Tee… qui es-tu ?

Question vague, mais au moins, ça laisse la porte ouvertes à mille réponses possibles !

C’est vrai, elle aurait pu me répondre n’importe quoi. Me narguer, même, avec une réponse aussi fantasmagorique que notre rencontre en plein écume. Or… elle a opté pour la vérité, visiblement. Et encore une fois, le voile entre les mondes s’amincit. C’est sûr, ça en perd de sa magie… mais ça en gagne en profondeur, en intimité. J’ai l’impression qu’elle vient de soulever sa carapace, l’espace d’une poignée de secondes, juste le temps de me laisser apercevoir la chair sous la coquille. Pardon. Faut vraiment que j’arrête avec mes métaphores océaniques !

Une « presque-étudiante » ? L’appellation me fait tiquer. Elle se sous-estime, donc. Les cours à Harvard, même s’ils ne sont « que » du soir, ce n’est pas rien ! Son domaine de prédilection non plus, d’ailleurs. Ça doit demander de sacrées compétences, de pouvoir dessiner nos habitats, nos villes, qui sont, somme toute, les décors de nos vies… Pourquoi je sens un truc bizarre dans l’air quand elle parle de vouloir laisser une marque ? Je n’ai pas le temps de m’attarder sur cette sensation, puisqu’elle me retourne la question.

Évidemment.

J’aurais dû me douter que je n’y échapperais pas. Mais contrairement à elle, je n’ai pas l’intention de me dévoiler ce soir. Du moins, pas dans ce sens-là… C’est sans doute injuste : après tout, je lui refuse ce que je viens sournoisement de lui dérober. Mais ma réalité, surtout actuelle, est bien trop creuse pour que je prenne la peine de m’étaler sur le sujet, ne serait-ce que de manière superficielle. J’ai peur que si je lui révèle qui je suis vraiment, elle changera d’avis. Qu’elle ne verra plus en moi la « belle » (selon ses dires) inconnue mystérieuse, mais une pauvre fille, qui ne sait en réalité ni qui elle est, ni ce qu’elle compte devenir. Mieux vaut laisser son imagination peindre le tableau de ma vie, car celle-ci a certainement un plus joli coup de pinceau que je n’en aurai jamais.

Alors, pour contourner sa demande, je m’enhardis, je force ma timidité à reculer aux confins de ma conscience, et lui fais face avant de capturer ses mains.

— Moi… je suis celle qui va te faire passer une nuit inoubliable.

Mon Dieu, ça y est, elle se croit dans un film. Je m’en fous, il suffit d’y croire pour que ça paraisse vrai, non ? « Fake it till you make it ! » Avec un peu de chance, elle n’y verra que du feu.

Ce soir, je peux être qui je veux.

Je n’attends pas qu’elle réagisse. Sûrement par peur qu’elle se rende compte que je ne suis pas autant confiante que je veux le faire croire, je me penche pour déposer un baiser aux deux coins de ses lèvres… avant de l’embrasser franchement. On n’est plus qu’à deux pas de l’hôtel. Pourquoi perdre une seconde ?

Les étincelles de l’euphorie parcourent mon corps alors que nous approchons du bâtiment en bord de mer. La plupart des étudiants venus se prélasser au Spring Break crèchent ici : certains en dortoirs, d’autres en chambres doubles ou privées. Autant vous dire que là, tout de suite, je suis on ne peut plus heureuse d’avoir opté pour une chambre privée. D’autant plus que ma meilleure amie m’a fait hésiter ! « Mais, t’es sûre ? Tu te feras des potes plus facilement dans un dortoir ! » La première bonne nouvelle, c’est que je n’ai pas eu besoin de dormir dans un lit superposé pour me trouver des amis. Les activités prévues chaque jour ont largement suffi à cet effet. La seconde bonne nouvelle, c’est que je lui avais rétorqué, avec une bonne dose de sarcasme, qu’une chambre privée pourrait m’être utile si je voulais ramener quelqu’un un soir… sauf que bien évidemment, j’avais dit ça pour rigoler.

Je trouve ça très drôle, finalement, que mon souhait non avoué se réalise le soir précédant notre départ. Mieux vaut tard que jamais, pas vrai ?

J’ignore à quel étage se trouve la chambre de Tee, cependant ça n’a aucune importance. C’est vers la mienne que je l’entraîne, après un rapide passage dans l’ascenseur pour atteindre le septième étage. Je suis incapable de garder mes mains le long de mon corps, et je m’amuse à caresser sa paume du pouce, car je n’ai pas lâché sa main depuis qu’elle a pris la mienne.

À partir du moment où nous passons le seuil de ma chambre, je perds la raison. Plus rien n’existe à part ce moment hors du temps, une scène si singulière que je m’attends presque à me réveiller au matin en me rendant compte que tout n’était qu’un rêve. En attendant, je compte bien en profiter… Les minutes s’affolent, visiblement aussi fébriles que nous alors que nous nous découvrons, et la nuit laisse bien trop rapidement place aux premières lueurs de l’aube.

C’est à la fois une étreinte passionnée et maladroite qui nous tient en haleine des heures durant, car il semblerait que si j’avais l’intention de me concentrer sur son plaisir, elle soit au moins aussi têtue que moi… et c’est avec difficulté que nous cédons, chacune notre tour, les rênes à l’autre. Après de nombreuses inversions, le sommeil me kidnappe à la volée au moment même où mes paupières se ferment, emportant derrière elles les détails de cette lutte pour le plaisir…