Souffle qui m'étreint dans sa mécanique habituelle, les joues rosies par l'effort, je laisse mon corps marteler en saccade au rythme de ma course matinale. Ecouteurs vissés sur mes oreilles comme j'en ai l'habitude. Le jour se lève à peine et les rues sont encore désertes, loin des folies de décembre. Le froid etreint, s'impose même sous les couches de laine et j'ai l'impression d'être la rebelle ultime lorsque sous l'effort de ma course j'impose à ce monde glacé une certaine chaleur. Beaucoup d'idées en tête, beaucoup de projets qui me donnent cette impression que le meilleur reste à venir. Je reprends des forces, de la volonté, je renais encore une fois de mes flammes. Ce moment, c'est celui de m'entretenir mais aussi de me retrouver avec moi-même. Faire le point. Quelques autres s'attardent comme moi dans l'exercice et j'imagine qu'ils ont le même type de pensées. Le boulot, les gosses, le quotidien, la pile de choses qu'il reste à faire et puis cette nature si simple à contempler. Ça fait partie du tableau habituel mais c'est comme si mon corps réagit avant le reste lorsque mon regard se fixe sur une silhouette masculine à quelques mètres de moi. Bon pas d'abord, bon rythme et ma foi une allure appréciable, mais quelque chose cloche. Les pas se suspendent, le rythme se ralentit puis s'arrête. Je reconnais la gestuelle. Putain. Mes pas s'accélèrent et je prête plus vraiment attention à mon souffle, j'arrive trop tard quand même, il est déjà tombé par terre. « Monsieur. Monsieur !! » J'enlève mes écouteurs, et le tourne pour qu'il me fasse face. Paupières closes et il semble inconscient ou pas loin. « Répondez-moi si vous m'entendez, serrez ma main ! » Je retire mes gants pour de l'une prendre ta main, de l'autre presser index et majeur sur la carotide dans l'espoir d'y sentir quelque chose pulser.

J'commencerais bien par un petit laïus sur le sport, sur ses bienfaits ; j'vous dirais bien que cette sortie, habituelle, était finalement comme toutes les autres. Que j'y vais trop fort, trop longtemps, que j'écoute rien de mon corps qui m'souffle des recommandations depuis des jours, des semaines, des mois si je veux vraiment être honnête. Recommandations aux allures d'alertes. J'ai gagné. D'orange, le voyant a viré au rouge. Et j'lui rirais bien au nez, au panneau stop, si seulement il ne s'amusait pas à compresser ma poitrine. Les pas qui ralentissent. Foutus stats qui vont en pâtir. Je tente de repartir, mais l'étau serre d'avantage le métronome entre ses griffes de fer. A l'arrêt. La médecine, j'y connais rien. Fréquenter les hôpitaux, les financer parfois, ôter la blouse d'une de ses élites ; ça n'sert pas à grand-chose, quand  la douleur gagne le cou, que j'y appose mes doigts inutiles. Je sentirais le souffle s'en aller, les battements se faner, si je n'étais pas si aveuglé par l'inédit de la peur. Les sueurs, glaciales, s'amusent à glisser le long de ma colonne. Pas loin d'être érotique, si on oublie que j'suis entrain de crever. Que j'm'étale sur le sol dans un mouvement ne méritant aucune ovation. L'esprit lutte. Il voit bien qu'autour de lui, on atteint toutes les lumières. Étourdissement. « Répondez-moi si vous m'entendez, serrez ma main ! » J'entends, de loin. Et j’veux balancer un truc léger, un truc qui fera que c’est drôle, que j’me sois vautré sur le sol froid. Y a l'éteigneur de lumières qui s'approche, et j'cours comme crétin pour le fuir. J'me cache et je parviens, à peine, à rouvrir ces paupières, dans un décor flou. J’vois tes yeux clairs. Tu sais finalement, j’crois que j’devrais m’accrocher aux filles qui ont des yeux comme les tiens ; surement que ça se voit moins, quand elles sont en colères. Déçues. J’ai vraiment trop de noms sur cette liste de celles avec qui j’ai foiré, à un moment. A beaucoup de moments ; pas si éloignés. J'ai foiré avec moi aussi. J’ai pas écouté les signes. Les alertes de ma montre sur le rythme bordélique de mon cœur, la fatigue, l’essoufflement, les vertiges. J’ai rien écouté. Parce que tu me connais pas, la fille aux yeux clairs, mais j’écoute jamais personne. J’me contente de m’éclater contre les murs qu’on me présente, en tester la solidité, et les faire céder. Quand ils se sont cassés la gueule, un peu comme moi à ce moment précis, j’me dis qu’ils étaient surement mieux debout. Alors le corps est fatigué. Ca fait un moment qu’il l’est. Il a tracé des cernes, de nouvelles rides. Une susceptibilité accrue. Il l'est tellement que toutes les ampoules pètent. Il m'a retrouvé. J'étais pas si bien caché. Etre discret, la fille aux yeux clairs, tu sauras que c'était pas ma spécialité de mon vivant. Les paupières se ferment, dans un dernier effort, sans même réussir à moufter un ordre, une injonction, un truc de patron, un rictus d'imbécile, une réplique d'Ellington. J'ai gagné, j'vous dis. J'ai gagné le repos. Puisqu'il fallait bien que la fin vienne du cœur.

Comment l'imagination dans ces moments d'urgence parvient-elle à créer des histoires ? C'est pourtant ce que mon esprit fait lorsque j'observe tes traits, tes yeux qui tentent de se débattre contre le malaise qui t'oppresse. Comme si une partie de toi, ne venait pas prendre ces choses au sérieux. On pense toujours aux autres, on imagine que des ailes nous poussent dans le dos, nous préservent des drames, de cette mort qui peut t'étreindre en un battement. Malheureusement, j'ai cette conscience du réel, que rien ne nous protège, que les ailes ne sont qu'illusion. Je t'imagine père de famille peut-être, ou homme d'affaire, tes traits fatigués, ta barbe naissante m'indiquent que sans doute, tu travailles trop. « Répondez-moi. ouvrez les yeux » assène ma voix dans une nouvelle affirmation. Les mots s'enchaînent en quelques secondes pendant qu'une partie du cerveau s'évade. Où part-on dans ces moments ? Je t'allonge, correctement sur le dos, relève ta tête et observe ton abdomen, constate rapidement l'absence de mouvements. Je regarde aux alentours et je comprends que personne ne viendra me prêter main forte et qu'aucun défibrillateur n'est en vue. Extirpant mon téléphone de la poche, je compose le 911, active le haut parleur, et enlevant les couches de vêtement que je peux, je commence aussitôt les compressions sur ta cage thoracique. Chaque seconde est précieuse. « Je suis au niveau de Charles river entre le square d'enfants et le Harvard Bridge, arrêt cardiaque d'un homme âgé d'une trentaine d'années, j'ai commencé le massage, pas de pouls, pas de respiration. » Et je ne peux pas parler davantage car la réanimation me demande un véritable effort de rythme, de concentration. « Accroche-toi. » dis-je à l'homme sans savoir si ça en vaut la peine, mais j'aime toujours imaginer qu'une part d'eux m'entend. Mes mâchoires se serrent, alors que j'alterne les mouvements. L'opératrice m'aide en m'indiquant que les secours arrivent et en appuyant parfois mon rythme, redressée vers ton buste, les bras plantés dans le cœur, j'alterne les appuis et les insufflations dans ce qui me semble être une éternité. Pourtant, les secours en raison du calme de la matinée, n'ont pas mis longtemps à arriver. Je suis en nage lorsque les paramedics prennent le relais et grâce aux substances et au massage récupèrent un rythme acceptable. Tu restes inconscient et je négocie sans mal pour t'accompagner. Je sais pas pourquoi je fais ça, j'en ai besoin, mais je sais que je resterai jusqu'à ce que tu sois réveillé.

Assis dans cette pièce noire, je savoure le silence. J'sais plus comment être à la hauteur de ces paysages qui défilent, de ces regards qui s'attardent sur moi. J'sais plus comment garder le rythme, j'ai donné trop de morceaux de mon être pour que ça continue sans déconner. Alors voilà, on est au moment où ça déconne franchement. J'en ai eu, des maladresses, des pas qui trébuchent, j'en ai fais des conneries, prononcées, des phrases-couteaux. J'en ai flingué des cœurs. Retour de balle qui rebondi contre tous les organes, les fait sonner dans une mélodie funeste. Assis dans mon corps inerte, je m'endors, bercé puis secoué par les instructions d'une de ces femmes qui serrent le monde entre leurs doigts. J'crois que je l'attrape ce cœur, je l'enlace et le protège, le temps que j'me souvienne combien les couleurs sont belles, quand on ôte le voile des paupières. Alors j'm'écarte, et j'le regarde se secouer de spasmes, courageux morceau de chair. La poitrine qui se soulève, au beau milieu du bordel de l'ambulance. Parce que trente ans passé, à peine, c'est jeune. Parce qu'il paraît qu'ils sont tellement dévoués, qu'ils ne laisseraient partir personne, s'ils le pouvaient. Et, cette fois, ils peuvent. Inconscient mais déjà plus présent, on rallume la lumière à l'intérieur, on remet la musique. Les coupures de courant, ça arrive même dans les meilleures soirées. On commence par un slow, pour dans un rythme doux, remettre tout en route. Sur la table froide de cette salle métallique, les hommes plastiques insèrent un bout de ressort dans l'artère qui s'était laissée envahir. Le sang s'amuse dans les tuyaux, heureux de pouvoir le contracter à nouveau, l'abruti de battant qui pensait s'en sortir dans un numéro pathétique de suffocation. Roi-bouffon, relève la tête et amorce la remontée. Ca sera beau, ça sera sûrement inutile, mais les batailles sont glorieuses d'avoir été seulement amorcées. On retiendra la lutte. On retiendra surtout que la guerre, j'l'ai déclenché avec inattention. J'aurais voulu vous conter que dans cette lutte j'ai eu tout un tas de révélations, des réponses aux questions que je cachais sous le tapis. Quedal. Pas d'images, de flashs, de disparus aux bras accueillants. Egocentré jusque dans la fin. Les paupières de plusieurs tonnes s'ouvrent. Difficilement, digne d'une dizaine de cuites cumulées. Le corps engourdi se contracte quand le lieu est reconnu. On lui explique. Il capte un mot sur deux, n'en écoute vraiment encore qu'un quart, coupe la parole pour baragouiner des râles de questions. Paroles de sourd. Jambes qui se battent avec les couvertures. Esprit qui se bat avec tout. Le sommeil, la fatigue, vague supérieure, emporte le tout et le cueille pour la journée. C'est la nuit que, emmené dans sa chambre depuis plusieurs heures, l'ensemble de la carcasse sort vraiment du brouillard. Silhouette relevée sur un avant bras qui flanche la seconde d'après, les orbes foncées regardent autour, et te trouvent toi, assoupie sur une chaise dans la chambre aux allures de cercueil. J'te connais pas, et j'ai rien à faire dans cette cage aux malades. « Qu'est-ce que je fous ici ? » Voix à moitié coincée dans la gorge, et nouvelle tentative de se relever. Prendre la fuite.

Tu parles d'un jour de repos, ma silhouette qui vient encore hanter une ambulance. J'ai plutôt l'habitude du camion incendie, mais je suis pas pour autant perdue. J'ignore pourquoi, j'ai besoin de savoir ta suite, de profiter d'un happy end à ma façon. Au taff, j'ai pas le choix, je laisse les victimes se réveiller à distance, dans d'autres mains, avec le personnel hospitalier qui viendra prendre la couronne du sauvetage et ça me va parfaitement ainsi. Mais toi c'est différent, ça vient hanter mes frontières, l'âge en miroir sans doute, comme un besoin que tu ne sois pas un simple point d'interrogation dans l'histoire. Ils te passent au bloc pour poser un stent, et puis connaissant l'infirmière du service, j'arrive finalement à oser l'affront de la visite en chambre. Regardant le jour perdre ses lueurs, je préviens mon monde que je reste en dehors. Observant tes traits partis dans un sommeil sans rêve, je me surprends à t'imaginer une vie, à faire des paris sur ta personne, peindre la vie de Jasper Ellington puisqu'on a trouvé ton identité dans tes papiers et que les proches, les vrais, tarderont pas à rappliquer. Moi je reste une présence entre les deux, l'anonyme familière mais toujours éphémère, un fantôme privilégié entre deux lignes de ton existence. Cillant lorsque j'observe ton corps s'éveiller, lutter pour revenir à lui, je souris, et j'ai même pas envie de prévenir immédiatement le personnel, non je veux profiter de ce moment en suspens comme celui qu'on a partagé malgré moi sur les bords de la rivière avant l'arrivée des secours. Introduction et conclusion, comme le veut la forme. Et sans transition, bienvenue dans la série deux Jasper. « T'as fait un arrêt en courant ce matin. » Je suis comme ça, je tutoie, et tu t'en formaliseras pas, parce que j'ai littéralement tenu ton cœur entre mes mains. « De la chance que je sois derrière toi honnêtement, j'ai pu faire le massage tout de suite et alerter les secours, ils t'ont posé un stent, c'est un ressort pour maintenir la paroi et pas que de nouveaux caillots se forment, mais tu vas devoir ralentir avec tout ça. » Mes épaules qui se haussent, parce que moi, j'aime pas ralentir alors quelque part, je t'envie pas. « Et je suis contente que tu ailles Jasper, moi c'est Ludo. » Imposée par les cieux à tes côtés, je souris. « Tu veux de l'eau ? » Comme si la conversation ne s'était jamais arrêtée alors qu'elle n'a en vérité jamais commencer.

Toi aussi, t'es enracinée à des endroits ? Toi aussi, t'es incapable d'éteindre toutes les lumières, de couper tous les fils, de prendre de la distance ? J'serais désolé de t'avoir donné du boulot un jour de repos, si seulement ce boulot n'avait pas été de me maintenir encore quelques temps parmi vous. J'ai pas la prétention de garantir que ma présence change, améliore quoique ce soit. Mais j'suppose que toutes les cloches qui ne retentissent pas, sont une victoire. Les amazones de ma vie sont trop belles pour couvrir leurs joues de colère. Alors, j'te dois ma première respiration, celle qui brûle partout où elle décolle les chairs. Ma deuxième, plus importante inspiration. Je chialerais pas, on ne me tapera pas dans le dos. Ma vie, j'en ai déjà parcouru quelques chapitres. J'en ai même foiré pas mal. Tu te marrerais, si j'avais le souffle suffisant pour tout te raconter, dans ce temps qu'on va nous accorder. Je capte l'endroit, les odeurs, les bruits ; comme une habitude dans les dramas d'Harvard. La dernière fois ? L'accident de métro, sûrement. Les restes de ma descendance, évacués du corps endommagé de ma nemesis. On m'a recousu, pansé, mais jamais creusé ; recherches archéologiques, à la recherche de battements échappés. Bricolé comme on réparerait un de ces ordinateurs qui orne mon bureau. Les doigts dociles, les tiens, qui broient une cage thoracique et insufflent dans un même mouvement la vie. Dire que je me sentais puissant, à pianoter mes touches. T'expliques, et j'imagine. Je colle ton récit sur des souvenirs qui galèrent à remonter. J'me souviens ni de la chute, ni de la douleur. La lumière, celle qui diminue puis s'accentue. « Ludo. » Un sourire qui prend des airs de grimaces, car les traits ne sont pas encore au top de leur réactivité. « Cool » Le nom. D'avoir été héroïque. Un peu tout. J'te regarde, j'suppose que c'est comme ça qu'on regarde quelqu'un qui vous a sauvé la vie. On essaye d'en retenir le dessin. « Ludo, la fille aux yeux clairs, qui sauve des inconnus au lieu de faire son footing. » J'veux me marrer mais je tousse comme un crétin, ce qui secoue le corps endolori. La tête retombée en arrière, déjà lasse d'une nouvelle vie qui commence si lentement. J'en humidifie mes lèvres sèches. « Et si je veux pas ralentir, il se passe quoi ? » Sous la chemise, j'ai les doigts qui se hissent jusqu'à mon cœur. J'essaye d'imaginer le métal. « Je dois coordonner mes sorties sur les tiennes ? » J'vais finir par crever, hein ? Sauf que ma vie, c'est me projeter en avant, c'est bondir, sauter, si j'ralentis, si je regarde autour de moi, c'est là que j'vais claquer. La tête qui acquiesce, pour l'eau, tout en se promettant que la prochaine fois, j'me servirais moi-même. « J'espère que j'suis resté digne dans la chute. Sans bave ni truc du genre. » Roi inquiet de l'esthétisme de sa chute. Quitte à s'échapper du trône, autant le faire de manière théâtrale.

Mort éphémère, de ceux qui sont recrachés par les enfers. C'était pas ton heure Jasper parce que ta route agonique a croisé la mienne. Les gestes sauvent et les miens d'autant plus, la solitude aurait sans doute vu venir ta dernière heure, mais ce n'était apparemment pas pour tout de suite. Je ne sais pas pourquoi je reste ici auprès de toi. Pourquoi je m'amuse à tracer une vie qui sans doute ne t'appartient pas ? J'ai besoin. Besoin de te voir reprendre conscience, d'observer autre chose que l'impassibilité sur ton visage, de le voir animé, adapté par les mimiques, la joie, la contrariété. Et je suis un peu fébrile, excitée comme une gamine qui déballe ses cadeaux au matin de Noël lorsque tu viens reprendre conscience. On a offert un prince temporaire à Demoiselle Spinelli. Et c'est elle l'Amazone qui a su le sauver. Tu sais comme j'aime les histoires où les femmes sont autre chose que les demoiselles passives qui attendent que le bonheur leur soit offert. Moi, je suis de celles qui l'arrache, qui s'écorchent à trop vouloir y arriver mais qui lâchent rien quoi qu'il advienne. Marche articulée malgré les béances, la peau qui s'échappe par endroits en lambeaux et le cœur abîmé. Suffit d'un sourire pour que les pas reprennent, pour que les gens soient aveuglés. « Ouais c'est moi. Mon passe-temps favori ! » dis-je avec un petit rire alors que revenir à la vie fait apparemment mal. « Bah tu y resteras ! » Epaules haussées et moue un peu contrariée. Je suis pas de celles qui enrobent, qui enjolivent pour faire mieux passer les choses, pas quand l'enjeu est de taille. « Je crois que ton corps a sonné une bonne alerte. » Quand le cœur s'arrête c'est que la limite est plus que dépassée, armes déposées là à tes pieds, mieux pas être sourd face à ce genre d'alarme. « Tu sais, je suis une femme très occupée. » Hochement de tête pour appuyer mes dires. La solitude me drape, s'empare parfois de mes heures libres mais c'est toujours mieux de paraître trop occupée pour être accessible. « Très digne, t'es presque tombé au ralenti et sans bave bravo. » Je souris en t'observant mais t'aurais pu aussi bien convulser que je t'aurais secouru de la même façon. « Je vais te laisser, occupe-toi de toi, ok ? » Je pense avoir poussé la curiosité déjà trop loin et maintenant que t'es revenu parmi nous, je vois pas trop de raison de rester davantage sans paraître plus étrange que je ne suis.

Savoir suprême, que celui de sauver la vie d'autrui. Je ne jalouse pas grand monde, tu sauras ; mais, ceux qui savent plonger leurs doigts dans les entrailles pour secouer les cœurs, pour réveiller les âmes, si. Je reculerais, quand il faudra accéder au trône suprême, j’inclinerais même la tête, Puisque dans le respect que j'éprouve pour mes égaux, pour mon propre reflet, j'en ai encore davantage pour ceux qui jouent à dieu. J'y crois pas, à l'être au-dessus. Une excuse pour ne pas avoir peur de la mort. J'suis pas encore très fixé dans mon avis sur la question. C'est ceux qui courent dans les couloirs, qui opèrent, qui insufflent l'air dans les poumons qui en manque, mes petits suprêmes à moi. J'en ai pas l'air, là, à râler à chaque souffle, chaque geste trop pénible – à retenir un commentaire sur cette eau dégueulasse, mais j'admire tes doigts davantage que les miens. J'les regarde, rapidement, et j'reviens aux orbes claires. C'est joli comme point d'ancrage. « C'est la fin de la récrée, c'est ça ? » Une récrée faite d'heures supplémentaires majoritairement inutiles, de réunions interminables, et d'un corps poussé aux limites de sa fatigue. Ma récrée ; l'enfer des autres. Je comprends, je saisis l'importance et les remontrances à venir, mais je ne suis pas certain d'en tenir compte. Peut-être aurait-il fallut me garder deux-trois secondes encore, sans battement. « Trop occupée pour sauver des vies ? » J'en arque un sourcil, armant mes lèvres d'un rictus familier. « Moi qui pensait que tu étais une sorte de sauveuse dans l'âme. » Tu sais, équipée dès la naissance de pansements à appliquer aux plaies, même invisibles. Et, j'en ris, de ma dignité qui s'éclate au sol. Peut-être aurais-je la provocation, la prochaine fois, de choisir mes vêtements de sport en prévision d'un jugement dernier. « J'pourrais peut-être en faire quelques conférences, de l'art de presque mourir. » Insulte à la faux mal aiguisée. Ridicule petit couteau, pas même foutu de transpercer correctement mon métronome. La chair était pourtant tendre. La tête retombée sur l'oreiller, tu recules et je suppose qu'un nouveau repos de quelques heures, ne serait pas de trop pour ce lâcheur de corps. J'hoche, une fois, pour te confirmer que j'ai capté. Et, avant que tu ne disparaisses : « J't'en dois une, Ludo. » Un prénom pareil, ça ne s'oublie pas. Surtout quand il est porté par celle qui sauve les futurs.

L'histoire est banale. De celles qu'on répète. L'homme surmené qui a trop tiré la corde, jusqu'à provoquer la rupture. Excès dont il ne fallait pas s'amouracher et qui pourtant s'obstinaient à reluire au quotidien. On a beau savoir, on précipite la chute. Et c'est après qu'on regrette. T'as eu de la chance que je sois dans les parages, et faut le prendre comme une gifle du destin, qui dans le tourment à veiller à ta survie. Sans ça, tu serais plus parmi nous. Tout ça, ça tient à rien. Je le vois chaque jour. Pourtant on en dirait rien du danger, à voir tes traits fatigués, mon sourire paisible comme si deux être anonymes s'épanouissaient dans une certaine routine. « Bel et bien terminée ! » dis-je en souriant un peu plus. « Fini la clope, l'alcool, le gras et le sel, une vie saine s'offre à toi. » Et faut dire ce qui est, ça vend pas du rêve. Mais mieux vaut ça que de reposer sous terre non ? T'apprendras à faire la balance, à tirer sur la corde de nouveau sans pour autant la mener à la rupture. « Hum oui... tout à fait fait. J'enfile ma cape tous les matins. » Riant doucement à ton propos. Je suis pas une sauveuse dans l'âme. J'étais prédestinée à des choses bien plus noires et puis faut croire que finalement, la lumière, l'incandescence du feu, ça me colle à la peau. Je suis sauveuse malgré moi quand d'autres le veulent obstinément, c'est pas drôle ? « J'aurais le droit à un pass vip ? » Pour me laisser conter ce tunnel, cette impression d'appartenir presque à là haut  avant de redescendre parmi les vivants. On se connaît pas. Et on se connaîtra peut-être jamais, mais quoi qu'il advienne, y'a un lien particulier entre nous. « T'inquiète ! » Clin d'oeil appuyé, je suis pas vénale, presque crédule, j'oublierai la chandelle dont tu m'es redevable. Tu sais si je les comptais, j'aurais un véritable champ de flammes parmi lesquelles évoluer, mais j'ai juste fait ce qui me paraissait adapté, ce qui s'est présenté. Sauveuse incarnée malgré moi.