Les mauvaises nouvelles se sont vraiment enchainées. A commencer par le décès de ma tante, la mère de Calliopé. Perdre quelqu’un de sa famille, c’est quelque chose de beaucoup trop violent ; même quand ce n’est pas de la famille proche. Et puis, le départ de Calliopé. Là encore, j’ai du mal à me remettre car c’est trop soudain. Sans vraiment prévenir en dehors d’une lettre qui m’était adressée. J’étais touchée par son geste et dès l’instant où je l’ai lu, je suis allée à la maison familiale. Au fond, j’espérais certainement retrouver Calliopé, pensant que ce ne serait qu’une blague pour me faire venir. Ce n’était pas le cas, heureusement, Jayden était là pour moi…

Puis il y a cette nouvelle épreuve : l’héritage. Je ne pensais pas que Calliopé me donnerait un petit quelque chose, je m’attendais qu’elle donne ça aux bonnes œuvres dans son entièreté. Je peux toujours mettre ça de côté en bas de besoin, je n’ai pas forcément l’habitude de vivre dans le luxe, encore moins avec l’argent que je n’ai pas gagné. Un peu stressée, je suis en entrée dans le cabinet d’avocat en charge de cette affaire et ce fut un énième bouleversement qui se tramait en moi. Lukas était là. L’une des seules personnes qui m’a connue avant ma transition. On s’est vu pendant la soirée du Nouvel an mais depuis… ça m’arrangeait bien de ne pas le croiser.

C’est une partie de mon passé que je ne voulais pas me rappeler. A quel point je ne pouvais pas obtenir ce que je voulais en plus de ne pas être physiquement ce que j’étais. Mauvaise pioche, à chaque fois.

Je fais mine de ne pas le connaitre, je sais pertinemment que la chirurgie m’a beaucoup aidé à être celle qu’il n’a jamais vu. Je réponds à l’avocat quand c’est nécessaire et signe les papiers qu’il me tend. Je ne prends pas le temps de contrôler ce qu’il me donne, ce n’est pas vraiment ce qui m’intéresse, pour ce que j’en compte faire… Sortie du bureau, je respire enfin. Je me réfugie dans les toilettes, me rafraichissant au possible.

« C’était moins une… » je murmure, repensant aux regards de Lukas à mon égard, surtout à l’écoute de mon nom de famille. J’ai eu peur qu’il fasse le parallèle avec le passé. Même si je doute qu’il ait été mis au courant de ma transition. Mon père n’a jamais été très bavard à ce sujet. Au contraire, c’est comme s’il n’avait jamais eu d’enfants. Je vais retrouver les bras de Kassim, retrouver son attention, c’est ce qui me fait le plus de bien mais en sortant des toilettes, je suis arrêtée par cette voix ; si reconnaissable et jamais oubliée.

Mes yeux se posent sur lui, je ne peux nier mon trouble à son égard. Sa question est légitime et mérite une réponse. « il y a eu beaucoup de changements depuis la dernière fois qu’on s’est vu, Lukas… » dis-je d’une voix douce et timide. Au fond, cette jalousie n’a plus lieux d’être. C’est Kassim que j’aime. Pas Lukas. Il est juste un vestige d’une jalousie mal placée.

Les souvenirs de notre adolescence passée me reviennent si facilement. C’en est presque douloureux de me rappeler de l’époque où j’étais bloquée dans un corps qui n’était pas vraiment ce que j’étais. Revoir Lukas me rappelle à quel point j’étais jalouse de ma cousine, Nadia. Elle qui était si belle et si aimée par l’ensemble de la famille ; à tel point que j’en étais transparente. A tel point que mon père devait certainement regretter mon existence. Nadia avait l’attention de Lukas, à l’époque. Et de ce fait, il avait la mienne. Je me demandais à chaque fois qu’elle serait ma vie si Lukas avait remarqué que j’étais là ? Là, à espérer attirer son attention. Cette fois-ci, j’ai toute l’attention de Lukas mais avec des années de retard. Et je dois dire que je suis un peu gênée de la tournure que ça prend, je ne m’attendais pas à le retrouver dans une telle réunion. Je suis presque aussi sereine que si je parlais à Nixon ou Nadia mais… eux savent déjà. Lukas, c’est encore une autre histoire et contrairement à eux, il n’est pas de ma famille. Il peut me rejeter. J’hésite longuement face à l’interrogation que je viens de poser à Lukas. A vrai dire, les changements sont conséquents et je comprends clairement que ce n’est pas évident à voir. Même si mes traits restent proches de l’époque. Je lâche un soupir, je n’avais pas prévu de redire ce prénom à nouveau. Mais ce n’est que de cette façon que je vais éclairer la lanterne de Lukas. « Nicolas… Nicolas Sherwood… c’est comme ça, qu’on s’est connu, Lukas… » une petite boule d’appréhension se forme dans ma gorge. Et là, j’ai clairement envie de pleurer, ça m’arrache les tripes de devoir ressortir un prénom qui m’a fait tant de mal par le passé. Mais c’était nécessaire. « Je suis devenue celle qui j’étais vraiment… » dis-je avec la voix qui se met à trembler. De ma main gauche, je me tiens l’autre poignet pour ne pas succomber. Je me rends compte que l’afflux de tous ces souvenirs, juste après quelques mots dont les aveux de mon passé, ça me fait quelque chose… Mes yeux ne quittent pas Lukas, espérant qu’il ne me rejette pas. Je déteste à chaque fois que l’on me rejette, c’est toujours trop douloureux…

C’est vrai que le changement est radical. Grâce à l’argent parentale, - et malgré eux -, j’ai pu obtenir le corps qui m’appartient réellement. J’ai pu m’offrir ce billet vers le bonheur au prix d’une souffrance autant mentale que physique durant des années. Je dois avouer que j’ai pensé à Lukas durant cette période, c’était la seule personne que j’avais « aimé » et cela malgré ce qu’il s’est passé avec ma cousine. J’étais prête à prendre sa place à l’époque, Lukas était tellement mon modèle d’homme parfait avec qui je voulais me marier. Mais ça, c’était parce que je voulais la place de Nadia. Je voulais qu’on me regarde comme on la regardait. Elle qui est si belle. J’aurais aimé que Lukas me choisisse à cette époque. Mais à présent, je sais qu’avant ou maintenant, ça ne sera jamais le cas. Parce que nous avons grandis, que nos vies et nos cœurs sont différents. Je tente de ne pas partir en courant lorsqu’il comprend le passé commun que nous avons. Je ne supporte pas le rejet, je ne le supporterais certainement jamais à cause de ce que m’a fait vivre mon père. Mais finalement, Lukas prends ma main et nous attire à l’écart, s’asseoir sur un banc, c’est une bonne idée. Faut digérer l’information, je comprends… Mais il ne semble pas… me détester ? ni me rejeter ? Et la question de Lukas ne fait que confirmer cela. J’ai envie de pleurer, mais là, c’est de joie. « Oui… » ma voix tremble et les larmes coulent. C’est impossible pour moi de les retenir quand mon passé rencontre le présent. Même si j’ai envie de lui casser le nez pour m’avoir abandonné au nouvel an. Et un peu pour Nadia, faut dire. Mais à l’époque, je l’aimais, alors, forcément… je ne sais pas quelle position prendre vis-à-vis de Lukas. « Je suis à présent la vraie moi et je suis loin de mon père, je peux qu’être heureuse maintenant… » enfin, je m’y emploie. Cette quête de soi-même a tellement été longue ; qu’à présent que j’ai réussi, je ne sais plus vraiment ce que je peux faire. « Et toi… toi aussi… tu sembles… heureux, enfin, je suppose ? Avec ton copain… » Je souligne là le fait que je l’ai vu avec un garçon dont il semblait être farouchement amoureux lors de la soirée du nouvel an.