Je suis exténuée de ma deuxième journée à la caserne, où j'ai alterné entre théorie et interventions en simple spectatrice pour l'instant. C'est encore plus fatiguant d'observer que d'être dans le feu de l'action et si j'ai hâte de réellement commencer, je n'essaye pas de brûler les étapes pour autant. Pas une seule seconde je n'ai pensé que passer de chirurgienne à simple ambulancière serait facile, mais je commence à réaliser que mon nouveau poste va me limiter dans mes actions et la manière dont je sauve des vies. Seuls les premiers secours nous sont autorisés, avant de remettre les patients à l’hôpital entre les mains des professionnels, ce que j'étais il y a encore quelques mois. J'aimerais savoir si, en cas d'urgences, je suis en droit d'aller au delà de mes capacités d'ambulancière, étant diplômée en chirurgie générale, mais je ne me suis pas encore osé à poser la question, préférant ne pas prendre le risque d'être catégorisé directement. Je ne veux pas être la petite intello qui en sait plus que les autres et vais donc me contenter de rester à ma place et m'intégrer à ma nouvelle équipe.

Malgré la fatigue, je rejoins d'anciens collègues que je n'ai pas vu depuis ma démission en aout dernier, leur ayant promis de passer leur faire un petit coucou pour l'anniversaire de Lisa. Ils me manquent, l’hôpital me manque, et je crains les questions sur la raison de ma démission, mais je ne pourrai pas les éviter éternellement. Et puis avec un peu de chance, tout le monde aura déjà bu un verre lorsque j'arriverai, les conversations seront lancées et ne tourneront pas autour de ma petite personne. Je me promets de me contenter d'un verre ou deux avant de rentrer, parce que la semaine ne fait que commencer et si je suis habituée aux longues heures, ces six mois de "pause" ont complètement saccagé mon rythme. Un ou deux verres deviennent trop facilement plus que je ne peux m'en souvenir et du drink, on décide d'aller au paint bar sur le coup de vingt-deux heures, tous bien éméchés. C'est Lisa qui insiste et vu que c'est son anniversaire, madame est reine. Je devrais rentrer dormir, éviter les lieux dont je connais très bien le propriétaire, mais je suis le petit groupe et m'installe à la table en évitant soigneusement de regarder vers le bar. Avec un peu de chance, monsieur n'est même pas présent ce soir.

Certains se lancent dans des œuvres d'art, quand je fais pour ma part partie de ceux qui restent en retrait, observent, un verre à la main. Une simple œillade sur la droite me suffit à repérer Lucian derrière le bar et au lieu de rester à ma place, je m'excuse rapidement auprès de mes anciens collègues et me dirige vers le bar, tout sourire. Après tout, les histoires avec Beth ne le concernent pas, bien que je ne m'attends pas à ce qu'il me serre dans ses bras et me dise que je lui ai manqué. « Je pourrais avoir un shot de tequila ? Sur la note de la demoiselle qui fête son anniversaire. » Je prends place sur un haut tabouret et étale les bras sur le bar, mes doigts s'accrochant à l'autre bout, sans cesser de le fixer ou me départir de mon sourire idiot. Pourtant, je suis tout sauf heureuse, là, parce que monsieur me rappelle par sa simple présence tout ce que j'ai foutu en l'air.

@Lucian Ridley-B.

Je sais que je vais amèrement regretter cette soirée lorsqu'il faudra mettre le réveil, dans quelques heures à peine, pour me rendre avec la gueule de bois sur mon nouveau lieu de travail mais je m'amuse bien, alors tant pis. Je ne sais pas si c'est l'alcool, le fait de voir du monde ou une combinaison des deux, mais je me sens un peu plus légère ce soir et compte bien profiter de chaque minute. Ces derniers mois ont été compliqués, chaque moment de bonheur (ou ce qui y ressemble) est donc bon à prendre. Ce n'est ni la première ni la dernière fois que je serai sous caféine pour tenir la journée et la bonne nouvelle est qu'en commençant à six heures du matin, je suis libre à quatorze heure pour la sieste. Si mes années d'études et celles d'internat à l'hôpital m'ont appris quelque chose, c'est bien de tenir une journée complète concentrée après deux ou trois pauvres heures de sommeil.

Comme à chaque fois, ce petit moment de légèreté ne dure pas bien longtemps avant qu'un élément me ramène à la réalité. Cette fois, cet élément n'est autre que le propriétaire des lieux dont la simple vue suffit à me serrer le cœur. Depuis la rupture de nos fiançailles, avec Elizabeth, je n'ai eut aucune nouvelle du jeune homme qui se tient actuellement derrière le bar, ce qui ne m'a pas choqué outre mesure. Certains de ses amis, devenus nos amis communs avec le temps, ont fait le choix de continuer à me parler sans prendre parti, mais ceux-ci se comptent sur les doigts d'une main. Pour la plupart, la séparation s'est faite en même temps que l'annulation de nos vœux. C'est le gros problème des ruptures, c'est qu'elles impliquent rarement deux personnes seulement et laissent les autres le cul entre deux chaises. Comme les histoires d'amour, certains amis ne sont pas faits pour rester dans le décor éternellement, leçon que j'ai appris après mon premier divorce - non pas qu'il y en aie de deuxième à signaler, puisque nous ne sommes jamais arrivées devant l'autel avec Beth. Lucian étant son meilleur ami, je ne me suis pas attendue une seule seconde à ce qu'on reste en contact. Dommage, je l'appréciais. Mais ainsi va la vie et pour le bien de mon ex fiancée, c'est bien mieux comme ça. En revanche, je ne pense pas qu'on soit en mauvais terme, juste séparés par la force des choses parce qu'il est légitime pour lui de prendre le parti de sa meilleure amie. Le regard qu'il m'adresse lorsque j'arrive sous ses yeux me fait revoir cette idée ; s'il ne me déteste pas, on en est peut-être pas loin. Encore un qui pense avoir le droit de mettre son grain de sel dans une histoire qui ne le concerne pas ! « Un à la fois. » Dis-je sans me démonter, essayant de conserver un sourire figé. « Ou tu pourrais en prendre un avec moi. » Je propose, sans vraiment m'attendre à une réponse positive de sa part. Qui ne tente rien n'a rien.

J'aurais mieux fait de rester avec le petit groupe, plutôt que de venir à la rencontre de l'ainé Ridley. S'il n'est pas d'aussi mauvais augure que son frère peut l'être - je n'ai toujours pas compris l'amitié entre ce dernier et Beth -, il est de toute évidence à cent-pour-cent du côté de sa meilleure amie. Logique. Je ne peux même pas dire qu'il n'a que la version de l'histoire de sa meilleure amie et qu'il est donc facile de me peindre comme " the bad guy " dans notre rupture, parce qu'il n'y a qu'une version. Une seule responsable. Le fait que ni Beth ni lui n'aient (et n'aurons jamais) les raisons qui m'ont poussé à tout arrêter avec ma fiancée ne joue clairement pas en ma faveur, mais c'est mieux comme ça. Je préfère me prendre la vague de haine, plutôt que d'avouer ce qui me tourmente depuis plus d'un an et qui aura signé la fin de carrière de celle que je considère toujours comme la femme de ma vie. Je vis chaque jour sans sa présence et le poids de la culpabilité sur les épaules, à côté, les remarques vénéneuses de Lucian ne m'atteignent qu'à moitié. Je me contente de lever les épaules lorsqu'il refuse de m'accompagner pour un verre et descend le shot devant moi avant de mordre dans un citron, ce qui me fait monter les larmes aux yeux. Non Lucian, tu ne me fais pas pleurer. Ta tequila dégueulasse, en revanche, s'y prend très bien. « Et quelles sont tes raisons ? » Je demande avec curiosité, un sourire en coin sur les lèvres, posant un coude sur le bar pour reposer ma tête dans la paume de ma main. Elle se fait trop lourde pour tenir droite. Je regretterai cette conversation une fois sobre, mais tant pis. Au point où j'en suis, je sais que je mérite leur haine et fait tout pour l’attiser. You get what you deserved, bitch. « T'avais trop hâte de porter ton beau costume ? Tu trouveras bien une occasion pour le ressortir va, t'en fais pas. » Dis-je amère et moqueuse. Moi aussi j'avais hâte de porter ma robe, de dire oui à la personne que j'aime plus que tout au monde, mais on a toujours ce qu'on veut dans la vie, Ridley. « Tu ne sais pas de quoi tu parles, Lucian. Tu n'es ni dans ma tête ni dans mon cœur et tout ce que j'ai fait, c'est pour elle. »  Je souffle, ne pouvant m'empêcher de souligner qu'Elizabeth est et sera toujours ma priorité absolue. Je n'ai pas eut l'art et la manière, je lui ai brisé le cœur en me montrant brutale et radicale, parce que je sais que je n'aurais pas tenu longtemps avant de tout lui révéler si je lui avais laissé une chance d'insister. « Je l'ai épargnée d'une vie complète à mes côtés. Tu devrais me remercier en fait ! Tu as récupéré ta précieuse meilleure amie rien que pour toi et tu passes pour le héros à ramasser les pots cassés. Win-win. » Il ne s'est jamais montré particulièrement jaloux de notre relation, mais peu importe que mes mots soient justes ou non. Je suis bourrée et mon cœur est en mille morceaux, qu'il aille se faire voir avec ses discours moralisateur.

« Si seulement ça m’intéressait. » Je siffle entre mes dents et lève les épaules avec indifférence. Qu’il me déteste seulement, s’il pense que j’en ai quelque chose à faire de son amitié! J’ai perdu la femme de ma vie et je tiens toujours debout (ou presque), je survivrai à la perte d’un “ami” qui n’a au fond jamais été le mien. Je le comprends, maintenant. Lucian était sympa pour Beth mais quand, de mon côté, j’ai cru gagner un ami, lui ne voyait qu’une personne à tolérer parce que sa meilleure amie l’avait choisie. Le voilà débarrassé.  « Tant mieux pour toi. C’est plus facile de recycler un costume qu’une robe de mariée. » Un sourire amer étire mes lèvres et je descends d’une traite le shot placé devant moi, faisant claquer le verre vide sur le bar en grimaçant alors que le liquide doré me brûle l'œsophage. Non pas que je compte porter cette robe un jour ou l’autre ; c’était Elizabeth ou personne. Et si je peux au moins, chercher à la vendre pour me débarrasser du souvenir et récupérer un peu d’argent, il en est hors de question. Elle trôle dans ma garde-robe et me rit au nez, me rappelant mon erreur monumentale, à chaque fois que je choisis une tenue.
Je fais la moue lorsqu’il soutient qu’il ne me donnera aucune nouvelles de mon ex fiancée, ce que j'espérais pouvoir obtenir après une petite conversation. Je n’avais cependant pas prévu que ça dérape aussi vite et n’ai même pas eu le temps de lui poser la moindre question avant de me faire agresser. J’ai très envie de l’applaudir quand il me dit que lui ne blesse pas les gens qu’il aime mais m’abstiens afin de ne pas mettre d’huile sur le feu. Pourtant, d’une certaine façon, ça m’arrange s’il parle de moi en mal à Beth et attise sa haine. Si elle a besoin de me détester pour enfin tourner cette page, son meilleur ami va me filer un coup de main sans même le savoir en lui parlant de l’horrible personnage que je suis.  « Tu n’as donc jamais, jamais, fait de mal à une personne que tu aimes ? Ma foi, tu dois être le seul être humain à pouvoir l’affirmer. » Quel ange ce Lucian Ridley! Je suis dans l’exagération, parfaitement consciente qu’il y a une différence entre blesser quelqu’un par accident et volontairement détruire une relation, mais de nouveau : il ne sait pas de quoi il parle.
Je sursaute lorsqu’il hausse la voix et me recule légèrement sur le haut tabouret, les mains toujours accrochées au bar - il ne manquerait plus que je titube et m’écoule au sol. Mes dents se plantent dans l’intérieur de me jour et je tente de ravaler les larmes qui me montent aux yeux, refusant de pleurer devant lui et passer pour la victime. Je n’ai que ce que je mérite, de ça, je suis certaine et de ce fait d’accord (en partie) avec lui.  « Oui, j’y ai pensé Lucian et c’est pour ça que je me suis barré ! Pour lui rendre sa vie avant qu’il ne soit trop tard. » Avant qu’elle soit légalement liée à moi mais surtout avant qu’elle finisse dans un cercueil par ma faute. « Bref tu ne peux pas comprendre. Je voulais juste savoir comment elle allait mais j'imagine que je n'obtiendrai pas la réponse. » J’aimerais juste entendre qu’elle avance et retrouve le sourire.

Je ne sais même pas pourquoi je lui parle de cette robe de mariée, aux oubliettes dans ma garde-robe. L’alcool, la tristesse, un petit mélange des deux peut-être. Le fait est que je n’ai rien pour défendre mes choix, et le mal que ceux-ci ont engendré, et n’ai donc que ces petites attaques pour me protéger et nourrir la conversation - si tant est qu’on puisse considérer notre échange comme tel. Beth n’a jamais eu d’explication autre que “mes sentiments qui ont changés” pour notre rupture, ce n’est certainement pas à Lucian que je vais me livrer. Peut-être qu’il pourrait mieux comprendre pourquoi nous en sommes là aujourd’hui, mais si je dois un jour m’ouvrir à quelqu’un à ce sujet, ce serait à Beth. Je me contente de sourire lorsqu’il me rappelle que c’est de ma faute, sans pouvoir vider un nouveau shot, puisque c’est déjà chose faite. Quel piètre barman, incapable de suivre mon rythme pour me les servir.
« C’est là que tu te trompes, je n’essaye pas de me justifier. Les gens changent, les sentiments aussi. » Car c’était bien la seule chose que j'avais trouvé à dire pour expliquer une rupture aussi brutale, à deux semaines d’un mariage qu’on avait préparé pendant des mois. Ca avait été dur de faire comprendre à mon ex fiancée le changement soudain alors que je décomptais les jours impatiemment avec elle la semaine précédente, mais dans la panique, je n’avais rien trouvé de mieux à lui dire. Surtout, j’avais su que Beth se battrait pour nous si elle pensait que nous avions encore une chance.
Je baisse les yeux lorsque Lucian reprend la parole et aie l’impression de recevoir plusieurs coups de couteaux dans la poitrine. Ses critiques et remarques sont beaucoup plus faciles à encaisser que ses mots qui me rappellent à quel point nous avions tout, avec Beth. Il n’a jamais été question de fonder une famille, du moins nous n’avions pas abordé le sujet puisque ma fiancée sait à quel point le sujet est sensible dans mon cas. Mais c’est définitivement le grand amour de ma vie, avec qui je me suis vue finir mes jours. J’espère sincèrement qu’elle sera un jour en mesure de tourner la page de notre histoire, même si une partie très égoïste de moi pense le contraire. Je sais pourtant que nous n’avons pas la moindre chance de réconciliation. Beth me pardonnerait, je n’en doute pas, mais il est hors de question que je me réveille chaque matin dans ses bras en sachant que je lui ai pris sa carrière, la chose la plus importante de sa vie. « Je sais. Mais elle s’en remettra. » Dis-je, sans trop y croire, avant d’inspirer et expirer longuement. La tête me tourne et mon cœur saigne.  « Je peux avoir un verre d’eau ? » Je demande sans l’observer, ferme les yeux et enfuit quelques secondes mon visage dans mes mains. Il est temps que je rentre à la maison, d’autant plus que je travaille demain matin. Je bois quelques gorgées d’eau, pose le verre sur le bar et glisse du tabouret pour retrouver la terre ferme - et bordel, le monde tangue.  « Ouvre-lui les yeux Lucian. Elle mérite cent fois mieux que moi. » Et peut-être qu’un jour, Beth le verra, elle aussi, et tombera éperdument amoureuse de quelqu’un d’autre.