Harry était un étudiant comme les autres. S’il était très motivé pour réussir et pour ne redoubler aucune de ses années, il avait tout de même une certaine tendance à la procrastination… Ses journées étaient bien remplies avec ses rendez-vous à Prescott Inc. et s’il ne dirigeait pas encore à proprement dit sa société - il subissait une forme de “tutorat”, il n’en restait pas moins qu’il avait de grandes responsabilités. En tout cas, elle lui semblait bien grande pour ses épaules. Alors entre ça, les cours et… la tentation de tester les jeux vidéos produits par la société de sa défunte épouse, ce n’était pas évident de trouver du temps pour étudier. Il fallait dire que c’était dans ces moments-là que Harry se retrouvait le plus seul avec lui-même et que ses pensées retournaient inéluctablement vers la femme de sa vie, qui n’était plus. Ce n’était que quand il se retrouvait auprès du mur qu’il parvenait enfin à étudier, n’ayant d’autre choix que de se concentrer pour éviter de rendre son devoir en retard. Le dossier qu’il devait rendre cette fois était particulièrement dense et il faudrait probablement plusieurs nuits blanches à Harry pour le finir. Du moins, pour le finir et qu’il soit d’un niveau satisfaisant à ses yeux.
Lorsque cinq heures du matin sonnèrent, il hésita à rempiler pour une heure de plus mais décida finalement de rentrer chez lui. Il mourrait d’envie de se laisser tomber dans son king size bed et sa couette moelleuse pour plusieurs heures. Harry ne pourrait malheureusement pas se permettre une véritable grasse matinée puisqu’il avait rendez-vous à onze heures avec le bras droit de son épouse mais il avait tout de même quelques heures devant lui pour profiter du sommeil. Hésitant quelques secondes à se commander un uber, le jeune homme décida finalement de faire un premier bout de chemin à pied. Prendre un peu l’air lui ferait le plus grand bien et lui permettrait peut-être de penser à autre chose qu’à la partie suivante de son dossier. S’il voulait que son sommeil soit réparateur, il devait prendre un minimum sur lui.
Harry était en train de quitter le campus, son téléphone à la main près à commander un chauffeur quand il lui sembla apercevoir une silhouette familière à l’arrêt de bus. Il jeta un coup d’oeil à son appli, puis poussa un soupire et rangea son téléphone dans sa poche pour se diriger auprès de la jeune femme. “Josephine ?” l’interpella-t-il, gardant ses distances pour ne pas l’effrayer. Il se demanda ce qu’elle faisait dans le coin mais décida d’éviter de poser des questions indiscrètes. “J’allais me commander une voiture; tu veux que je te ramène quelque part ?”

Harry acquiesça doucement en entendant Joséphine dire qu’elle avait toujours préféré qu’on l’appelait Joey. C’était quelque chose qu’il avait fait pour ainsi dire toute sa vie (en réalité, depuis que Joey le babysittait) mais ce surnom avait fini par être laissé au placard pour son véritable prénom qu’elle n’aimait certes pas mais qui restait sien. Elle avait perdu le droit de se faire appeler son amie, de considérer qu’il était encore ce petit garçon qu’elle avait vu grandir et de le traiter comme tel – son « tu as grandi » l’agaça d’ailleurs – quand elle s’était opposée à son union avec Lea sans même réellement chercher à entendre ses arguments. « Je sais, oui. » répondit-il sans animosité. S’il en avait voulu à la jeune femme, le temps avait assez coulé pour qu’il n’ait plus la même rancœur. Quelque chose était cassé entre eux, oui, et rien ne serait plus jamais pareil mais il ne souhaitait aucun mal à la jeune femme bien au contraire. C’était d’ailleurs pour cette raison qu’il avait proposé de la raccompagner. C’était simplement que… elle n’était plus Joey. « Tiens, rentre ton adresse. » lui proposa-t-il, en ouvrant à nouveau son application de chauffeur, le meilleur type de voiture préselectionnée. Il attend patiemment qu’elle le fasse, sans vraiment dire quoique ce soit. Ce n’est pas qu’il ne souhaite pas lui parler mais la fatigue s’empare de lui, et les souvenirs aussi. Un léger sourire s’étire sur ses traits fatigués lorsqu’il l’entend lui demander ce qu’il fait là. « Gros dossier à rendre. J’étais à la bibli. » Harry lui lance un sourire amical comme pour la rassurer, lui dire qu’il n’a aucune envie d’aller à la confrontation ce soir – tout court d’ailleurs – et qu’elle n’a pas tant à s’inquiéter. « Et toi ? Tu étais à une soirée ? » demanda-t-il, ne sachant rien des activités professionnelles de la jeune femme. Elle n’avait absolument pas l’air alcoolisée mais sa tenue semblait travailler – ses talons, en tout cas, n’étaient pas de ceux qu’il voyait ses amies porter tous les jours. Il jeta un coup d’œil autour de lui, se demandant pourquoi les personnes avec qui elle avait du se rendre à cette soirée n’étaient pas avec elle, puis il réalisa que c’était peut-être un tout autre rendez-vous qu’elle avait et ses joues rosirent à l’idée de la surprendre en plein « walk of shame ». Jetant un coup d’œil à son téléphone pour chercher une porte de sortie, il remercia les notifications intempestives des applications et annonça : « le chauffeur sera là dans quatre minutes ».

C’est étrange pour Harry de se retrouver face à Joey de la sorte. C’est étrange parce qu’il a toujours l’impression de se trouver face à sa grande soeur ou peut-être plutôt une cousine. Leur relation n’est pas vraiment celle-là, et ce d’autant plus qu’ils n’ont plus vraiment de relation, se contentant d’échanger quelques mots ci et là. Mais ce lien reste. Parce que d’une certaine façon, Joséphine, Joey, peu importe comment il l’appelle, l’a vu grandir et réciproquement. S’il ne sait rien de la femme qu’elle est devenue, il se souvient de l’adolescente qu’elle était et de la complicité qui les animait. Lorsqu’elle lui avait fait part pour la première fois de son inquiétude pour sa relation avec Lea, le jeune homme avait compris et avait tâché de la rassurer. Ses parents après tout avaient eu la même réaction et même si les questionnements de chacun finissaient par avoir raison de la patience légendaire de Harry, il avait fait l’effort d’essayer d’expliquer à Joey son point de vue. Sans succès. A plusieurs reprises, la conversation avait été remise sur le tapis jusque Harry décrète que c’était assez, qu’il ne souhaitait plus l’avoir. Il se souvenait parfaitement des éclats de voix dans lesquels il lui avait dit que si elle souhaitait avoir cette discussion encore et encore, il préférait qu’ils ne se parlent plus. Cela avait couté au jeune homme, l’adolescent même qu’il était, de se montrer aussi ferme et de faire de tels choix mais avec le recul des années, il ne regrettait pas une seule seconde d’avoir cru en l’amour que Lea et lui partageaient. Ils s’étaient aimés jusque la mort les sépare et s’il doutait que Lea existe encore sous quelque forme que ce soit, lui pouvait même dire qu’il l’aimait au-delà de la mort. Certains jours, il craignait de l’aimer un peu moins que la veille, réalisant qu’il ne se souvenait plus d’un détail de son existence. Puis, le souvenir lui revenait et son amour semblait renforcé. C’était… étrange, épuisant et blessant. Si Harry savait mieux donner le change qu’auparavant, il n’irait pas jusqu’à dire qu’il allait mieux et se demandait s’il parviendrait à tourner la page un jour.
Mais il n’était pas l’heure de penser à cela - même si c’était toujours à l’aube que ce type de pensées se faisait plus bruyante. Arquant un sourcil quand elle lui précisa qu’elle sortait du travail, Harry s’apprêtait à lui demander ce qu’elle faisait pour travailler aussi tard quand elle le précisa d’elle-même. “C’est courageux. Ce n’est pas trop fatigant ?” demanda-t-il avant de jeter un oeil à son téléphone pour préciser dans combien de temps la voiture arriverait. Un sourire sur le visage, il secoua la tête en l’entendant : “Attends… Il reste le trajet encore.” dit-il en roulant doucement les yeux. Ils prendraient la même voiture et Harry changerait l’adresse une fois qu’il serait au domicile de Joey. Il tenait à lui préciser car s’il était vrai qu’il ne s’attardait jamais pour discuter avec elle, Harry était curieux de savoir ce qu’elle devenait. Après tout, elle avait tout de même compté pour lui. “Il ne doit pas y avoir beaucoup de bus à cette heure-ci…”

Harry grimace doucement en entendant Joséphine lui dire que son job est “mieux que rien”. C’est une autre façon de dire qu’il a le mérite de payer les factures mais qu’il ne lui plaît pas plus que ça. Une part de lui aimerait lui proposer un post chez Prescott Inc, lui dire qu’elle aura le mérite d’avoir des horaires normaux mais le jeune homme sait pertinemment qu’il ne peut pas embaucher tout le monde comme ça. Et puis, une part de lui aurait l’impression de trahir Lea en le faisant. “Tu mérites mieux que ça.” précise-t-il alors sincère sans vouloir pour autant élaborer sur la question. S’il ne peut empêcher une vague d’affection de le submerger en voyant la jeune femme, il préfère garder ses distances. Pardonner Josephine quand Lea était encore en vie était une chose mais désormais… c’était un peu comme si Harry n’avait plus l’impression de pouvoir le faire. Comme si cela aurait été bafouer sa mémoire.
Il fronce un peu les sourcils lorsqu’elle lui demande, presque hautaine, si elle a l’air d’être du genre à prendre le bus. Est-ce qu’il faut avoir un genre pour ça ? Harry a conscience qu’il fréquente désormais un milieu où les gens utilisent très peu les transports en commun mais pour les gens “normaux”, comme Josephine et lui, il y avait un genre ? “Bah…” répondit-il un peu bêtement en haussant les épaules. Légèrement soulagé de voir la voiture arrivée, il lui fit signe de monter dedans, ouvrant la portière en parfait gentleman qu’il était mais monta finalement dans la voiture quand Joey lui dit qu’elle monterait après lui. Refermant un peu sa veste, il attacha sa ceinture et vérifia qu’elle en faisait de même avant de secouer la tête : “Nan t’exagère quand même. Tu me gardais encore quand j’avais 13 ans.” Il soupira doucement, nostalgique. “C’était chouette, la vie était plus simple à l’époque.” Bien évidemment, Harry parlait pour lui mais il se doutait bien que c’était sûrement le cas pour Joey également. Il ne se doutait absolument pas de tout ce que la jeune femme traversait, sinon il n’aurait pas hésité une seconde à lui proposer son aide, de l’héberger quelques temps, de lui trouver un médecin… mais la vie d’adulte était bien plus compliquée que la vie d’adolescent, à de nombreux égards. L’inverse était aussi vrai, mais il était toujours facile d’oublier les difficultés d’un moment passé. “Je ne sais pas comment tu fais pour marcher avec ses talons. Je te renvoie t’entraîner avec ceux de maman dans le salon, et de tordre la cheville…” Il ne comprenait pas vraiment d’où venait cette fascination, ayant lui-même du mal à apprécier de porter des chaussures en cuir avec une simple talonnette. Il préférait de loin les baskets et s’il comprenait et voyait bien l’aspect “élégant” et “sexy” des talons, il n’était pas certain que cela vaille le coup de faire autant souffrir ses pieds.

Alors qu’il lui souffle qu’elle mérite mieux qu’un travail qui est “mieux que rien”, Harry espère sincèrement que Joey ne le prendra pas mal. Il ne veut pas dire qu’elle mérite mieux que le poste de serveuse; Harry a compris il y a bien longtemps que ce qui compte dans la vie est d’avoir un job qui vous plaît et non pas un job “bien vu”. Il a la chance, lui, d’avoir les deux mais il sait aussi que ce n’est pas offert à tout le monde. Il hésite à le préciser à Josephine mais se dit finalement qu’elle l’a assez connu pour ne pas penser ça de lui. Sa vie a drastiquement changé depuis que Lea est entrée dans sa vie mais pas lui. Pas tant que ça en tout cas - il l’espère.
Ils échangent rapidement quelques mots et Harry a l’impression que le fossé qui s’est creusé entre eux s'agrandit à chaque mot qu’ils échangent. C’est sûrement faux en réalité. C’est juste qu’il est visible désormais, puisque pour une fois Harry ne tourne pas les talons en apercevant la belle dans la pièce. L’espace d’une seconde, alors que la voiture qui les ramènera chez eux - comprendre : Joey chez elle et Harry chez lui - s’approche, Harry hésite à rentrer à pied puis à se commander une voiture uniquement quand il aurait la notification que Joey était rentrée chez elle. C’est étrange et nouveau de ne pas savoir comment se comporter avec elle, quoi lui dire et sans savoir s’ils peuvent garder le silence - quelque chose lui souffle qu’un silence serait pire. Ils montent finalement dans la voiture, Harry ne manquant bien évidemment pas de lui tenir la portière ouverte avant de faire le tour de la voiture et la conversation continue à tâtons. Harry se demande une seconde si ça se voit qu’ils marchent sur des oeufs ou si la tension n’est palpable qu’entre eux. Il soupire. Peu importe. Il continue la conversation et plus Joey se tait, plus il se sent obligé de combler les silences. Il se raccroche à des souvenirs qui n’ont plus lieu d’être, des choses si anciennes… Les choses que l’on raconte lorsqu’on a plus rien en commun avec des personnes avec qui on a partagé des souvenirs aussi forts. On se réfugie dedans parce que c’est plus simple et aussi parce que ça fait du bien de se dire que cette distance entre eux n’a pas toujours été là, qu’il y a une raison pour laquelle Harry s’est arrêté pour lui proposer de la raccompagner. Un fin sourire se dessine sur les lèvres du jeune homme lorsqu’il entend son ancienne nourrice lui dire qu’elle ne s’entraînait pas pour rien. Clairement pas… même si Harry continue de penser que des baskets doivent être bien plus confortables - ou a minima, des talons moins hauts. Il tourne la tête vers elle en l’entendant dire que sa vie n’était pas simple et a une petite moue contrite. Il ne sait pas vraiment quoi dire. Joey a toujours été assez secrète sur ce qu’elle était, ce qu’elle vivait. Harry se souvient de leurs moments de bonheur tous les deux à faire les pitres ou à s’inventer des histoires. Il fronce les sourcils et cherche à souvenir d’éléments qui l’auraient mis sur la piste. Est-ce que c’est tant que ça, cinq ans de différence ? Est-ce qu’il était trop jeune pour voir tout cela ? Un léger sourire se dessine sur ses lèvres, détendant son visage lorsque Joey lui dire que sa vie était simple quand elle était chez lui. Mais aussi vite qu’elle prononce ces mots, Harry se souvient des fois où il voyait le regard de la jeune femme perdu dans le vide, ou de celles où elle forçait un sourire sur ses traits lorsqu’elle voyait qu’il l’observait. Sentant une pointe dans son estomac, il hésita puis prit doucement sa main dans la sienne. “Je suis désolée, Joey. J’aurai aimé que ta vie soit simple.” Et une part de lui aimerait aussi la rendre plus simple à l’heure actuelle. Mais il le tait, parce qu’il a encore des choses à pardonner et qu’il n’est pas sur de savoir passer outre. C’était un sentiment nouveau pour Harry qui n’a jamais été très rancunier. Mais c’est ainsi; il y existe parfois des blessures trop profondes pour qu’une amitié puisse continuer, même des années après.

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