Santa Monica, six juin mille neuf cent quatre-vingt-treize. Des jumeaux, une manière pour Dieu d’appliquer la règle du « un acheté, un offert » ; une surprise pour vos parents mais un bonheur incommensurable. Ta mère t’a parlé de ce jour où vous êtes nés comme du plus beau jour de sa vie. T’es arrivée quelques minutes après ton frère, sans encombre, une santé de fer, mais probablement pressée de retrouver celui qui trônait d’ores et déjà dans ton cœur. Et à peine sortis de votre tanière, vous étiez déjà inséparables. Tu supportais difficilement qu’on te laisse loin de lui, comme s’il s’agissait là de ton oxygène ; comme si, sans lui, t’avais pas la force nécessaire d’affronter la vie. Alors t’as grandi à ses côtés, tu l’as mis sur ce piédestal qu’il a toujours mérité, prête à tout braver pour lui. Les conneries, vous les faisiez à deux, jamais seuls. Lorsque l’un se trouvait à un endroit, l’autre n’était jamais bien loin. Et depuis ton premier souffle, t’as pas réussi à t’en passer.

Vous avez grandi à Los Angeles, uniques enfants de la famille Ballmer. Fils et fille de l’ancien CEO de Microsoft et actuel propriétaire des Clippers, il va sans dire que vous avez toujours eu tout ce dont vous aviez besoin et bien plus encore. Ton père pèse d’ailleurs une bonne soixantaine de milliards de dollars, sans doute suffisant pour vous offrir une vie de rêve depuis votre plus jeune âge. Et pour tout ce qu’il représente à tes yeux depuis que t’es haute comme trois pommes, tu l’as pris comme modèle dans ta vie. A contrario, t’as jamais réellement été très proche de votre mère, plutôt distante et froide avec cette dernière sans vraiment le vouloir. Sans doute parce qu’elle est un peu pareille que toi sur ce point-là. Une femme froide, à l’attitude aristocrate, au regard perçant. Pourtant loin d’être mauvaise, au contraire. Mais pour tout ça, t’as jamais vraiment cherché à lui parler de ta vie privée, à passer des journées shopping à ses côtés, à te confier à elle comme une autre fille aurait pu le faire. Toi, t’as toujours préféré ton frère.

Et ton frère, parlons-en. Cet homme pour qui t’étais prête à tout, même à te salir les mains. Celui qui trônait toujours au-dessus des autres, celui que personne ne surpassait jamais. Celui sans lequel tu te pensais incapable d’affronter la vie. Preuve en était lorsque tout allait mal pour toi et que, tandis que tu gardais la face face au monde entier, un large sourire aux lèvres et un visage détendu, tu craquais au creux de ses bras, à l’abri des vautours qui profitaient de la moindre de tes faiblesses pour t’abattre. Il te connaissait mieux que personne au monde, tout comme tu pouvais l’imiter à la perfection. Et tu n’avais aucun secret pour lui. Fusionnels, vous l’étiez depuis votre plus tendre enfance. Mais votre relation a bien évolué, transformée probablement en quelque chose de plus malsain avec le temps. Jalousie, possessivité, d’innombrables nuits passées dans ses bras. N’importe qui ne connaissant rien de vos vies pouvait parier sur la sienne que vous êtiez davantage qu’un frère et une sœur. Des âmes-sœurs, probablement. Deux êtres prêts à risquer même leurs vies pour l’autre.  

T’as fait le tour du monde à ses côtés, les quatre-cents coups. Vos petits secrets sont quant à eux bien gardés. Y compris ce squelette que vous cachez encore aujourd’hui au fond de votre placard, cet ex tombé d’un balcon au cours d’une dispute entre Alec, lui et toi. Cet homme qui vous a poursuivi en justice pour y avoir laissé une jambe et qui n’aura jamais eu gain de cause. Parce que vous avez fait accuser quelqu’un d’autre. Vous avez payé pour vous en sortir et Dieu sait que jamais tu n’aurais supporté d’être éloignée de ton jumeau. Vous vous êtes promis de garder à jamais ce secret pour ne rien risquer, pour pouvoir être ensemble qu’importe ce qui vous en coûte. Même à faire payer les pots cassés à des innocents.

Six ans. Ça faisait six ans que vous viviez à Boston, dans le même appartement, à partager le même lit quand l’envie vous prenait. Six ans que vous aviez intégré Harvard, que t’avais entrepris d’étudier la comptabilité et le design de mode dans le but d’ouvrir ta propre entreprise, d’avoir ta propre marque, d’étaler enfin tes créations aux yeux du monde entier. Toi, ambitieuse et brillante étudiante, déterminée à te faire une place dans ce monde de requins qu’est la mode, t’étais prête à tout pour arriver à tes fins. Et s’il fallait écraser des gens sur le passage, t’étais prête. Par ailleurs, t’étais devenue propriétaire d’une boutique Sephora sur Cambridge en deux mille dix-huit, de manière à prouver que t’avais les connaissances nécessaires à diriger une entreprise, quelle qu’elle soit.

Mais les choses ont changé. Magnus a tout chamboulé ; la moindre parcelle de votre vie, à ton frère et toi. S’il n’était qu’un ami à tes yeux et un meilleur ami à ceux de ton jumeau, il a fini par se hisser à ce niveau tant redouté. A ce niveau que t’as tenté de lui cacher des mois durant, t’abandonnant tantôt aux bras de l’un avant de retrouver ceux de l’autre. Malsaine relation dans laquelle tu te complaisais pourtant, jusqu’à ce qu’il n’apprenne tout. Magnus et toi, les fiançailles, la grossesse. Des mois durant confrontée à son silence pesant jusqu’à ce qu’il ne refasse surface pour tout lui avouer. Et ce jour-là, tu l’as perdu. Magnus a disparu à des milliers de kilomètres d’ici, t’abandonnant enceinte avec le goût amer de votre dernière dispute.

Trois mois, c’est le temps qu’il t’aura fallu pour le retrouver malgré les efforts déployés. Il était là-bas, chez lui, en Norvège. Ce n’est que quand t’es arrivée sur place après avoir réussi à préciser sa localisation que t’as appris. T’es arrivée trop tard, Leslie. Si tard qu’il était allongé là, sur ce lit d’hôpital, dans un sommeil si profond qu’il ne s’en sera jamais réveillé. T’as pourtant veillé sur lui durant trois longues semaines, priant le ciel de bien vouloir te le rendre pour votre fils. En vain. Alors t’as tout plaqué. T’es partie vivre en Espagne, à Malaga, chez tes grands-parents maternels. Ils ont veillé sur toi le temps qu’il a fallu, ils t’ont épaulée pour la fin de ta grossesse et les premiers mois de vie de Lisandro après sa naissance le neuf octobre deux mille dix-neuf.

Ton enfant à tes côtés, t’as été forcée d’avancer. Pour lui, principalement. T’as grandi, t’as évolué mais t’as surtout terriblement changé. La femme hautaine désormais abandonnée loin derrière toi, tu t’es adoucie et solidifiée à la fois. Les épaules plus larges que jamais, t’as officiellement lancé ta carrière dans la mode en novembre dernier. Des mois à travailler sur des collections, des mois durant lesquels t’as pu compter sur le soutien infaillible de tes anciens. Alors, t’as décidé de revenir ici, y a quelques semaines tout juste. Pour te sentir à nouveau chez toi et reprendre ta vie en main comme Magnus l’aurait voulu.