OUBLI - Les jours passent et cela ne compte pas. Le soleil s’éveille, caresses frêles sur sa peau frappée par la poussière de la ville, ses paupières s’ouvrent sur le monde. Et aujourd’hui commence. Il tousse. Les mains sur le ventre qui suffoque face à cette faim perpétuelle qui grignote ses envies. Il s’assoit sur son lit de fortune. Petit bout de carton, laissé là, à l’arrière d’une boutique quelconque. Quelques passants glissent dans son bonnet quelques pièces. Rien de suffisant pour se nourrir jusqu’au bout. Mais il les remercie à coup de sourires. C’était déjà ça. Petits bras, petits pieds, il commence son chemin vers d’autres lieux. En quête d’aventures qui bercent son quotidien. Hier, c’était les chiens dont il devait échapper. Ce matin, il ignorait encore son dessein. Il attrape son bonnet qu’il pose sur sa chevelure délabrée, son carton qu’il coince contre son corps et les quelques sous qu’il place dans sa poche bientôt déchirée. Il abandonne ses petits souliers qui dans la course de la veille ont perdu toute leur allure. Pieds nus, c’était tout aussi bien. Dans son chemin; petit bohémien, il s’arrêtes quelques fois devant les vitrines. Pâtisseries, plats, rien de matériels, ce plaisir là n’est pas encore atteignable, et lorsqu’il voit tous ses clients mangeaient à leur fins, son ventre hurle famine. Il compte la monnaie. Pas assez. Il tente quelques sourires pour faire comprendre aux passants ce besoin vitale de se nourrir. Ça marche, une fois puis deux. Mais ce n’est toujours pas assez. Alors il s’approche d’une ferraille qui s’apparente sans aucun doute à une poubelle et il cherche. L’odeur le répugne mais la faim l’oblige. Ses recherches ne mènent à rien. Il soupire. Las de ce quotidien difficile. Et il repense à cette femme qui le nourrissait encore quelques mois auparavant. A cet abris qui lui permettait de se protéger. Et désormais tout était devenu poussière. Maman ne reviendrait plus. Il avait cinq ans et déjà tout une vie derrière lui. Quelques fois le soir, devant ce plafond céleste, il espérait qu’une bonne étoile vienne lui offrir une seconde chance ou une première, tout était subjectif. Qu’elle l’aiderait à y voir plus clair, parce qu’il fatiguait de se battre pour une vie qu’il n’avait pas choisi. Fatigué de faire face à un monde qui ne voulait pas de lui. Et ce soir-là, le vingt août, il n’eut pas le temps de prier tous les dieux pour que l’on vienne le sauver. Une femme vint à lui. Bienveillance calquée sur son visage, lorsqu’elle le prit sous son aile. Il la suivit sans exception, sauveuse du soir, de tout ses cauchemars. Elle l’amena dans un vieux bâtiment. Une école ? Non et pourtant il y avait plein d’enfants qui attendaient. Plus tard il comprit qu’il s’agissait d’un orphelinat. Mais à ce moment là, c’était l’aubaine. Il prit une douche après des mois sans avoir mouillé sa peau. Sans que le savon vienne purifier son corps. On lui brossa les cheveux, devenus longs. Pour la première fois depuis longtemps il se sentait vivre. Puis très vite il dut repartir. Il crut qu’on le ramènera à son carton. Il cria, résista mais finit par capituler. Les paupières lourdes, il s’endormit. Et le matin du vingt et un août, il avait quitté son pays, délaissé son prénom, son bonnet et son carton pour embrasser un nouveau monde. Une nouvelle vie, une famille. On le lui avait rien demandé. Mais pas une seule fois il avait pleuré son passé.

FAMILLE - « Ans lâche ma poupée ! » Gamin joueur, gamin turbulent presque excentrique. C’est vrai il avait emprunté la poupée de sa soeur. C’est vrai, la délicatesse dont usait sa soeur pour prendre ses poupées n’était certainement pas égale à la sienne, plus brute : viril. Mais il en avait besoin. Le donjon lego était prêt, il ne manquait plus que sa prisonnière pour que son prince vienne la délivrer. Gamin remplie d’imagination. Ou simple plagieur des contes pour enfant, qui sait. Toutefois, il avait réquisitionné cette poupée non sans le consentement de sa soeur jumelle Riley. « Laisse le Riley, je veux que le prince libère sa princesse. » Heureusement pour lui, fidèle à son poste : Reagan. La dernière. Celle qui posait sur les épaules de son frère toutes les clés d’un monde imaginaire que lui seul avait le secret. Son modèle. Son exemple. Elle chérissait bien plus que ce vieux ours en peluche dont elle avait hérité à sa naissance. Petit sourire sur le visage du gamin, fier de sa victoire, avant qu’il ne commence son récit. Riley désormais à l’écoute. Parce qu’elle finissait toujours par se rallier à sa cause elle aussi. Il les avait charmées avec ses histoires et ses grands spectacles qui leur en mettaient toujours plein les yeux. Enfant prodige, enfant ingénieux, déjà charmeur et manipulateur. Mais c’était bonne enfant.

DÉSILLUSION - Quelques ecchymoses sur le visage. Peau violacé au bord de l’oeil. Les coups ne l’avaient pas loupé. Jamais maman ne laisserait passé. Tout ça pour Riley. Mais c’était tout ce qu’il méritait. Il avait rien compris ce gamin. Il avait tout gâché et il s’en mordrait les doigts. Pas seulement pour le poignet cassé offert par la maison mais pour cette fille qu’il regretterait un jour d’avoir brisé le coeur. Et avec tout ça, Anselm ne culpabilisait pas d’avoir frappé fort. Les larmes de Riley était plus douloureux que les coups reçus. Cigarette dans la bouche, il l’attend. Partie prendre sa défense auprès des parents, elle allait bientôt le rejoindre pour le bilan. « Tu devrais arrêter cette manie de fumer. C’est pas bon pour la santé. » Signe de sa présence. « Tu dis rien aux parents. » Elle soupire. « Pour la clope, les filles et le mur les nuits ? Promis Anselm, tu peux compter sur moi. » Sur un ton plein de reproche mais dont il savait fiable. C’était Riley. « Reagan plaide ta cause également. » Il rit. Jaune et amèrement. La cigarette lui fait du bien. Ils lui en voudront sûrement mais ils comprendront au fond. « C’est si mauvais ? » Elle le rejoint sur le petit murais, à son tour elle monte pour se poser dessus. Le regard levé vers le nuancier céleste. « Ils sont déçus. Ce n’est pas la première fois Anselm. Tu leurs avais promis et ça a recommencé. Ils sont déçus de toi et d’eux parce qu’ils ne sont pas parvenus à te comprendre complètement. Parce qu’ils pensent ne pas être capable de le faire. Et malgré tout, ils t’aiment énormément. Ils t’aiment à un point. Et malgré tout, ils sont fiers de toi, de l’homme que tu es devenu. Parce que Ans, tu es pris à Harvard. Comme moi. Ils ont reçu la nouvelle ce matin. Alors ils sont frustrés parce qu’ils ont envie de fêter ça mais à côté t’as pas géré. Puis à quoi ça sert qu’ils te fâchent, sachant pertinemment que tu recommenceras sans doute. Puis t’as fait ça pour moi, ils le savent. Alors pour le moment, ils évacuent la nouvelle, et peut-être qu’ils n’en feront rien. Parce qu’ils savent que la déception que tu liras dans leur regard suffira à te faire réfléchir. » Anselm s’est aussi mis à regarder le ciel. Les pupilles ouvertes. Les lèvres prêtes à exhaler un long soupir. Et Riley le voit bien qu’il tente en vain de contenir les gouttes salées qui bordent ses paupières. Alors elle lui prend la main. Ça sera plus facile. Elle sait très bien qu’il déteste se sentir aussi mal. Que dans son corps il y a tellement d’émotions qui le tourmente. Qu’il aimerait frapper dans un mur; crier mais qu’il se contient. Parfois il se sent incompris. Mal dans ce monde. Il se pose des questions plus souvent et ça le ronge de ne pas avoir de questions. Souvent il parvient à calmer ses pulsions avec des façons de faire que Riley n’aime pas. Mais hélas, il n’est jamais satisfait. Son bonheur semble illusoire et pourtant il a tellement à chérir. D’un revers de la main il rejette la goutte qui perlait sa joue et un sourire étire ses lèvres. « Merci. » Toujours présente. Elle est la seule à percevoir sa vulnérabilité.