« J'peux savoir c'que t'as encore foutu pour que tu arrives à cette heure-ci sale gosse ignare ?»
Une bouteille qui vole en éclat, qui s'écrase sur le sol de l'entrée, t'as à peine retiré tes chaussures qu'un morceau de verre frôle ta joue. Première frayeur. Ta mère, les cheveux gras, dans sa robe de chambre dont la couleur est maintenant indéfinissable, des mégots de clopes à ses pieds, des canettes de bière qui s'entassent dans l'entrée de la cuisine. Et toi, petite blonde, terrorisée, tu te rends compte que ta mère sombre dans l'alcoolisme, que chaque jour qui passe, ça empire. Que chaque jour qui passe, t'es à deux doigts d'être récupérée par les services sociaux, et au fond, c'es peut-être ce qui sera le mieux pour toi et ta santé mentale.
T'as à peine dix ans. Dix ans que t'es née, dix ans et neuf mois que ton géniteur a foutu le camp quand il a appris que sa petite amie étaient enceinte de lui, qu'il s'est barré la queue entre les pattes, pas foutu d'assumer son rôle de père. Ta mère avait à peine vingt-cinq ans quand t'es née. Jeune adulte foutue.

Quand t'as un enfant ça change la vie. C'est c'qu'on lui disait pour la rassurer, ses amies essayaient de lui dire que tout se passerait bien, qu'elle était seulement tombée amoureuse d'un connard d'amerlock et qu'elle se trouverait un gars bien. Un gars que ça ne dérangera pas de se caser avec une jeune maman. Et au début, ta mère elle y a cru dur comme fer. Pendant deux ans. Elle avait toute l'aide dont elle avait besoin, elle avait ses amies sur qui compter lorsqu'elle avait des rencards, quand quelqu'un devait te garder. Sauf que ta mère, elle n'a jamais fait l'effort pour trouver un type bien, elle n'a même pas essayé, elle ne t'as jamais mentionnée lorsqu'elle sortait le soir et qu'elle rentrait chaque soir avec un type différent. Et ça l'a détruite. Parce qu'elle a rencontré des sales types, parfois ça durait quelques semaines et ils s'en prenaient à elle, ils te gueulaient dessus sans aucune raison parce que tu faisais des cauchemars à force de voir défiler des culs nu et des queues dégueulasses.

T'as même cru qu'à un moment donné elle ne reviendrait pas. Un soir quand t'avais cinq ans, tu t'en souviendras toute ta vie, quand elle est rentrée au petit matin, le visage tuméfié, des coups sur ses bras tout fins, ses fringues déchirées et du sang sur ses cuisses. Les hommes sont tous des connards, qu'elle t'avait balancé, à toi, une gamine de cinq ans retrouvant sa mère dans cet état. C'est là, c'est là qu'elle a commencé à boire. Et c'est là que t'as commencé à avoir peur pour ta vie. T'avais que cinq ans putain !

Le morceau de verre qui frôle ta joue a été le déclic. T'avais que dix ans, tu fuyais ta mère en allant à l'école comme les autres gosses de ton âge et jamais tu n'invitais qui que ce soit chez toi, parce que t'avais trop honte d'elle, de l'état de votre petite baraque de banlieue. Pas chic. Mais avec quand même une pelouse verdoyante et sa petite barrière en bois, blanche à cause de la peinture. Ce jour-là, t'as eu peur et t'es partie, tu t'es enfuie, t'as pris ta planche de skate et t'as roulé avec jusqu'au centre-ville, le cœur battant à toute vitesse, manquant parfois d'te faire renverser. Mais t'en avais rien à foutre, l'adrénaline, la peur, ce cocktail explosif te donnait suffisamment d'courage pour aller enfin demander de l'aide, peu importe à qui du moment que quelqu'un te place en foyer.

« Madame lâchez ce couteau ! » Un bruit sourd, alors que t'étais dehors, avec les services sociaux et deux voitures de flics. T'as couru jusqu'à la porte d'entrée de votre maison, et t'as vu le corps inerte sous tes yeux.


« Az' wake up sunshine. » Un doigt sur ta joue, qui glisse jusqu'à tes cheveux, la respiration haletante, le corps tremblant.
« Encore un cauchemar, désolée Ambrose... » tes yeux bleu azur croisent les siens, ses yeux verts dont t'es tombée amoureuse, ce sourire qui t'fait fondre depuis le premier jour. Ambrose, ce type rencontré au lycée, le gars dont toutes les meufs rêvaient, mais c'est toi et tes premiers tatouages qui lui ont tapé dans l’œil. Pas ces autres bimbos pimbêches, toi et ton sale caractère, c'est c'qui lui a plu. Ça a commencé par des chamailleries, comme dans tous ces films pour teenager, mais toute belle histoire commence comme ça.
« C'est qui elle ? »
« Une nouvelle, à c'qui paraît elle serait en famille d'accueil chez les O'Donnell. »
« Celle-là, c'est ma future nana. » C'était parti comme ça, de quelques mots échangés entre potes, rien d'autre, rien de sérieux, un peu comme un pari, des ricannements entre mecs pendant qu'il te matait, alors que toi tu débarquais au lycée. Parce que t'avais quitté Inverness après le décès de ta mère, que les services sociaux avaient essayé d'retrouver des membres de ta famille, t'es partie environ trois ans, ou quatre mais au final ça l'a pas fait.


« Grillée ! T'es au courant que c'est interdit de fumer ici ? »
Ses cheveux pas coiffés au-dessus de ta tête, alors que t'étais tranquillement planquée derrière les gradins du stade de foot du lycée, la fumée bleutée s'élevant dans les airs, t'avais besoin d'cette clope après le cours de chimie parce que le prof t'avait pris la tête.
« J'suis une rebelle des bacs à sable, force moi à l'éteindre. » Un air provocateur, tes mèches blondes dont le vent s'amuse à souffler dessus, tu l'connaissais pas encore vraiment, tu le voyais de loin, toujours entouré par sa bande, capitaine de l'équipe de foot, entouré par ses groupies.
« Deal. » et ses lèvres qui se sont plaquées sur les tiennes, entre sauvage et tendresse. L'alchimie, elle était clairement là.


« Quoi ? T'es en train d'me dire que tu veux plus de moi ? Pourquoi tu vas faire tes études à la capitale ? T'es pas sérieuse Az', j'ai pas les moyens d'venir t'y voir tous les jours... »
« Je sais, mais tu sais très bien à quel point ça compte pour moi, c'était mon rêve d'y aller à Édimbourg, tu l'sais, on en parlait tout le temps… J'dis pas que je ne veux plus de toi, je t'aime à en crever… Vient me voir, ou alors je viendrais, j'essaierais j'te le jure. »
« Si tu pars, c'est fini Az'. »


« Salut, moi c'est Azur Campbell, ouais, comme l'alcool. » Des rires dans l'amphithéâtre, dans cette fac prestigieuse d'Édimbourg, d'autres tatouages sur ta peau, dessiné par tes soins et faits par ton tatoueur préféré de la capitale.
« Plus tard, j'veux avoir mon propre salon de tatouages. Et d'avoir une moto. »

Sourire aux lèvres. Vingt ans. Blondinette tatouée, air mutin sur ton visage, les yeux bleus azur. Étudiante. Puis cette lettre, qui t'disait que ton père était quelque part installé aux États-Unis, enfin, ton géniteur, puisque t'étais même pas certaine qu'il se souviendrait avoir mis en cloque ta mère. Qu'il se souviendrait d'elle. Pourtant, vous partagez le même sang, alors t'as mis un stop à tes études, pour partir là-bas, pour le retrouver parce que t'avais deux mots à lui dire à ce connard.
Ça fait deux ans. Que tu le cherches, que t'es installée à Boston, t'aurais pu reprendre tes études mais t'en as pas eu l'courage, le nez fourré dans tes croquis jusqu'à c'que tu te décides d'ouvrir ton propre salon de tatouages. Mais pas que. Tu t'es aussi lancée dans un petit trafic de drogues, complètement illégal mais parce que t'avais besoin d'vivre correctement et ce n'est pas en débarquant dans une ville encore inconnue que tu t'en sortirais. T'as mis la main sur un cuistot en meth, et roulez jeunesse.