Ces sommaires chroniques, si elles étaient ébruitées, causeraient la perte de mon entière famille.

Je ne souhaite à personne d'expérimenter une pareille existence, faite de peines, de douleurs, et de blessures insurmontables, infectées et sanguinolentes. Je n'ai pas la moindre racine. Je n'ai aucune chose à laquelle m'accrocher. Je ne peux prendre appui sur rien qui ne soit extérieur à ma propre personne. Je n'ai jamais reçu le moindre repère.

Je n'ai pas envie de dévoiler la stricte intimité de mes parents ; ils seraient capables de me le reprocher et de s'éloigner encore plus qu'ils ne le sont déjà. Sachez simplement que mon père est ambassadeur du Royaume-Uni, tandis que ma mère l'accompagne dans ses déplacements et dans le dense protocole auquel il doit répondre. Je suis né à Kensington, l'un des quartiers les plus riches de Londres. Je n'ai jamais côtoyé que des personnalités du monde de la diplomatie, au cours des nombreuses missions à l'étranger de mes parents, mais aussi au sein même de la nomenklatura britannique.

Il est évident qu'ils ne sont jamais présents à notre domicile. Je ne comprends même pas pourquoi ils ont eu l'idée de faire un enfant. Ils n'auraient jamais eu le temps de s'en occuper, même s'ils en avaient eu l'envie et la force. J'ai été élevé par le personnel de l'ambassade. C'est une gouvernante qui s'occupait de moi de mon réveil jusqu'à mon sommeil.

Je me suis fait seul. Je suis fils unique. Je n'ai jamais pu compter sur aucune relation personnelle que ce soit. Ces employés qui étaient au demeurant ravis de s'occuper de moi, n'étaient là que parce qu'ils étaient rémunérés, et cela gâchait la moindre attention sincère qu'ils aient pu avoir. C'est une solitude formatrice, soyez-en certain.

Je me suis mis dans l'idée d'exister par la démarcation. Aucun enfant normal n'aurait besoin de sortir du moule afin d'affirmer sa volonté d'exister. Mes parents ne me prêtaient attention que lorsque je leur créais des problèmes, essentiellement parce que cela nuisait à leur image et leur réputation qui importent bien plus que toute autre chose au monde.

Imaginez un chérubin à sa première représentation scolaire. Visualisez son regard alerte et meurtri, alors qu'il tente en vain de reconnaître les visages froids de ses parents absents dans l'assistance, parmi des parents comblés par les interprétations de leurs enfants. Seul et abandonné, au milieu d'êtres aimés et chéris. Vous ne pouvez pas ressentir ce sentiment de frustration qui vous envahi et qui vous hante. Qu'est-ce qui se passerait si vous veniez à mourir ? Rien. Vous ne comptez pas même pour vos parents. Cet enfant qui s'écroule au sortir de la scène, sans qu'on puisse le consoler et qu'on puisse lui faire entendre raison.

Ce repli sur moi-même ne m'a pas apporté que des malheurs ; il m'a permis d'affirmer ma très forte et marquée personnalité. J'ai su tirer profit de mes faiblesses. J'ai su transformer ma fragilité en défense. Je n'ai jamais rien fait par moi-même. Tout m'a toujours été apporté sur un plateau d'argent. C'est peut-être la seule chose que je tiens en commun avec mes ancêtres qui siégèrent à la Chambre des Lords. Je suis né du bon côté de la barrière.

Ces facilités m'ont poussé vers la condescendance, l'arrogance et la suffisance. C'est le fait de n'être rien pour personne qui m'a poussé à vouloir l'ascendant sur tout le monde. C'est lorsque vous connaissez réellement ce que la faiblesse peut provoquer comme ravage que vous pouvez deviner tout le potentiel de la méchanceté.

Je ne vis que par les doutes, par les incertitudes et par les permanentes interrogations. Je suis cerné par la fausseté et l'artificialité de ce monde. Je n'existe que par le mépris d'autrui.