Près de trois mois que je rode sur le campus dès que j’en ai le temps, pour surveiller chacun de ses faits et gestes, pour mieux l’attraper le jour où je le déciderai. Parce que j’ai les cartes en main ; lui, de son côté, il ignore tout. De ma présence, de mes efforts pour retrouver sa trace, de ce que je ressens. Du fait que je ne l’ai jamais oublié malgré toutes ces années. Si durant huit longues années je n’ai pas eu l’opportunité de le voir, je n’ai rien oublié. Aucun détail, ou presque. Et Dieu sait à quel point il a changé. Il a grandi, il s’est transformé. Ce n’est plus l’ado qui a disparu cette année-là ; c’est un homme. Et pourtant, la première fois où je l’ai revu, je l’ai tout de suite reconnu. J’ai su que c’était lui. Et même si j’avais eu l’envie de crier son nom, de lui sauter dans les bras, de le sentir près de moi, je n’ai rien fait. J’ai préféré prendre mon temps et ne pas le retrouver brutalement comme la folle qui l’épie jour et nuit. Aujourd’hui encore, je suis sur ce banc, je me fonds dans la masse, bouquin en main, à jeter un œil régulièrement sur ce qui m’entoure pour ne pas le louper s’il venait à passer tout près. Plongée dans la lecture de mon ouvrage philosophique, pour ne rien perdre des années passées à étudier, je sursaute lorsqu’une main se pose sur mon épaule. Je retiens mon souffle, les sourcils froncés, alors que je tourne mon visage vers cette voix qui m’est vaguement familière. Et là, je le reconnais. Il me fait face, après tant d’années. Et je manque de m’étouffer en avalant ma salive. Mon cœur manque un battement alors que mes yeux se plongent dans les siens. Et là, je suis censée faire quoi ? Je suis certaine que je vais y perdre mes moyens sans trop le vouloir. J’ai envie de me dire que je rêve, que je me suis juste endormie sur ce banc et que je vais vite me réveiller. Que c’est pas vrai. Parce que je voulais pas que ce soit aujourd’hui. Je suis pas prête. Et lui non plus. Pourtant, va falloir que je fasse avec. « O-oui ? Je peux t’aider ? » Je bégaye bêtement, je peux pas m’en empêcher. Et s’il m’avait reconnue ?