Gauthier a dû s'excuser une bonne cinquantaine de fois pour ne pas être en mesure de m'aider à récupérer mes affaires. Si je me suis assuré qu'il n'en ressente plus de culpabilité, la donne me donne néanmoins des sueurs froides. Mon casier est plein à craquer, de bouquins d'une part, d'objets nécessaires à mes recherches d'autre part... six mois plus tôt, j'aurais pris cette petite corvée à la rigolade, amené une valise et on n'en n'aurait plus parlé. Sauf que ma vue m'abandonne, ne m'offrant désormais plus qu'un jeu d'ombres dansant sans cesse autour de moi. Un long et pénible soupir s'échappe de mes lèvres alors que Scylla, ma compagne des situations les plus désespérées, pose sa patte contre ma jambe afin de m'inciter à exécuter un pas en avant. Ce signe entend me faire comprendre qu'aucun danger ne se trouve à proximité, et que ma poupette berger belge aux yeux aussi turquoises que les miens est en mesure de me guider sans heurt. Ce qu'elle fait, du reste, avec une facilité qui force une fois encore mon admiration. Ce n'est qu'une fois vers les casiers que cette dernière prend davantage de distance, m'incitant à froncer les sourcils de surprise. Mais mon sourire revient au galop à l'entente de la voix de Wendy, que j'aurais pu reconnaître entre mille. Ma chose comme tu dis te témoigne de l'affection... mais peut-être que tu ne connais pas ce mot ? Un brin moqueur - juste un brin - et totalement joueur, je lui offre mon plus beau sourire sans enlever mes lunettes de soleil. Aucune ombre ne peut m'aider face au fatras que comporte mon casier, que j'ouvre sans difficulté. Reviens par là, ma jolie, faudrait pas que tu subisses les foudres de Miss Aimable deux mille vingt-trois ! que je cabotine en usant de mes doigts pour compter, dans un premier temps, le nombre de livres que je vais avoir à embarquer en plus du reste.

Voilà bien quelque chose que nous n'aurons jamais en commun, Wendy et moi : le fait de tourner les choses en joute verbale. Je me contente de m'amuser de la situation, parfaitement imperméable à un quelconque venin de sa part. A dire vrai, je n'éprouve pas de ressentiment à son égard, et je reste intimement persuadé que la jolie rouquine n'agit pas ainsi sans aucune raison. Que lesdites raisons soient recevables ou pas, telle n'est point ma place d'en juger, ou même de la juger tout court, elle. Scylla me rejoint sans attendre à mon invitation, s'asseyant suffisamment près afin de m'assister en cas de besoin, mais sans me coller et risquer ainsi de me faire tomber. Mon décompte se poursuit dans un silence presque parfait, un sourire toujours présent sur mon visage, avant que la voix féminine ne peuple à nouveau l'atmosphère sonore. Une écharpe avec le titre, hein... que je m'amuse à répéter, non sans attraper l'une de mes chemises - sortie du pressing, encore sous housse - afin d'en découper une large part. Mes gestes sont précis, et mes doigts me permettent de tester la longueur et la largeur sans même que je n'en n'éprouve vraiment de mal. Un geste me permet d'accéder à un mini nécessaire de couture, afin de fignoler la donne et que cette dernière tienne. Un silence nous entoure alors que je m'applique, pourtant incapable de m'aider de mes prunelles turquoises. Quelques minutes seulement me sont nécessaires afin de terminer mon ouvrage, et c'est alors que je fais appel, aussi adroitement que possible, aux dernières ombres que ma vue est encore en mesure de capter. J'ôte pour cela mes lunettes de soleil, les plaçant habilement contre ma chevelure, afin d'attraper un feutre aussi noir que l'ébène et d'écrire, en m'appuyant sur les casiers adjacents : Miss Aimable 2023, jouant des pleins et déliés qui plaisent d'ordinaire davantage à Gauthier qu'à ma personne. Scylla place sa patte contre ma cuisse, réflexe de guide, afin de m'assurer qu'aucun obstacle ne se trouve sur ma route lorsque je m'approche de seulement deux pas afin de tendre mon ouvrage à l'intéressée. Et voilà, cadeau Mademoiselle Witter que je cabotine dans un sourire maîtrisé, mais ne cachant rien du fol amusement qui m'habite. Et pour te répondre, Scylla ne s'approche pas de n'importe qui. Peut-être que tu lui plais ? Là encore, rien qu'à imaginer l'air profondément dégoûté qu'elle doit très certainement afficher là, tout de suite, m'amuse plus encore que tout le reste.

Les joutes verbales, le venin, être la meilleure des meilleures et ne surtout pas risquer de se tordre la cheville en haut de Louboutin... voilà comment la jeune femme apparaissait dans mon esprit, parfaitement armée d'un dédain dont elle semble avoir inventé la signification. Un homme frérot et caractériel n'aurait eu pour but que de la contredire, parvenir à obtenir le dernier mot mais... Pas moi. À la place, ses petites attaques contre ma condition actuelle m'arrache un petit sourire amusé que je ne cherche même pas à cacher. J'aurais pu opter pour des petits points, certes que je reprends d'un ton léger alors que la mise en place de piles de bouquins commence à s'en tasser intelligemment à mes pieds afin de m'en faciliter le transport. Mais les petits points reviendraient moins bien la crasse si tu souhaites en faire un torchon ou une serpillière. Cette fois, mes prunelles turquoises ne cherchent pas les siennes, tout persuadé que je demeure que Wendy Witter n'est pas du genre à se salir les mains, mais plutôt à être entouré d'une équipe blindée de testostérone pour effectuer toutes ses basses besognes. Pourtant, nous sommes en quelque sorte du même monde, si je ne suis pas au-dessus d'elle socialement parlant. La différence ? C'est ma capacité à m'en foutre. Sa Majesté avait besoin d'autre chose ou mes bouquins peuvent avoir désormais ma pleine attention ? Scylla n'a pas bougé d'un millimètre, suivant mes moindres faits et gestes comme si une pile de bouquins pouvait m'engloutir là, tout de suite. La présence de cette âme dévouée à mon bien-être et à ma compagnie réchauffe mon cœur, me donne de la force... au moins suffisamment pour me dire que oui, je peux arriver à ramener cette pile de livres et de documents qui semble n'avoir aucune fin.

Oh mais tu en fais ce que tu veux, après tout t'es assez grande pour prendre tes décisions solo, pas vrai ? Il fut un temps où ma fierté aurait contre-argumenté, ce serait violemment opposé au venin de la demoiselle jusqu'à la laisser muette. Mais cette énergie se trouve mille fois mieux dépensée en l'utilisant à autre chose qu'en lui accordant plus d'importance qu'elle n'en mérite... car je doute fortement que qui que ce soit ait suffisamment de patience pour la supporter plus de dix minutes d'à filée. Étant donné que Scylla n'a pas quitté mon pied et que tu es à plusieurs mètres... Mon attention est détournée un dixième de seconde de mon ouvrage - à savoir faire le vide dans le fatras de mon casier - pour tourner mon regard bleu turquoise si clair vers elle. Je ne peux pas la regarder dans les yeux, certes. Mais là, tout de suite, ce n'est pas forcément un problème. T'es fragile en fait... je n'aurais pas cru, c'est amusant ! Si même un chien qui est resté sagement assis à ma demande silencieuse l'indispose, qu'est-ce que ça doit être quand elle ne peut pas supporter une personne. Un être humain capable de lui dire d'aller se faire foutre avec qui lui sied, tandis que Scylla ne peut que supporter sa morgue sans répliquer, trop bien éduquée pour cela. Pas même elle ne montre les dents, car son but premier est de me venir en aide, et non de s'occuper de l'autre venimeuse. Au pire si t'es trop fragile tu peux aussi te barrer du couloir, personne ne te retient. Ces mots sont prononcés avec un petit rire, car cela m'amuse plus qu'autre chose. Si elle pense avoir l'Oscar de la meuf la plus insupportable de l'année, j'ai tellement surmonté pire que ses paroles en deviendraient presque caresses. Presque.