Scylla à mes pieds, assise comme si elle comptait mordre chaque âme assez folle pour me chercher querelle. La donne m'amuse, car mon berger australien, de ses profonds yeux aussi turquoises que les miens, n'éprouve même pas le besoin de grogner pour en imposer. Difficile de ne pas être plus clair : armé certes d'un costume Armani mettant en valeur ma plastique musclée, les lunettes sombres que je suis contraint de porter pour éviter une migraine fulgurante parle hélas pour mon handicap. Mes traits demeurent pourtant détendus alors que je sirote et déguste un champagne excellent et frappé comme je l'aime. Seule ombre au tableau ? Le brouhaha ambiant qui brouille mon ouïe. Chaque voix autour de moi sonne douloureusement, et il me faut m'armer de toute cette patience caractéristique de mon tempérament pour ne pas fuir la pièce du bal. Le discours de la remise de prix se mêle aux babillages qui atteignent le fin fond de mes tympans, me poussant à reposer mon verre. Les prémices d'un mal de crâne sonnent le glas de ma patience. Je me dirige vers la sortie, guidée par l'air à peu près frais qui s'échappe d'un couloir, mon ange gardien canin ouvrant la marche... jusqu'à ce que les effluves d'un parfum ne me parvienne. Aadhya ? est le seul mot que je dégoise, tel un murmure, conscient que mon odorat peut très bien me jouer des tours.

Peut-être ai-je pris un risque inconsidéré en murmurant ce prénom. Aadhya n'en reste pas moins la mère d'Arun, étudiant brillant dont j'étais le tuteur jusque six mois plus tôt. J'ai simplement arrêté de l'aider, non sans le prévenir afin qu'il se trouve quelqu'un d'autre... mais la vraie raison, elle, n'a jamais été évoquée. Tu partais, si tôt ? que je m'étonne alors qu'elle embrasse ma joue, ses mains contre mes avants-bras. Sans attendre je glisse mes mains contre les siennes, ne déposant mes lèvres que sur une joue. Un accident est si vite arrivé... et je ne veux pas voir la belle fuir à grandes enjambées parce que ma vue brisée s'est à nouveau glissée dans l'équation sans y être invitée. Plaisir tout à fait partagé que je lance dans un sourire aussi solaire et lumineux que mon prénom. Sourire qui se teinte un tantinet de regret et de tristesse, mais non moins sincère. Je ne suis pas certain que tu aurais aimé avoir de mes nouvelles en toute honnêteté. Mais tes propos me touchent, sache-le. Pas évident de balancer à quelqu'un comme ça, de but en blanc, qu'un éclat de balle me prive de ma vue...

Cinq ans. Un écart à la fois grand et pas tellement en soi. Nous partageons la même dizaine après tout. Le regard s'accroche sur Helios, lui offrant un sourire qui illumine le visage. Sa question me rend nerveuse, quelques instants, puis je lève les épaules en guise d'abandon. " oui, c'est la soirée de mon fils, pas la mienne. " alors que je sens le contact de ses mains sur les miennes. sensation brûlante que je refoule en savourant le retour de mes mots. Je suis ravie de le voir, sans nouvelles, ni de vraies explications sur la fin de son tutorat avec Arun. Je fronce les sourcils quand il vient à l'expliquer très brièvement. " Pourquoi tu dis ça ? " Je tapote son bras plus haut en guise de réprimande. " Tu as vraiment été un super mentor pour Arun, tu es vraiment quelqu'un de gentil. ça me fait plaisir de savoir comment tu vas. Et puis... " je grimace, ne sachant pas si Arun appréciera que je lance le sujet. mais quitte à en profiter de le voir directement. " D'ailleurs... pourquoi tu ne voulais plus suivre Arun ? Vous ne vous entendiez plus ? " ou à cause de moi ? je n'en sais rien, j'acceptais de me remettre en question même si je me contentais de parler avec lui de temps en temps pour apprendre à le connaitre.

Je fronce faussement les sourcils, Aadhya fidèle à elle-même. A mes yeux blessés, il s'agit là d'une qualité puissante que de rester fidèle à son moi profond. Mais parfois... Tu sais que l'un n'empêche pas forcément l'autre ? A moins que tu n'aies peur que ton fils te voit t'amuser ? Mon ton est un brin provocateur, mais toujours léger. Rien ne semble marquer ma peau au fer rouge, rien ne semble non plus en mesure de faire s'effacer ce sourire auquel je me raccroche telle à une bouée en plein océan, sans âme qui vive à des lieues. Pourtant, la question de la jeune femme proche de moi me chamboule. La vérité posée sur la table, tandis que la belle tapote mon bras pour appuyer son propos, et mon sourire disparaît aussi brusquement que de façon surprenante. Ne plus s'entendre avec Arun, c'est comme ne plus s'entendre avec toi, impossible que je lance en déglutissant difficilement, ôtant ma main droite du bras d'Aadhya afin d'ôter mes lunettes de soleil. Mes prunelles sont turquoises, comme toujours, mais tellement braquées dans le vague que cela constitue déjà une partie de réponse. Quel aveugle pourrait se dire mentor d'un étudiant aussi brillant que ton fils ? Je n'ai pas ce culot, en tout cas. Peut-être devrais-je présenter mes plus plates excuses à la mère me faisant face. Mais dans un second temps, je remets mes fidèles lunettes, protection appréciable contre la connerie humaine, et ce bien qu'avec la brune, il n'y ait aucun risque d'être jugé à priori.

Mes lèvres se tordent un peu. Je ne doute pas qu'il soit gêné de me voir m'amuser. Mais je ne me sens pas à l'aise parmi tous ces jeunes. " Pas vraiment. " Je ne sais pas comment lui répondre. Lui expliquer cela. Je n'ai pas envie de l'ennuyer avec mes histoires. Alors je préfère me concentrer sur lui. Des questions subsistaient et son absence avait laissé une place vide. Mine de rien, je m'étais rendue compte que je l'appréciais. Lorsqu'il vient à confesser qu'il ne pourrait pas détester Arun... tout comme moi, je me sens rougir un peu. Au fond de moi, ça me plait de l'entendre. Mon regard suit le mouvement de sa main, celle-ci ôtant des lunettes que je pensais de trop ici. Lorsque les mots accompagnent son geste, je me décompose. " Je suis... désolé... " je comprends mieux ses raisons. il n'était sûrement plus aisé de faire tout cela avec ce qu'il a. Et je pensais à la psychologie suite à ça. Je ne le prends pas en pitié mais je me sens juste bête. " ça veut dire qu'on peut trouver une nouvelle raison de se croiser ? " la question est venue tout naturellement. je ne pouvais pas cacher le plaisir que j'avais à poser cette question. Et de changer de sujet de conversation, c'était le moyen pour qu'il ne se sente pas mal à l'aise de la situation. Je ne voulais pas qu'il pense que mon regard change à son égard. Mes doigts caressent son bras, encore posée dessus. " Hélios... Tu es avec quelqu'un ce soir ? " je demande juste si je peux continuer à lui faire la conversation. si nous pouvions nous tenir compagnie l'un à l'autre.

Je crois que je ne peux plus compter sur les doigts de mes deux mains le nombre de fois où l'on s'est senti désolé. A mon égard, pour mon avenir, pour mon présent... la liste des soit-disantes raisons est longue comme mes deux bras et au bout du compte, ce qui m'agaçait au départ ne fait que m'amuser depuis. Désolée de quoi ? Que je sois si bon acteur que tu ne t'en es pas rendue compte ? Un brin d'auto-dérision n'a jamais heurté personne, et je tâche de détendre l'atmosphère qui vient de passer sous le seuil des zéro par mon propre fait. Mon sourire est toujours présent, mystérieux, solaire ou lunaire... mais franc, surtout. Et plus encore alors qu'Aadhya rebondit sur la situation en délaissant le côté pleurs pour nettement plus intéressant. Je pense que l'on est même capables d'en trouver une ! Mes doigts caressent son bras que je n'ai pour ainsi dire pas quitté. Le grain de sa peau, la douceur de cette dernière provoque des sensations nouvelles qui me plaisent, autant ne pas se mentir. Je redécouvre à chaque seconde ce monde que je pensais maîtriser. Je réapprends à voir au-delà de ces fichues apparences, et en l'occurrence, ce que mes doigts imaginent paraît plus agréable et insaisissable que tout ce que mes yeux turquoises pouvaient comprendre. Honnêtement ? Je n'ai pas pris le temps de chercher une cavalière. Ma main quitte le bras de la demoiselle afin de m'emparer de sa main, tel le gentleman que je n'ai jamais cessé d'être. Mais me ferais-tu l'honneur de ta compagnie en cette soirée de frivolité ? J'abaisse habilement mes lèvres jusqu'à ce grain de peau d'une délicatesse absolue, afin de déposer un baiser semblable à une brise contre le dos de sa main. Je me relève aussitôt, sans pour autant lâcher ses doigts, que je même désormais aux miens, osant la carte du culot tactile en toute délicatesse.

Je ne peux retenir ce rire nerveux lorsqu'il réponds en soulignant son jeu d'acteur. Je trouve cela triste qu'il n'en ait pas parlé mais il a sûrement ses raisons. Je ne voulais pas l'affliger alors que c'était sûrement dur de perdre une partie de son être sans pouvoir rien y faire. Sa réponse s'accompagne d'un geste, simple et pourtant, qui apporte encore plus de messages que ses mots. " Peut-être... pourrions-nous nous voir en tant que... Enfin, se voir plus souvent. " Je me pince la lèvre inférieure, un peu gênée des mots que j'emploie avec Hélios. Sans parler de mon attitude. Je pensais à Arun qui pourrait m'en vouloir. Il est évident qu'il y a des choses moins innocentes dans cette tension. Je viens à en sentir papillonner dans le ventre quand ses lèvres embrassent ma main. Même si je mets le compte de sa presque cécité qui le pousse à le faire, je me dis que ce n'est pas un geste anodin de sa part. " C'est avec plaisir, Hélios. " Mes doigts se serrent aux siens, réponse d'un désir partagé. Je me rapproche de lui, dépose ma main sur son torse. " Tu souhaites que l'on se pose quelque part ? Je te suivrais selon ce que tu veux ou peux... " parce que j'ai bien noté la présence de son chien depuis qu'il m'a éclairé sur sa situation. " ça ne me dérange pas qu'on s'isole pour ne pas le faire paniquer. " ça serait dommage...

Bien loin de prendre mal ce rire que j'entends suite à mon cabotinage, j'esquisse au contraire un sourire afin d'apaiser tout malentendu. Avant de me choquer ou même de me vexer, encore fallait-il pousser le bouchon extrêmement loin. J'en serais ravi que je me permets de murmurer à son oreille, penchant discrètement mon visage en me fiant à ce parfum délicat enivrant encore mes sens. Mon regard turquoise ne peut pas être discerné aisément du fait de ces lunettes de soleil, mais il se fait d'autant plus perçant et éclatant alors qu'Aadhya comble la distance qui nous sépare afin de poser sa main sur mon torse, non sans avoir lié nos doigts de la seconde. Mon visage est redevenu un tantinet sérieux, mais cela ne dure pas. Mon expression s'éclaire bientôt et Scylla place sa patte contre ma cuisse comme si nous étions liés par la pensée. Ce signe indique que la voie est libre, et que personne ne risque de me bousculer. Alors suis-moi... que je lance toujours discrètement, ô combien conscient que son fils risquerait de mal prendre la présence de sa mère au bal, mais peut-être plus encore en ma présence, après avoir été mis de côté dans le silence le plus total depuis des mois. Par chance, alors que la soirée bat son plein dans la salle principale, je marche précautionneusement en suivant ma chienne de près, ma main serrant toujours celle d'Aadhya. Bientôt nous nous retrouvons dans un coin plus tranquille, à l'ombre des regards, entourés d'arbre dont l'odeur m'aide à me sentir plus libre. Je pense que nous serons plus tranquilles, ici. Mais je manque à tout mes devoirs et n'aie pas pris le temps de te demander si tu souhaitais boire quelque chose... Ma voix est mystérieuse, charmante et un tantinet charmeuse. Ni trop, ni trop peu. Souhaites-tu que j'y retourne ?

Je ne savais pas vraiment mettre de mot sur la situation. Lui proposer de se voir, j'avais le sentiment d'abuser avec ma demande. Ce qui renverse la vapeur quand il accepte. Je tente de cacher ma moue rougissante sous quelques mèches de cheveux, vibrant à la sensation de sa chaleur sur ma peau. Je prolonge ce moment avec lui, je le laisse choisir, parce que je n'ai pas vraiment d'exigence. Tant qu'on puisse se poser ensemble. Je reste spectatrice de ce moment avec son chien de guide, les laissant se faufiler, je les suis à leur rythme. Quand on y arrive, je garde la main de l'étudiant dans la mienne. Je lève légèrement les épaules avant des les relâcher, je tente de me détendre. Cette ambiance, elle me fait monter en tension. Je voulais me canaliser. Je souris nerveusement lorsqu'il pense aux boissons, je secoue la tête négativement, mon autre main se posant sur le haut de son bras. " Non, ce n'est pas la peine. " Je viens déposer un baiser sur sa joue, geste amorçant un aveu qui restera silencieux. " Je n'ai pas soif. Et on est bien ici. Mais si toi, tu as soif, j'irai en chercher. " pour ne pas avoir à solliciter son chien. Ma main descends de son bras et rejoint nos mains. J'en caresse le dos de la sienne. " Alors... Hélios... Tu as des projets pour cet été ? " après tout l'année se termine. Et c'est le moment d'en profiter à fond !