Vingt-six années. Et tout ce que tu abomines, cette comédie du rêve familial, le simulacre des sentiments indéfectibles, cette filialité sanguine comme explication. Les éclats de rires qui s’étouffent et les silences préférés à la réalité. Les verres s’entrechoquent, les beaux mots échangés parce que les bons demeurent accrochés dans les dents et ces fourchettes qui hurlent contre la porcelaine. Théodore, tu assistes impuissant au spectacle général, avalant difficilement l’hypocrisie parentale. Les cadeaux sont offerts, tes remerciements ressemblent étrangement à des doléances, des supplications. Pitié, laissez-moi m’échapper de ce capharnaüm. Des gouttes pourpres perlent jusqu’à la nappe blanche et les bougies sont soufflées. Enfin, l’échappée miraculeuse. L’évènement avorté grâce aux décisions drastiques de la maire. Les soupires s’élèvent en chœur mais tu chéries cette admirable félicitée, cadeau du destin pour s’enfuir d’eux. Tu pourrais répondre positivement aux suppliques maternelles. En effet, pourquoi ne pas poursuivre cette superbe soirée dans la demeure familiale ? Tu secoues négativement la tête, prétextant une certaine fatigue. Menteur. Beau représentant du tableau familial, ils font simplement semblant d’ignorer la réalité.

Vingt-et-une heure. Ainsi traîne ta carcasse à l’intérieur des locaux, le silence répondant à l’écho de tes pas. Difficile de digérer ces échanges artificiels, mais quel plaisir de marivauder avec les interdits. Téméraire visite. Pas une journée sans qu’une pensée ne te ramène à elle, depuis. Tu te souviens de ces gestes, de la splendeur de ses yeux, de son souffle si proche… Délicieux tourment de l’inachevée, de l’acte manqué. Un désir fleurissant en toi en un bouquet de ronces et dont les épines toujours plus acérées tranchent la moindre particule de ta gorge. Wendy. A-t-elle également sentie cette étincelle s’allumée à votre proximité ? Était-ce uniquement une œuvre d’imagination sans valeur aucune ? Jeu de la fatalité offrant pour mieux reprendre, lumière dans l’antre maudit avant l’apparition de la soudaine disparition. Tu poursuis ton ascension jusqu’à découvrir sa présence, une simple lumière, des louboutins abandonnées et une chevelure rousse renversée. « Bonsoir. J’espère que mon intrépidité n’est pas trop une mauvaise surprise. »

Joyeux anniversaire, nous sommes tous là pour toi, pour partager ta joie et te dire que nous t’aimons… Quelle cacophonie ridicule s’essoufflant sous la pression d’une simple respiration, se noyant dans les volutes de vingt-six bougies. La fumée s’élève au-dessus du gâteau, risible témoin de l’incendie qui ravage ton être. Ce dégoût de l’existence ancrée dans tes viscères et dans ta tête… Elle est toujours présente. Son sourire mauvais flottant, tes mains luttant pour saisir son image inatteignable. Lorsqu’elle t’observe ainsi, ses doigts posés sur ses lèvres tu sens l’embrasement métamorphosé sa nature profonde. Wendy. Si ce monde est une vaste fumisterie, que la lumière des néons est une illusion, que le bruit de tes pas s’écrasant dans les locaux vides est une illusion… Il est certain qu’elle est la seule réalité atteignant les méandres de tes velléités. « Tu braves le couvre-feu pour moi ? » Ce fameux sourire vénéneux ravissant ton attention. Tu es certain que si son regard te transperce aussi abruptement c’est simplement pour se saisir de son propre reflet dans tes pupilles. Peu importe tant qu’elle daigne t’offrir cet honneur. Comme un prédateur surveillant sa proie maladroite, sachant pertinemment les blessures laissées par ses dents sur ton épiderme. Sens-tu encore sa morsure sur ton doigt Théodore ? Sa respiration caressant ta bouche ? Combien de fois as-tu repensé à son presque gémissement ? « Je m’offre un cadeau. » Tu approches, saisissant un siège pour prendre place face à elle. Un véritable entretien professionnel. Tu desserres ta cravate, l’abandonnant sur le bourreau vous séparant. « Je suis touchée, Théo, tu m’as apporté du gâteau ?  » Un sourire orne ton visage à l’âpreté de son ironie. Malgré tout, elle n’a pas oublié ta date d’anniversaire. Comment sa bouche parvient-elle à délivrer des mots de damnation si cruels en flattant pourtant ton être de satisfaction ? Elle n’a pas oublié. Souffrir la mort pour lui plaire, découvrir le plaisir dans la douleur. « Je constate que mon anniversaire est une date dont tu te souviens. » Tu inclines ta tête à sa rencontre, comme pour délivrer quelques secrets. « J’y ai beaucoup réfléchi dernièrement tu sais. »

« — Et tu as réfléchi à quoi ? » Tu vacilles sur l’ourlet de ses lèvres, les paumes écorchées par cette langue qui en surligne la courbe. Les canines se dévoilant quelques secondes, n’oublie pas petite proie que tu es dans l’antre de la bête. Tes doigts s’accrochent difficilement à la paroi rocheuse, luttant pour se hisser à la surface… Promet-elle suffisamment de cruauté en ce maudit anniversaire pour écraser chacune de tes phalanges de la plante de son pied ? Divine cheville que tu découvriras dans ton trépas ? Elle émerge seulement de ses occupations, ses griffes s’étendent déjà pour t’atteindre. N’espère pas demeurer vierge de plaies, l’épiderme intacte de ses assauts. Wendy parvient toujours à s’approcher suffisamment pour creuser dans ta chair de profondes balafres. Ton regard coule sur les bureaux soigneusement alignés, préférant éviter le sien, carnassier. Un crayon traînant échoue entre tes doigts, et pâle fantoche, tu te rêves en chef d’orchestre. La mine s’agite dans les airs pendant quelques secondes avant que tu ne reprennes la parole. « — À comment ce serait de t’embrasser. » Tes yeux retrouvent finalement les siennes, n’abandonnant plus ses pupilles dans un désintérêt mimer maladroitement. La façade de pierre s’effondre toi, pauvre Théodore, tu dévales dans le vide. Elle est un poison dans lequel tu as l’impression de lentement te noyer. Tes poumons se gonflant de cette substance miasmatique. Douloureuse expérience qui pourtant crée des frissons le long de ton échine. L’adrénaline. « — Ton souffle me hante encore, et je désire cruellement sentir la brûlure de ta bouche contre la mienne. » Cadeau volé par la Fatalité, une vibration désastreuse t’arrachant ce précieux dû. Le souvenir de cette proximité presque atteinte guillotinée par la perte. Le deuil.