Premiers jours de vacances démodés. Un goût d’ailleurs que je ne reconnais pas. Qui me fout la tête en vrac d’être une que je ne suis pas, qui s’étiole d’être dans le tumulte de cet endroit. Déjà un mois, un mois qu’il est parti, que je fais semblant. Que je me dis qu’il passe trop vite, ce foutu temps. Je ne devrais pas être là, à porter le masque de celle que le manque n’abîme pas.

Et je me berce d’illusion, comme je me berce à la force des mots de Mila. M’amuser, penser à moi. Essayer, et de toutes les façons ce n’est pas comme s’il pouvait, un autre choix, me rester. Alors je soupire quand d’un trait noir d’eyeliner mon regard, je le souligne. Sortir. Vivre. Et respirer. Sans savoir s’il va bien, continuer. Et surtout éviter de maudire l’armée. Plus encore dans cette ville qui semble un peu trop prendre les malédictions pour réalités.

Dans un groupe de fausses amies, connaissances retrouvées à l’autre bout du pays, dans un bar aux histoires qui me semblaient, au début, dérisoires. Mais après quelques verres, même les fantômes se pourraient être capables de me plaire. Enivrante vodka quand j’entends au cœur du brouhaha, le son de ta voix. « Fait gaffe, j’crois que l’esprit adooore les Taylor. Ce sont ses petites filles préférées. » Un frisson qui parcourt mon échine, quand je me retourne et croise son regard. Comment est-ce que je dis, déjà, il n’y a pas de hasard. Léger sourire, et dans ses yeux je le vois, le même voile que je porte en moi. Celui que personne d’autre ne perçoit. J’en incline le visage, pour prendre le temps de m’assurer qu’il n’est pas un mirage. « C’est parce que ce sont les moins sages. » Ton monde aussi est devenu moins grand ? Ou est-ce seulement le mien qui est défaillant. Et pourtant, pour le saluer, c’est une légère étreinte que je me permets, furtive, le temps de sentir nos corps s’épouser, et me recule par peur de flancher. Car mes peines, tu les connais. « Attends, la Terre va forcément se mettre à trembler. » L’enfer va s’ouvrir sous nos pieds.

Et ce sourire qu’il offre à mes mots, je le vois, comme un automatisme, un reflexe du corps à l’humour, qui parfait la panoplie de celui qui ne souffre pas de l’amour. D’un homme qui rencontre une femme et du fait qu’elle n’est pas tout à fait éteinte, la flemme. Tout est faux, ou presque, mais le faux, au moins, cela ne blesse. C’est plus simple, et dans cet état-là, la facilité, c’est tout ce que l’on veut, n’est-ce pas ? « J’le savais que cet air de pucelle innocente n’était qu’un leurre. » Le bout de ma langue, je le mords, et moi aussi je souffre de mécanisme, le bord du gouffre à son paroxysme. Mais j'aime le goût de ses mots, le ton employé. Et m’amuse après l’avoir furtivement enlacée, de ce destin qui, de nous, n’arrête pas de se jouer.

Peut-être que je voudrais qu’elle tremble vraiment, qu’elle s’ouvre, m’engloutisse et me permette de sombrer plus rapidement. J’ai baissé les armes, j’ai omis d’être brave. Durant cette fraction de seconde où j’ai osé penser que ce serait plus approprié de ne plus jamais aimer. « Je ne sens rien. » Et j’en regarde tes deux mains, je ne sens rien non plus. Juste le fait d’avoir été stupide, d’y avoir cru. D'avoir joué et perdu. « Peut-être a-t-on déjoué le sort. » Mes paupières se retrouvent dans les siennes, taquines quand il pousse l’histoire à l’extrême ; « Un muffin à la myrtille ! RAMENEZ-MOI UN MUFFIN A LA MYRTILLE POUR LA DAME ! » Et m'apparaissent alors, toutes les fois où Joshua en a ramené pour moi. A chaque retour à la maison, après une énième mission, un temps réduit de permission, un café et un muffin, pour m'amadouer, montrer son affection.
Et pourtant… Pourtant c’est avec toi, que j’ai failli en crever, certainement que j’aurai dû comprendre quelque chose au moment où tu as dû m’amener à l’hôpital, à la vérité. Que ça clochait. Que l'amour fini toujours par s'arrêter. Et encore, je ne sais même plus, si je l'aimais, faute de ne pas l'avoir prononcé.

Mais à ton cri, cette fois, je ne m’empêche pas de rigoler, rien à voir avec un réflexe, non, c'est sincère, c'est vrai, c'est fort, tout en éprouvant ma cage thoracique un peu moins oppressée. Même si je n’ai jamais aimé me donner en spectacle, j’aime celui que mon compagnon d’infortune m’offre. Et les yeux sur moi, ne me dérangent pas. Je ne suis personne, à la Nouvelle-Orléans, et ne reste que l’ombre de moi-même à Boston. Et c’est avec une accusation que je reprends le fil de notre échange qui s’apparente de peu à une conversation. « Je le savais. » mine qui lui souligne que j’ai toujours raison. « Que tu voulais me flinguer. » L’arme du crime, ce sera donc un muffin. Aussi risible que de pleurer un homme que j’ai, dans le fond, moi-même rejeté. Car si ici il n’y a pas de fantôme, c’était dans ma vie qu’il était. « Tu m’accordes un dernier verre ? » Ou des milliers.  

Et je m’accroche d’un regard, je te détaille, ne laisse rien au hasard, tes yeux, ton corps, tes phalanges, tout, je cherche en toi, ce qu’il y avait en lui. Mais rien, rien ne va, rien ne se ressemble. Tout diffère, et puis je souris, alors je m’exaspère. Je me désespère. C’est moi qui aie engendré mon désastre. Mais je me fonds dans l’espace, je le garde, mon masque. Vouloir me flinguer, m’abattre pour mieux recommencer, un phœnix qui est encore en train de brûler. D’une Taylor devenue un brasier. « Moi qui pensais être discret. » Non, tu ne l’es. Et ce, sur tous les aspects. Parce qu’il est semblable à moi, que je vois ce que les autres ne voient. Je sais ce que tu tais, et j’entends comme hurle ta voix. « Mais y a trop de témoins ici. » Alors je vais devoir rester en vie. Continuer à faire « comme si ».

Mais comme je suis condamnée, irrémédiablement, je quémande mon dernier choix. Dernier liquide faute d’ultime repas. « Un dernier verre ? » Manière d’approuver, j’en craque un rire pour ses pas, les lui emboiter. Quand il reporte son attention, pour me préciser, d’une affirmation ; « Un et dernier, j’crois pas non. » Pas le temps de lui donner une réponse ou quoi que ce soit, puisqu’il entrelace aux miens, ses doigts. Pour qu’on amorce notre traversée, jusqu’au naufrage maitrisé. A l’orée de ce bar, coloré. Qui réinvente un monde quand les nôtres viennent d’éclater. « Choisis un chiffre entre un et dix. » Il impose, et moi je l’observe, je recherche la candeur de ma prose.

Il n’est pas sans savoir, pourtant, que je suis la reine de l’hésitation, que je mets des jours à tergiverser, à peser le pour et le contre avant de me lancer. Comme pour ma spécialité. Comme pour tout ce qui nécessite de faire des choix, à la vérité. Mes évidences, j’aime les exploser, c’est depuis toujours, qu’en moi, c’est cassé. Non pas seulement depuis le douze février. Mais là. Juste là. Avec ma main qui écorche la sienne. Avec la peine qui se distille plus fort dans mes veines. « Sept. » Je ne demande même pas, ce que je choisis, je veux juste me dire que j’ai le droit de revendiquer un sept, ici. Parce que sept, c’est parfait, ce n’est ni trop peu, ni pas assez. Et ça frôle à peine le sommet. « Attends, » entre nous je lève un doigt, index qui accuse en même tant que le ton de ma voix ; « Mais je suis un dix. » Faite pour briller, j’atteindrai le sommet, même en ayant le cœur émietté.   

Un dix, à défaut d’autre chose. Je suis un dix qui se remet en cause. Parce qu’elle était belle, la sienne. Parce que c’est l’armée qui découle de ses veines. Que c’est ce qui le fait vivre, le fait respirer, et que c’est un besoin que je n’ai jamais pu remplacer. Je suis un dix, mais je ne suis pas assez. Il se met à rire, et moi, je me demande combien de temps on met, à ne plus aimer ? « Comme Beyoncé ? » Un brin biaisée. « Je prends le dix. » Et j’ai cette étrange pensée, celle de me dire que je t’en donne le droit. Tu peux, me ramasser à la petite cuillère, ou tout du moins essayer, si tu parviens à retrouver tous les morceaux qui ont pu se casser. A l’image d’une porcelaine démodée.

Et je ne sais toujours pas pourquoi je me suis quantifiée, mais je te laisse gérer, parce que le navire de notre naufrage, tu sembles mieux le contrôler. « Margarita pour moi. » J’approuve, d’un mouvement de tête, comme si j’avais une raison de le faire, n’importe quoi. « Eeeeeet.. Bloody Mary pour toi. » Je m’interroge, c’était un sept ou dix, ce choix ? « Ca t’va bien, tiens. » De saigner ? Oui, il paraît. On est toujours plus belles, nous, les femmes, lorsqu’on a trop pleuré. On a cette brillance dans les yeux, cet air doucereux. Quand on a cette sensation de crever parce que le cœur est comprimé. Et pourtant, dieu sait que je sais les réparer. D’un coup de scalpel bien placé, et de sutures parfaitement réalisées. Il n’y a que le mien que je ne maintiens. « Mettez-en directement deux. » Je ne sais pas guérir les peines, je laisse gagner la déprime et la haine.

Mais ça me fait rire, parce que je me dois de préciser, cette vérité qui me vaut si souvent d’être raillée. Parce que je suis déjà bien entamée. Une chose qu’à l’évidence, Jasper ne sait pas, seulement, je ne m’arrête pas pour ça. Parce qu’on a l’habitude, de gérer des catastrophes lorsqu’on est ensemble. Parce qu’on coule toujours mieux, quand on se retrouve tous les deux. Alors mes doigts s’accrochent au verre qui est désigné comme le mien, je le lève vers le sien. Révèle mon secret, au moment d’entendre, je le jure, malgré le tumulte de l’endroit, les verres tintés. « Je tiens pas l’alcool. » Mais sans ça, la fête ne serait pas folle. Et avant de porter le cocktail à mes lèvres, j’en rigole. Je ne le tiens pas et je ne dis pas que c’est le remède, mais le monde entier semble le trouver approprié. Peut-être tu vois, que tu es meilleur docteur, en ce qui concerne les maux du cœur. J’avale une longue gorgée, me fiche de le savourer, je m’accorde le droit de l’éternité. « Aux cœurs brisés. » Boire encore, malgré toi. Soyons fous. Efface avec moi, cette petite voix, qui murmure au plus profond de toi, que les problèmes, ce n’est pas dans l’alcool qu’il faut les noyer, parce qu’il parait, que le plus souvent, ils savent nager.   

Et finalement, je me moque du chiffre, je me contente simplement de prendre le risque. D’accepter le cocktail et de laisser à mes sentiments le droit de se faire la belle. Amorce la vérité, la révélation d’à quel point, elle serait vite atteinte, la limite de mon destin. « C’est idiot, moi si. » Alors tu gagnes, et je perds. Je te laisse ce côté expert. Je te donne une meilleure note qu’à moi. Mais tu vois, au moins, c’est plus vite que de mon esprit, il disparaîtra. Quant il ne me faudra qu’un verre, toi, tu en auras besoin de trois. Finalement, peut-être bien que j’aie plus de chance que toi. « Il semblerait que ça soit encore moi qui vais devoir jouer aux porteurs. » Mais cette fois, je le jure, on ne finira pas à l’hôpital, bien que l’on fonce tous les deux dans le mal. Puis… « Je ne suis pas si lourde, promis. » Et je ferais moins la maligne si je vomis. Mais peut-être que je pourrais le faire, rendre, pour une partie de ma vie. Une tentative désespérée, de me délester, de ces émotions que j’ai du mal à supporter.
Et il boit, aussi vite que moi.
T’as déjà remarqué, combien on est impatients de sombrer dans le néant ? Comme ça fait du bien aux palpitants saignants ?

Ceux-là même pour lesquels je viens de choquer ton verre. Les brisés. Les rapiécés. Et comme s’il les lisait réellement, mes pensées ; « Et réparés, puis re-brisés, puis re-.. enfin, tu connais la suite. » Oui, je la connais, mais je n’en ai plus envie. Ca me bute, petit à petit. Je ne me laisserai plus avoir. Je me déteste lorsque je suis dans le noir. Et pourtant dieu sait, que je sais bien m’aimer. Que je suis loin de faire partie de celles qui passent leur temps à se flageller. Je connais ce que je vaux, ce que j’ai, avec la prétention j’aime valser, seulement j’ai tout de même les cordes vocales qui me démangent d’un besoin de hurler. « Avant que tu ne t’en rappelles plus, note-moi le numéro de ta chambre. » L’art et la manière de me surprendre. Ce que tu as subtilisé et que tu viens me tendre. Avec cet air indéniablement provoquant, un défi plaisant. Cette main entre nous, qui altère la tension qui s’étiole nos deux corps fous. « J’ai bien l’intention de terrasser mademoiselle Foster. » Alors mes phalanges s’accrochent à cette plume chapardée tandis que l’autre attrape ta paume, intrusive, je l’épouse comme si j’étais habituée à la toucher. Comme si nous étions amis, depuis des années. Comme toi, en fait, lorsque tu m’as attrapée pour me traîner vers ce bar sur lequel j’ai délaissé mon verre, le temps de calligraphier.

Je commence mon œuvre, l’air amusé, je bats même la mesure de ma langue sur mon palais, commente lorsque j’écris dans le creux de cette main qui doit subir le manque de la caresser. « Soixante et… » Le premier sept, il me fait sourire, quand je réalise qu’il fait écho, à mes précédents mots. Un numéro « dix-sept. » Tu vois, étrangement, ça colle bien, pas vrai ? « Attends, » je le jure, je me donne le droit d’arrêter la courbe du temps, pour relever le regard, viens, on se fout du hasard. Je la retourne ta main, comme la roue de ce foutu destin. Et je l’écris de l’autre côté, ce chiffre accompagné d’un « Propriété privée. » Parce que tu t’es porté garant, que tu es d’accord, et que je refuse qu’une autre vienne te voler ton temps. « Comme ça, » je te jure, qu’il y en a, du sens dans mes idées. Que je ne suis pas encore tout à fait alcoolisée. Que la limite je ne l’ai même pas effleurée. « Aucune autre ne viendra t’abîmer. » Et je lui rends le stylo, pour reprendre mon verre, pour étouffer mes maux. Et là, juste là, de me terrasser, je t’en donne le droit. T’offrant, sans trop savoir le pourquoi du comment, une confiance que possède, de ma part, que peu de gens. « T’es foutu Ellington. » Tu vas devoir me supporter, et tu te rendras compte, comme lui, que je suis trop facile à mettre de côté. Patiente un peu, d’accord ? Avant de me laisser tomber.