Alors qu’elle vacilla à l’atterrissage et manqua de trébucher, Daphne poussa un cri de frustration qui retentit dans toute la salle. « Espèce d’enfoiré ! », cria-t-elle d’un air rageur en poussant un coup de pied dans le tapis, aussi misérable qu’il fut. Elle fusilla le sol du regard, comme s’il était responsable de sa dixième chute aujourd’hui. Daphne était comme ça, il lui fallait toujours un responsable, même si elle était inconsciemment consciente (une expression de son cru) de ses propres échecs. Le soleil du printemps se déversait par les hautes fenêtres qui bordaient le plafond, loin au-dessus de sa tête. L’horloge accrochée au mur annonçait seize-heure. Elle était dans la salle d’entraînement depuis midi. Elle n’avait ni faim, ni soif, si ce n’était de réussir la prouesse d’effectuer un enchaînement qu’elle planifiait d’effectuer au prochain match. Un challenge qu’elle s’était donné à elle-même avec l’accord de sa capitaine, mais un challenge indispensable selon la blonde. Pour elle, mettre la barre le plus haut possible, un petit plus à chaque fois, était ce qui faisait d’elle une meilleure athlète, une meilleure cheerleader, une meilleure danseuse, une meilleure tout. Daphne se massa le coude en réprimant une grimace. Il était temps de faire une pause. Cinq minutes, pas plus. Endolorie et contusionnée, elle alla s’écrouler sur le sol près de son sac de sport dont elle sorti son téléphone. Les notifications défilèrent sur l’écran. « Papa, Daisy… Maman », récita-t-elle à mi-voix en lisant en diagonale les messages de sa famille. Les Sinclair étaient très attachées les uns les autres et Daphne ne pouvait passer une journée sans avoir de nouvelles de sa fratrie et sans en donner en retour.  Mais aujourd’hui, le cœur n’était pas à l’attendrissement ni aux longues diatribes familiales. Elle n’avait pas le temps de passer un coup de fil à sa mère, la journée promettait encore d’être longue. Le match était dans six jours, et selon la blonde, rien n’était encore assez maîtrisé pour abandonner l’entraînement pour aujourd’hui. Daphne était comme ça, une acharnée du travail. Rien n’aurait pu la faire changer d’avis. Une alerte à la bombe aurait pu retentir qu’elle se serait barricadée dans le gymnase pour continuer son entrainement. En soupirant elle sortit de son sac une barre de céréale et sa gourde, dont elle avala d’une traite la moitié de son contenu énergisant. Elle soupirant en se massant le genou gauche. Il était rouge et enflé, avec une couronne bleutée qui mesurait bien dix centimètres. Son biscuit coincé entre ses dents, elle s’empara d’un tube de crème et massa son articulation pendant cinq bonnes minutes. Elle aimait ce sport, réellement, mais aussi les blessures qui venaient avec. Comme beaucoup de ses coéquipières, elle les considérait comme des médailles d’honneur, des témoins de son long travail vers la perfection, de l’effort passionné qu’elle mettait chaque jour dans ses roues, ses saltos, ses mouvements. Sans autant les exhiber, Daphne n’avait pas honte de les montrer. Ils étaient la preuve de son envie de réussir, chaque bleu étant une marche de plus vers le sommet de sa gloire. La tête pleine d’étoiles, comme il lui arrivait souvent quand son esprit divaguait un peu trop en plein entraînement, elle secoua la tête et avala le reste de sa barre de céréales. Elle se releva, s’étira un coup et vint se replacer au centre de l’immense tapis qui prenait tout l’espace de la pièce. Daphne plaqua ses bras le long de son corps et plia ses genoux, prête à effectuer le salto arrière qui inaugurait la chorégraphie, quand elle entendit la porte s’ouvrir dans un claquement. Une voix nonchalante retentit contre les murs. Une voix nonchalante qu’elle ne connaissait que trop bien.  

Tu connais ces moments, ou l’envie de disparaitre ce fait oppressant ? Dis-moi, t’es consciente, de ces instants ou, au final, t’as plus qu’une envie, c’est foutre le camp ? C’est exactement ce que j’éprouve à l’instant. Une envie de disparaitre, simplement. J’ai besoin de m’éloigner de cette dose de jugement, de conneries. Parce que y’a que ça dans ce bas monde. Mes masques, ils m’aident à avancer, à faire croire au monde entier que rien ne me touche. Ouai, ils pensent tous que j’avance sans me retourner, que le cœur est brûlé. Il bat, pour me faire respirer, pour le reste, je l’ai enchaîné. Tu sais pourquoi ? Non, bien sûr, t’en sais rien. Je t’observe depuis un moment, dans un coin. Tu ne me vois pas, trop concentrée sur ton travail, sur les muscles qui font mal. T’es comme les autres, tu vois rien. Pourtant, c’est pas comme si t’étais jamais entrée dans mon intimité, ma belle Daphné. Tempérament de feu, liaison secrète. Rien de bien extravagant, de passage, sûrement. Parce que t’es comme moi, indomptable. Sûrement pour d’autres raisons, pour des raisons différentes. Ouai, mais le résultat reste le même. Tu laisses personne capturer ton myocarde. Le miens, il est essoufflé à cause de France et Alix est en train de l’achever. Mais avec toi, c’est moins compliqué, moins difficile à gérer. Potentiellement. Tournant un peu la tête, je fais craquer mes articulations. Je viens de m’entraîner durant trois heures d’affilés, mes muscles crient à la douleur. Au moins, je me sens encore vivant, dans un sens. La douleur, elle me rappel que je peux éprouver quelque chose, et, peut-être qu’au final, l’amour viendra un jour ou l’autre. Mais depuis France, c’est le vide, le néant. Je sais même plus comment éprouver ça…y’a juste la passion dévorante.

Les minutes s’écoulent et je finis par m’en aller en silence, te laissant à tes occupations pour aller prendre une douche. On est pas nombreux dans les vestiaires, mais tu sais, les mecs ça se vanne. Je fais pareil, je replace le masque pour qu’ils voient rien…La plaie béante qui n’a jamais cessé de saigner, qui est purulente depuis des années. Lorsque j’ai fini, je choppe mon sac de sport et reviens dans le gymnase ou t’es encore. La porte claque, cette fois, je fais en sorte que tu saches que je suis là, je ne me cache plus. « Tu vas finir à bout de force…et je vais devoir te porter pour te ramener chez toi…pas que ça me dérange. » Sourire aux lèvres, je glisse mes iris sur toi. Tu te souviens, de ces nuits de folies ? Tu te souviens, de nos baisers dans les vestiaires, sous les douches. Ouai, y’a quelques personnes qui se doutaient de notre liaison, mais on a jamais rien affirmé. C’était plus excitant de la fermer que de leurs donner raison…pourquoi on a arrêté ? Je m’en souviens plus…ça avait peut-être fini par nous essouffler, toi et moi. On avait besoin de nouveautés. Ce n’est pas pour autant qu’on a cessés de se tourner autour…Oh que non, flirter c’est amusant aussi, surtout quand tu deviens jalouse. Là, j’avoue que je suis fou de joie, que ça pimente les choses. Je vois bien tes iris s’enflammer quand je suis avec une autre, tes doigts se crisper quand je murmure suavement à l’oreille d’une inconnue. C’est pas toi, mais j’aime te provoquer. Tu réagis moins fort que Alix, mais elle, c’est pas pareil, elle t’aurait butée si elle avait su…elle est jalouse, possessive à l’excès. Toi, t’es encore raisonnable pour l’instant du moins, ouai, pour l’instant.
 

Daphne se contrôle pour ne pas sourire. Elle aime bien Lux, mais de là à lui donner cette satisfaction, même le dos tourné, c’est non. Mais il le sait bien qu’elle en rit, et ça l’amuse même de voir que la blonde fait tout pour le cacher. Mais Daphne sait qu’elle peut dissimuler peu de choses au garçon. Chacun considérant l’autre comme la fameuse « aventure d’un soir » (ou plutôt de plusieurs soirs), les deux étudiants semblaient toujours se retrouver à des moments particulièrement opportuns de leurs vies respectives. Des moments d’ennuis, de doute, de pression, qu’ils noyaient immédiatement l’un dans l’autre, de la manière la plus charnelle possible, avant d’agir comme si rien ne s’était passé : se dire bonjour dans les couloirs, se lancer quelques piques à la cafétéria, puis recommencer quelques mois plus tard, toujours dans la même logique. Mais Daphne devait avouer que ça faisait quelques temps maintenant qu’elle n’avait plus eu aucun contact avec Lux. Bizuts dans la même maison, ils avaient bien sûr l’obligation de se voir et de se parler au quotidien, bien que cela ne la dérangea pas : Lux était un garçon avec qui elle s’entendait bien de manière générale et avec qui elle pouvait franchement plaisanter. Toutefois, elle avait oublié ce que c’était que de flirter avec lui, puisqu’ils avaient arrêté leur numéro il y a quelques mois déjà, et aucun n’avait relancé la machine. De nature jalouse, Daphne n’avait pas eu la force de se dresser contre les nombreuses prétendantes avec qui elle se sentait en concurrence, même au vu de sa position de plan cul moins que régulier. La vérité était que c’était moins Lux qui l’intéressait que l’attention qu’il lui portait (et ses compétences en la matière). Même si on lui avait offert le garçon sur un plateau d’argent, elle n’en aurait pas voulu. Par contre, ce que Daphne ne supportait pas, c’était de ne pas être le centre d’attention du brun. Mais après tout, quelle importance, si elle ne voulait rien de sérieux avec lui ? Si elle n’en voulait qu’à ses étreintes et les nuits fiévreuses ? Elle pouvait bien le laisser aux filles qui voulaient son cœur, non ? Non en effet, égoïste comme l’était, Daphne ne l’entendait pas du tout de cette oreille. Elle avait préféré faire son caprice, comme d’habitude, et faire semblant de se désintéresser de lui, juste pour le faire chier, ce qui n’avait eu qu’un effet moindre, elle le réalisait. Mais c’était plus fort qu’elle, il fallait toujours qu’elle soit dans les attentes, les disputes, la jalousie. Daphne ne retourna en croisant les bras, l’air défiant. « Qu’est-ce que tu fais là, toi ? » dit-elle d’un ton provoquant, en essayant de cacher son amusement. Elle savait qu’une fois à deux dans une pièce, leurs caractères respectifs pouvaient mener à de drôles de situations, ou tout simplement aller plus loin que prévu.  « Laisse-moi deviner », reprise Daphne, « Monsieur veut relâcher la pression, se sentir vivant ? » Elle ricana. Daphne connaissait le tempérament torturé de Lux, un coup fort, un coup faible, un coup en colère et un coup vide. Elle misait ça sur son intuition féminine et la manière dont ils couchaient ensemble. Le genre de gars qui fait ça juste pour oublier. Oublier quoi ? Daphne n’en avait pas vraiment quelque chose à faire, pour être honnête. Encore une fois, elle faisait passer son plaisir en premier, toujours le sein et personne d’autre. En attendant la réponse de Lux, la blonde se rapprocha de lui pour s’assoir sur un banc, boire un coup et masser ses épaules douloureuses. Elles brûlaient encore d’effort.

Daphnée. Rien de trop, rien de plus. Je m’en fou un peu, je crois, de celle qu’elle a été, de celle qu’elle est. Une amie, une maîtresse. Et encore. Je ne sais pas trop dans quelle catégorie la placer. Tu sais, t’es juste différente, mais peut-être pas dans le bon sens. T’es comme une histoire de courte durée qui connait une fin trop franche, trop brusque. Si ça nous empêche de continuer ? Pas vraiment. Je crois qu’on doit être un peu masochistes sur les bords. Tu joues avec le feu, je m’amuse à me brûler les doigts. T’es jalouse, pas pour les bonnes raisons, j’en suis conscient mais ça en est davantage amusant de piquer ce sentiment qui t’anime. Paroles qui claquent, je ricane. Tu crois m’impressionner ? Ma grande, j’en ai vu des pires que toi, des dix fois pires. T’es juste un bisounours face à ceux que je côtoie chaque jour. C’est peut-être pour ça que j’en ricane davantage…parce que pour le coup, t’es juste pathétique à défier les gens, à avoir l’impression de porter une couronne sur ta tête blonde. Mais bon, je vais te laisser croire que t’es miss mondialement importante. Sauf qu’un jour, tu vas devoir ouvrir les yeux, comprendre que t’es rien de plus qu’une gamine parmi d’autres. T’as pas grand-chose, sauf peut être ta beauté et l’étincelle dans ton regard. Mais sans ça, tu te serais déjà noyée dans un océan de conneries. « Et toi, à part jouer les gymnases et rater tes figures ? » Je peux jouer comme ça aussi, t’es pas la seule à avoir une grande gueule. En réalité, j’crois que j’ai même plus de patience pour toi, pour tes conneries, pour ton caractère qui tombe dans la connerie. T’essaye de te donner un genre, c’est raté ma pauvre.

« Oh non, je suis juste venu observer une fille pathétiquement…arrogante. Tu devrais changer de disques Daphnée, pas étonnant que les mecs ne font que te baiser pour aller, ensuite, s’engager ailleurs. » Je pouffe de rire, parce que je le pense…t’es pas grand-chose, t’as pas vraiment un truc pour toi. T’es jolie, t’es passionné, mais ton caractère est franchement énervant. Aujourd’hui, j’ai pas envie de me confronter à ça, j’ai pas le courage. Heureusement, Alix est loin d’être comme toi, y’a même pas de comparaison. Est-ce que t’étais aussi chiante à l’époque où notre histoire se passait dans l’ombre ? Je ne pense pas. Sinon, j’aurais pas fini dans tes bras plus d’une fois…j’aurais pas pu te supporter. « Bon entraînement. » Simple haussement d’épaules, j’ai pas envie de m’attarder avec toi quand t’es comme ça. Tu prends du plaisir à faire chier ton monde, c’est pas mon cas. Toi t’es méchante dans l’âme, pas moi. Tu vois, c’est ça la différence entre nous. Moi, je sais dire stop, je sais tempérer alors que toi, t’as juste une grande gueule qui te sert à rien…Alors ouai, je préfère prendre mon sac et m’en aller avant que ça déménage.