La clochette de la porte d'entrée tintinnabule comme pour annoncer la fin de cette journée de merde. Vraiment. Merdique du début à la fin ...

Tout d'abord, le réveil tout en sachant qu'il te faudrait un autre canapé à squatter, ce soir ; parce cette fille que tu as rencontré dans un bar de Boston en arrivant en ville commence à se faire des idées sur ta présence chez elle. Dormir dans un lit était trop tentant pour rester dans un salon de l'étudiante, dans un duvet, à même le sol. Tu n'as pas pu t'empêcher de te glisser sous ses draps durant la nuit. Aucune mauvaise intention de ta part dans ce geste, juste l'envie d'un peu de confort dans toute cette merde qu'est devenue ta vie depuis que tu fuis la justice. Et puis une chose en entraînant une autre ... Bref, elle commençait à s'imaginer que vous étiez un couple et cela ne te convenait pas. Tu savais donc, en quittant l'appartement, que tu n'y retournerais pas. Ne restera de ton passage dans la vie de cette ville qu'un merci gribouillé sur la table de la cuisine ...

Ensuite, la journée passée en entretiens d'embauches. Pas évident de se vendre sans CV et sans recommandations dans une grande ville comme Boston où beaucoup d'autres comme toi seraient prêts à accepter n'importe quel job pour subvenir à leurs besoins. D'ailleurs, tes besoins sont restés dans le placard sur l'heure du midi, parce que tu ne peux pas te permettre de dépenser ton argent en nourriture. L'idée de voler de quoi manger t'as traversé la tête, mais se faire prendre pour une pomme et un sandwich serait décidément trop bête.

Tu as fini par migrer en direction de Cambridge, supposant qu'il y aurait peut-être plus de petits boulots ici, près du campus et de tous ses étudiants friqués, avides de dépenser leurs tunes dans tous un tas de services qui n'ont jamais fait partie de ta vie. Plus tôt dans l'après-midi, tu as découvert qu'il existait dans la société moderne des gens que l'on paie pour porter des sacs de courses. Payer pour se faire porter son sac : un concept qui t'échappe complètement ...

Ton sac à toi, tu le portes tout seul, comme un grand, à travers ce petit café au sein duquel tu t'accordes une pause. La pêche a été infructueuse pour l'emploi aujourd'hui, mais tu ne peux y consacrer plus de temps. Il te faut penser à ton plan pour la nuit si tu ne veux pas finir sous un banc. Suspicieux, tu gardes de la rue cette certitude qu'on ne peut se fier à personne d'autre qu'à soi-même et détestes l'idée de dormir à découvert. Il te faut un lit, un endroit où te nicher pour te laisser partir dans le sommeil sans craindre d'être réveillé en sursaut par ton passé qui te rattrape. La police : ta peur viscérale. Et pourtant dieu sait que tu la connais bien, qu'elle était devenue une ennemie fidèle au fil de tes années de délinquance dans les rues de Detroit. Jamais capable de t'inculper pour de bon, tu la voyais comme le gardien d'une cour de récréation dans laquelle toutes les bêtises étaient permises tant que tu ne faisais pas prendre ... Ce que tu pouvais être puéril de penser ça.

Comme c'est la fin de journée, le café est blindé. Blasé, tu tournes sur toi-même et repères une place libre face à un type aux allures de Lord anglais. D'un pas traînant, tu t'avances jusqu'à lui et l'interpelles " Je peux m'asseoir ? ". Question à laquelle tu n'attends pas la réponse pour te laisser tomber sur la chaise et desserrer ta cravate. Ta cravate, oui. Ce truc infâme qui te coupe la respiration depuis ce matin. L'étudiante avait un ex portant la même taille de vêtement que toi. Tu as " emprunté " ce costume un poil décontracté, oublié dans un placard, en te disant qu'ils feraient meilleure impression que tes jeans auprès des employeurs éventuels. Toi qui n'a jamais travaillé dans la légalité, tu ne sais pas que se déguiser en homme d'affaires est too much pour prétendre à des jobs alimentaires. L'autre aussi porte une cravate, ce qui te fait t'interroger sur la nature de son identité. Autour de vous : beaucoup d'étudiants tout juste sortis des cours mais aucun n'est aussi chic et sophistiqué que l'homme en face de toi. Alors tu t'imagines qu'il s'agit peut-être d'un prof, ou quelque chose comme ça. Ta réserve naturelle t'interdit de poser la question, tu préfères engager la conversation sur quelque chose de moins personnel : Comment vous faites pour supporter ce truc ? J'étouffe. Pour faire bonne mesure, tu enlèves purement et simplement l’accessoire de ton cou et le pose sur la table. Deux boutons de chemise ouverts plus tard, tu te sens déjà beaucoup plus à l'aise.

Une serveuse ne devrait pas tarder à venir prendre la commande. Maintenant reste à savoir comme tu vas payer ce café.

Wow.
Sa réplique te fait tomber dans un silence observateur. Le silence de celui qui se rend compte qu'il vient de bousiller le moment de calme d'un autre qui n'a rien demandé. Il était là, assis tranquillement, et voilà que tu débarques avec tes gros sabots de mec fatigué de sa journée, trop habitué à vivre seul pour se souvenir que d'autres aussi apprécient la solitude. Les images mentales que tu t'étais faites de lui se cassent la gueule pour te rappeler qu'il est superficiel de ta part de juger ce type à l'image qu'il renvoie. Qu'est ce que tu en sais, après tout, s'il est prof où étudiant où n'importe quoi d'autre ? Lui-même ne sait pas qui tu es, ce qui justifie qu'il t'envoie paître de cette manière. La même que celle dont tu aurais envoyé se faire voir un casse pied venu t'importuner pendant tes lectures, par exemple.

- Excusez-moi, j'ai été égoïste.

Gratuitement, en plus. Ce qui ne te ressemble pas. Tu fais la nuance entre l'individualisme qui favorise les droits de tous à ce qu'on leur fiche la paix et l'égoïsme qui, dans le cas présent, consiste à imposer ta conversation à ce type qui n'a visiblement pas envie de parler. Responsable, tu débarrasses la cravate, lui accordes l'un de tes rares sourires puis fouilles dans ton sac à la recherche d'un bouquin que tu ouvres en silence, avant de te mettre à lire. La froideur de ton vis à vis ne te dérange pas. Elle t'apaise. Dans cette fuite incessante où le monde entier te donne l'impression de te courir après, tu savoures chaque seconde de silence auprès de cet inconnu qui n'en a rien à faire de toi.

- Vous désirez quelque chose ? Voix de la serveuse qui vous regarde d'un air sympathique. Tu secoues la tête en articulant un " non merci " silencieux, qui ne se lit que sur tes lèvres. Si tu n'es pas riche de pouvoir te payer un café, tu es riche du temps qu'il te reste à bouquiner entre ces murs pour te nourrir de littérature anglaise. Lorsque que viendra l'heure de fermeture de la boutique, il faudra repartir en guerre et trouver quelque part où dormir. Pour l'instant, fatigué de courir, tu préfères mettre ton esprit en pause et relâcher la pression.

Tu te perds au fil des pages, comme bien souvent, toujours un peu trop aspiré par tes lectures pour prêter attention au monde extérieur. C'est la voix de l'inconnu qui te fait remonter à la surface et lever vers lui ton regard en même temps que ton bouquin, afin qu'il puisse en détailler la couverture.

- Macbeth, vous connaissez ? C'est de Shakespeare.

L'un de tes auteurs préférés. Ca te fait bizarre de l'assumer au grand jour, dans un environnement beaucoup moins hostile à la littérature que celui de la rue. Ici, entouré de tous ces étudiants d'Harvard, aimer lire où visionner de grands classiques du cinéma d'auteur n'est pas une tare. Personne ne s'en soucie tout comme personne ne s'en moque, du moins pas ouvertement. C'est peut-être l'une des rares choses que tu apprécies dans le fait d'être catapulté dans ce nouvel état, au sein de ces nouvelles villes que sont Cambridge et Boston : tu peux t'instruire comme bon te semble, sans que d'autres membres de la meute ne se mettent à te casser les pieds en te demander de ranger ta culture, parce qu'elle fait mauvais genre et qu'elle impressionne moins que les poings,  à Detroit.

- Incongru ? Tu souris en coin, amusé par ce que cette réponse sous-entend à propos de ce que sont les classiques de la littérature pour ton interlocuteur. Deviner que vous avez la même estime de ce genre de bouquin te met étrangement à l'aise. Tu l'imagines aimer d'autres grands hauteurs et connaître d'autres grands titres de pièces et de romans, qu'ils soient anglais ou non, et sens la méfiance et la peur de ces derniers jours disparaître au profit de quelques chose de plus inattendu : la curiosité. Rares sont les gens que tu rencontres qui partagent tes passions, tu penses même pouvoir affirmer n'avoir jamais rencontré personne considérant Shakespeare comme quelque chose d'autre qu'un truc ringard.

- Je m'appelle Jet. Enchanté de faire votre connaissance. Enchanté, c'est le mot. Il y a longtemps que tu n'as plus regarder quelqu'un avec ces yeux là : les yeux de l'intérêt sincère et de la sympathie non feinte. Tactile, tu lui tends la main, désireux d'entrer en contact avec lui pour lui montrer que tu désires le connaître, engager une véritable conversation avec lui, au delà des banalités d'usage et de tout ce que l'on ne dit pas aux autres, en règle général. Ce mec un peu distant et légèrement hautin te donne l'impression de cacher autre chose derrière ses apparences. Comme toi.