cubicule seventeen, hell on earth

La nuit a été très courte - pour ne pas dire inexistante - et je ne suis absolument pas prête pour cet appel. Je n’ai aucune envie de replonger dans tout cela mais je sais aussi que je n’ai pas vraiment le choix. Je m’en voudrais toute ma vie. Il est 9h50 lorsque je passe la porte du cubicule et me mets assise sur la chaise libre, laissant la seconde pour João. Mon ordinateur portable sur la table, je pose mes pieds sous mes fesses, enroulant mes jambes de mes mains, la peur au ventre. C’est dans cette position presque foetale qu’il va me trouver et, pour être honnête, je n’en ai que faire. De toute façon, qu’aurais-je donc à lui cacher ? Le visage cerné, mes yeux se lèvent lorsque j’entends la porte s’ouvrir. Je pensais que tu viendrais pas… Je pensais qu'il s'évaporerait. Il est presque dix heures et j’ai paniqué à l’idée de traverser cela toute seule.

Je n’imaginais pas que mon week-end à être dans une bulle avec Nienke, tournerait ainsi pour le départ de la semaine. Quand je passe la porte et que je te vois ainsi, repliée sur toi-même, les jambes enroulées et le regard marqué par la fatigue et la peur, mon cœur se serre. Tu n’as rien à cacher, Olive, et tu n’as pas besoin de faire semblant devant moi.« Tu pensais que je viendrais pas ? » Tu me connais mal, alors. Il n’y avait aucune chance que je te laisse traverser ça seule. Je sais que cette journée te coûte, que cet appel te ramène là où tu n’as jamais voulu retourner. Mais tu es là, debout face à tout ça, et rien que ça, ça montre à quel point tu es forte, même si toi tu ne le vois pas encore. Je suis là. Avec toi, pour toi. Tu n’as pas besoin de porter cette peur toute seule. S’il faut que je reste à tes côtés, sans dire un mot, ou si tu as besoin de parler, je suis là. Ce combat est le tien, mais tu n’as pas à le mener seule. « Je t’ai ramené ça… » Je sors de mon sac à dos tout en m’asseyant, une tablette de chocolat. Pour la force, la consolation.

Il est presque l’heure… Et t’aurais pu avoir un empêchement. Parce que s’il y a bien une chose que je ne suis pas, c’est dupe et idiote. Ton monde a arrêté d’être en symbiose avec le mien il y a quelques semaines de cela et ça rend tout cela encore plus difficile et douloureux. Si je t'ai tout dit, c'est parce que j'étais persuadée que toi et moi, on ne ferait qu'un, que nos cœurs battraient à nouveau à l'unisson. Sans cela, je ne crois pas que j’aurais sauté le pas. Pas peur de tout ce qui est littéralement en train de se passer. C’est sur toi que je vais me reposer, que je vais tout décharger et ça ne devrait pas être le cas. Je devrais partager tout cela avec mon Angel mais j’ai appris de mes erreurs. Je n’ai pas su nous protéger et ne compte réitérer la même erreur avec lui. J’ai besoin de plus de temps, j’ai besoin d’arrêter d’avoir peur parce que la confiance, elle est là. Un sourire se dessine sur mon visage et je tends le bras pour attraper la tablette de chocolat. Merci… Que je souffle doucement, la posant sur la table, me recroquevillant un peu plus sur ma chaise. Je suis désolée… De t’avoir tout dévoilé et de t’embarquer à nouveau dans mon ouragan personnel.

Je ne suis pas là par obligation, ni par pitié, ni parce que tu m’as confié ce que tu portes. Je suis là parce que je le veux, parce que malgré ce que tu crois, nos mondes ne se sont pas complètement éloignés. « Olive… » Ma voix est calme, douce, mais ferme. Je te regarde attraper la tablette et l’entendre murmurer ce « merci » m’apaise un instant. Mais quand tu te recroquevilles un peu plus, laissant s’échapper ce « Je suis désolée », mon instinct me pousse à réagir. Je me redresse légèrement sur ma chaise, cherchant les bons mots, pas trop lourds, pas trop pressants, juste ce qu’il faut. « T’as pas à t’excuser, Olive. Vraiment. » Ma voix est basse, presque un souffle. « Tu sais, j’ai pas toujours les réponses. J’saurais pas toujours quoi dire, ni quoi faire. Mais c’que je sais, c’est que je suis là. Pas pour te sauver ou pour résoudre quoi que ce soit. Juste… pour être là. Et parfois, c’est suffisant, non ? » et voilà que tu es appelée. Ma main vient sur ton épaule comme pour t’encourager à décrocher.

C’est la tristesse et la peur qui parlent, je le sais. Il y a tout qui se mêle et si je pense, à un certain degre, chaque mot que je prononce, je sais aussi que c’est tous ces sentiments et émotions qui se battent en moi pour m’abattre avant que l’extérieur s’y mette. Le corps frêle, le regard fuyant, je me demande pourquoi le monde ne cesse d’essayer de m’achever. Je fais tout ce que je peux pour aider les gens autour de moi, ceux que je connais mais aussi ceux que je ne connais pas. Mon empreinte carbone est basse, je mange local autant que possible… Et quel est le remerciement ? L’univers décide de m’enfoncer des que possible. Je… ne sais pas si c’est suffisant. Mais je ne sais pas ce qui l’est et ce qui ne l’est pas à l’heure actuelle. On va dire que oui. Disons que oui. Parce qu’on a plus que ça, toi et moi. Et mon téléphone résonne dans la pièce. Ta main sur mon épaule, c’est un électrochoc et je me bats pour ne pas éclater. Je décroche et souffle Maitre Davies. Je suis incapable de dire quoi que ce soit d’autres. Sa voix est douce, chaleureuse et moi, je panique à vu d’œil. Je tends le bras pour attraper la chaise de Joao et la tire vers moi, pour éliminer la distance entre nous. Je peux faire avec à n’importe quel moment mais pas la. Que se passe-t-il ? Elle explique quelques principes qui m’échappent avant de dire qu’il s’agit d’un cancer. Des poumons. Très avancé. Et mon monde s’arrête. Mon visage se tourne vers toi, les yeux pleins de larmes. Très avancé. Il va sortir. Mon bourreau va sortir de prison.

Je ne dis rien. Pas tout de suite. Parce que parfois, le poids de certains mots ne laisse pas la place aux nôtres. Ton visage se tourne vers moi, ces larmes qui montent dans tes yeux m’écrasent, et je sens cette douleur viscérale, presque autant que si elle m’appartenait. Ma chaise est tout près maintenant, assez pour que je sente ta panique vibrer entre nous. Mon regard ne quitte pas le tien, pas une seule seconde. Ce n’est pas le moment de chercher des réponses ou des solutions, pas alors que ton monde s’effondre une fois de plus. Alors je fais ce que je peux. Ce que je sais. Ma main se pose dans ton dos, juste la où je sais que la pression pourrait t’apaiser. Je laisse ces mots résonner dans ma tête, mais leur écho est froid, creux, presque irréel. Un cancer. Il va sortir. Ce monstre que tu fuis, cette ombre qui te hante, va retrouver la lumière, alors que toi, tu te bats encore dans l'obscurité qu'il t'a laissée.

Je suis en pilote automatique et lorsque je te regarde, j’ai peur. Peur de tout ce qui m’attend, des décisions que je vais devoir prendre parce que, malgré tes conseils, mes pensées sont déjà dans quelques semaines ou mois. Elles sont là à essayer de tout prévoir alors que je ne connais même pas les tenants et aboutissants de cet appel. Et quand je sens l’angoisse me prendre la poitrine, j’essaye de me concentrer sur autre chose. C’est difficile. C’est la voix de l’avocate qui me ramène à la réalité. Nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour le garder où il est mais… Je pince mes lèvres, les couvrant rapidement d’une main tremblante. Mais ce ne sera pas un cas facile. Je ne peux même pas dire que la maladie s’occupera de lui, parce que j’ai presque l’impression que la maladie arrache les anges et laissent les monstres sur terre. L’air est le même, là-bas ou ici. Il ne peut juste faire de mal à personnes. Mais ce n’est pas assez. Cette notion de liberté, il y est attaché. Alors qu’il nous a arraché la nôtre. Il faut que l’on se batte, Maitre. Je ne peux pas… Et les larmes roulent sur mes joues. J’attrape sa main, incapable de te regarder dans cet état. Mais j’ai besoin d’une ancre pour ne pas m’enfoncer. Je ne peux pas le laisser sortir. Comme si c’était ma décision. Elle réplique qu’elle fera de son mieux pour que ça n’arrive pas, qu’elle sera là si c’est toujours avec elle que je veux travailler mais aussi, que certaines des autres victimes ont déjà répondu présentes. Et lorsque l’appel se termine, j’éclate en sanglots. Je te l’avais dis. Je te l’avais dit João ! Qu’il allait avoir sa chance à un renouveau alors que nous, on vit toujours avec son ombre.

Je reste là, figé, à te regarder éclater, à te voir essayer de contenir une tempête qui ne demande qu’à déchirer tout sur son passage. Tes larmes roulent sur tes joues, silencieuses d’abord, mais ton corps trahit ce que tu essayes de retenir. Tu te noies, Olive, et je me tiens là, témoin impuissant de ton naufrage. Quand tu attrapes ma main, je sens ta détresse, presque palpable, comme une vibration qui me traverse. Je serre doucement tes doigts tremblants, mon pouce traçant des cercles maladroits sur ta peau, un geste inutile face à l’ampleur de ce que tu ressens. Mais c’est tout ce que j’ai à offrir à cet instant. Puis, lorsque tes mots éclatent, tu ne cries pas vraiment, mais tes mots frappent avec une intensité que je n’avais pas anticipée. Je sais que ce n’est pas contre moi. Mais ça me touche quand même. Parce que je veux t’aider, te porter, mais je ne sais pas comment lutter contre cette ombre qui te hante. Je m’approche lentement, libérant ta main pour venir poser les miennes sur tes épaules, pour te forcer doucement à me faire face. Je murmure, ma voix rauque, presque suppliante « Olive… Regarde-moi.» Je répète, plus doucement, mais toujours aussi ferme. C’est plus qu’un simple murmure cette fois. Un ordre. Une imploration. « Regarde-moi, Olive. S’il te plaît. » Tu finis par lever les yeux, et ce que j’y vois me déchire. Mais tu es là, au moins. Pas complètement partie. Je sens ton souffle court contre mes doigts, irrégulier, comme si tu suffoquais sous le poids de ce que tu ressens. Alors je parle encore, calmement cette fois « Tu n’es pas seule. Tu m’entends ? Peu importe ce qui arrive, tu n’es pas seule. Il ne peut pas tout te prendre, pas cette fois. »

Je ne sais plus quoi faire, comment reprendre ma respiration, comment gérer tout ce qui me saute à la tronche. Comment vais-je m’en sortir ? Comment vais-je réussir à avancer avec tout cela ? Sous le poids de la douleur, je ne comprends pas tout ce qu’il se passe. Je ne sais pas pourquoi je te crie dessus. Surement parce que tu as essayé de relativiser la chose par message hier soir et que je déteste cela. Parce que je savais que tout cela avait été étudié. Ce n’est pas pour un rhume qu’on demande une libération. Une libération. Pour un tel acte. Pour le nombre de vies brisées. Je suis comme un pantin, un corps sans vie, incapable de comprendre ce qu’il se passe, d’entendre mon entourage, de te voir. Ce n’est que la seconde fois que tu prononces mon prénom que mes yeux s’arrêtent sur toi. Il peut… Les mots restent bloqués dans ma gorge. Ma paix. Il va me la prendre. Ce que j’ai mis des années à retrouver. Les anti-dépresseurs, les crises de larmes, les rendez-vous hebdomadaires chez la thérapeute. C’est tout ce que j’ai. Pour pas vriller, pour pas retomber de l’autre côté. Cette paix intérieure, ce sentiment de justice qui remplit chacune de mes fissures. Il pourra plus me toucher physiquement mais moralement, psychologiquement… Il va m’arracher ce pouvoir que je pensais éternellement en ma possession.

Tu parles de ta paix, de ce fragile équilibre que tu as reconstruit à force de douleur et de résilience, et je sens chaque mot s’ancrer dans mon propre souffle, me tirant un peu plus vers toi. “Il ne peut pas te la prendre, Olive,” je murmure enfin, ma voix calme mais ferme, cherchant à te ramener ici, à te retenir avant que cette tempête ne t’emporte complètement. Tu parles comme si tu étais déjà en train de perdre, comme si cet homme avait encore ce pouvoir sur toi. Mais je refuse de le croire. Je refuse de te laisser croire ça. Mes mains cherchant doucement tes bras, te ramenant vers moi, te forçant à m’écouter. “Tu l’as construite, cette paix. Avec tes mains, avec ton courage, avec chaque foutue larme que tu as versée. Ce n’est pas à lui, tu m’entends ?” mes yeux dans les tiens. “Il n’a pas ce droit, Olive. Et je sais que ça fait mal, que tu te sens à nouveau piégée. Mais il ne peut rien te voler que tu ne lui laisses pas.” Je reste là, planté face à toi, prêt à être ton ancre dans cette mer agitée. “C’est toi qui décides. Pas lui. Pas ce système. Pas le passé. Toi, Olive. Regarde-moi,” je répète, mon ton plus pressant. “Tu es plus forte que tu ne le crois. Et je suis là. Avec toi. Jusqu’au bout.” Mon regard s’ancre au tien, et pour un instant, je crois y voir une lueur d’espoir, fragile, mais réelle. Ou peut être que je l’imagine.