time is a concept ⸻ zeki & rhéa

Qu’il était épuisé, aujourd’hui. La veille avait été une bataille contre le sommeil, dans son petit appartement qu’il occupait seul. Il n’y avait pourtant aucune raison précise. Il avait passé sa soirée à lire, comme à son habitude, avait même pris soin d’ouvrir les fenêtres pour laisser entrer l’air frais, espérant apaiser son esprit avant de se glisser sous les draps. Mais le sommeil n’était pas venu. Pas avant une heure indécente.

Ces derniers temps, ses pensées vagabondaient souvent vers sa mère, sans qu’il sache pourquoi. Il croyait son souvenir enfoui, comme une ombre dissipée par le temps, lui qui n’avait plus rêvé de son enfance depuis si longtemps. Mais voilà, son anniversaire approchait, et ce simple fait avait suffi à raviver un trouble qu’il ne parvenait pas à nommer, un peu comme une nuit de pleine lune qui refuse de céder à l’obscurité.

Peut-être était-ce cette fatigue qui l’avait rendu plus impatient aujourd’hui.

D’ordinaire, il se souciait peu des retards, tout comme des élèves qui pianotaient sur leurs téléphones pendant les heures de tutorat. Ce n’était pas son problème. Il était payé, et bien payé, pour couvrir son loyer et remplir son frigo. Les échecs de ses élèves, leurs insouciances, tout cela glissait sur lui sans s’attarder, à la manière d'une goutte d'huile sur de l'eau. Cela ne le vexait nullement aussi. Mais aujourd’hui… aujourd’hui, voir Rhéa arriver en retard, s’installer sans un mot comme si de rien n’était, avait suffi à l’agacer. Et cette fois, il ne pouvait pas laisser passer.

L’heure était terminée. Refermant son trieur d’un geste sec, il se redressa, jetant un regard bref à ses élèves qui défilaient vers la porte. Puis, il se rapprocha d’une table. Sa table. Celle de Rhéa. Elle rangeait probablement ses affaires, traînant comme à son habitude.

⸺ Mademoiselle Han. Je souhaite discuter avec vous avant que vous ne partiez. Quelle était la raison de votre retard ?

@Rhea Han

rien n'est plus épuisant que d'être étudiant à l'université. rhea en était convaincue. ce jour-là, elle ne savait même pas si son alarme avait sonné ou si son téléphone était déchargé. elle se souvenait seulement du contact du sol dur contre sa joue lorsqu'elle roula hors du lit à midi. ce réveil brutal lui indiqua qu'elle était déjà en retard pour sa séance de tutorat en sciences politiques. rhea jura en tentant de se relever du parquet, se dirigeant à l'aveuglette vers sa coiffeuse. elle prit un instant pour se regarder dans le miroir.

elle avait encore son maquillage de la veille. hier soir, elle était l'une des plus belles à la soirée années 2000. paillettes, brushing, gloss... elle avait mis tout le paquet. aujourd'hui, elle n'était plus que l'ombre de ce qu'elle était la veille. dans sa précipitation, rhea attrapa une lingette démaquillante pour essayer d'avoir l'air un peu plus présentable. mais peu importe combien elle essuyait son visage, cet air étrange ne disparaissait pas.

pas le temps de jouer à la diva, se dit-elle. rhea attrapa son sac à main, y fourra ses livres et son ordinateur, et quitta l'appartement. le trajet vers harvard ne fut pas trop long : les taxis new-yorkais étaient rapides, peut-être même un peu trop. une fois arrivée à l'université, rhea se dirigea vers son cours, faisant profil bas. elle ne comprenait rien à ce que disait le tuteur. elle en profita pour répondre à ses messages sur imessage et faire un tour sur instagram — et voilà, le cours était déjà fini.

encore une journée réussie à harvard ! malheureusement, ce n'était pas le cas. alors qu'elle rangeait ses affaires, rhea aperçut l'ombre de son tuteur se dessiner devant elle, lui demandant des explications. c'était absurde, elle ne lui devait rien.

⸺ oh, euh...

zeki put sentir une forte odeur d'alcool dès que rhea ouvrit la bouche. l'étudiante décida d'être sincère : à ce stade, mentir ne servirait à rien.

⸺ je m'excuse. je me suis pas réveillée à temps. j'ai dormi trop tard hier.


@Zeki Çayoğlu

Zeki resta un moment immobile, les bras le long du corps. Son regard, froid et direct, s’accrocha à celui de Rhéa, ou plutôt à son air détaché. La forte odeur d’alcool qui émanait d’elle lui tordait les nerfs plus qu’il ne l’aurait admis.

Son ton, lorsqu’il parla enfin, était calme, mais brutal, dépourvu de la moindre trace de douceur.

⸺ Vous ne vous êtes pas réveillée à temps parce que vous avez dormi trop tard ?

Il hocha lentement la tête, ses yeux plissés comme s’il analysait une équation absurde.

⸺ Très bien. Cela arrive, je suppose. Mais soyons honnêtes, ce n’est pas la première fois, n’est-ce pas ? Et vous savez, ce n’est pas juste une question d’être en retard. Regardez-vous. Vous sentez encore l’alcool. Vous avez toujours cette allure de la veille. Vous pensiez que cela passerait inaperçu ? Que cela n’avait aucune importance ?

Il croisa les bras, son ton se durcissant encore.

⸺ Vous êtes venue ici comme si c’était une formalité, quelque chose à cocher sur votre liste de tâches. Mais je ne suis pas là pour jouer ce rôle. Alors, dites-moi... pourquoi êtes-vous venue ? Pour donner bonne conscience à votre emploi du temps ?

Il marqua une pause, mais pas pour lui laisser le temps de répondre. Il reprit aussitôt, implacable, comme une lame qui coupe droit sans hésitation.

⸺ Si vous êtes ici pour ça, vous perdez votre temps. Et le mien. Je ne vais pas vous caresser dans le sens du poil ou prétendre que cela ne me dérange pas. Votre attitude, vos retards... c’est un manque de respect. Pas seulement pour moi, mais pour vous-même.

⸺ Qu’est-ce que vous attendez de moi ? Parce que si vous n’êtes pas là pour travailler sérieusement, je préfère que vous soyez honnête. Au moins avec vous-même.

dire que rhea était choquée était un euphémisme. les mots de zeki l'envoyèrent dans un autre monde. une partie d'elle lui disait de ne pas se laisser faire. qui était-il pour lui parler ainsi ? si elle appelait son père, il pourrait le faire renvoyer de boston. mais d'un autre côté, rhea savait que ses parents ne la soutiendraient plus. après avoir récupéré son penthouse, ils lui enlèveraient aussi sa scolarité et son avenir à harvard.

pendant une dizaine de secondes, rhea resta silencieuse, fixant son tuteur avec de grands yeux et la bouche légèrement ouverte. une légère odeur de clopes se dégageait de la veste en cuir de la future politicienne.

⸺ je...

elle s'arrêta, lâcha un rire nerveux et laissa tomber l'anse de son sac à main sur la table.

⸺ enfin. bien sûr que ça n’a aucune importance. on est ici pour apprendre, non ? pas pour un défilé de mode ou pour savoir qui a l’air le plus sérieux.

elle avait totalement raison. après tout, il suffisait de penser aux boursiers. qu'est-ce qu'ils portaient pour aller à l'école ? n'importe quoi. et ils sentaient leur odeur corporelle naturelle, et pourtant, ça n’avait jamais posé problème. alors pourquoi l’odeur d’alcool serait-elle problèmatique ? convaincue de ses nouveaux principes, rhea se redressa.

⸺ je suis là pour travailler sérieusement et construire mon futur. si vous avez du mal à y croire à cause de mon apparence, ce n'est pas moi le problème. ce que je m’attends de vous? des leçons en géopolitique, pas en parfumerie.

boom ! rhea pensait bien avoir dead ça. elle devrait rejoindre le club de débat, non?

Zeki ne bougea pas. Pas un clignement, pas un geste. Il laissa le silence s’installer entre eux comme un mur infranchissable. Son regard était un mélange glacé d’incrédulité et d’exaspération contenue, chaque muscle de son visage tendu par une patience qui menaçait de rompre. Quand il parla, sa voix n’était qu’un murmure tranchant, caustique comme de l’acide.

⸺ Bien sûr, vous êtes là pour travailler sérieusement. C'est cela. Vous venez en retard, dans un état pitoyable, et vous osez parler de sérieux ? Intéressant.

Il esquissa un sourire, qui n'était nullement ces sourires chaleureux auxquelles on se raccroche, mais plutôt un sourire sarcastique et amer.

⸺ Quant à votre apparence, vous pensez que l’odeur d’alcool ou un sac jeté négligemment sur la table n’ont aucune importance ? Comprenez bien qu'il n'y a aucune minutie ni rigueur dans un tel comportement. "On est ici pour apprendre," dites-vous. Vous savez ce que cela implique, apprendre ? Ça veut dire arriver à l’heure, être présent dans l’instant, montrer un minimum de respect pour ce que vous prétendez vouloir accomplir.

Lui, d'habitude si muet quand il ne s'agissait pas d'un cours où sa fonction de professeur, semblait avoir la langue déliée tout à coup.

⸺ On ne construit aucun futur ainsi.

Zeki inspira profondément. Peut-être y allait t-il fort..? Non. Pas assez, visiblement. Il ne supportait plus du tout le fait même d'arriver en classe dans un tel état déplorable. Il recula pourtant, laissant un espace entre eux s'agrandir. Il pourrait lui demander une vérifications de ses notes comme au collège, mais cela serait peut être trop humiliant. Il abandonna l'idée, et la chassa très vite de son esprit.

⸺ Bien sûr, vous avez raison. Nous ne sommes pas ici pour un défilé de mode. Heureusement, d’ailleurs, parce que vous seriez loin de remporter le prix de l’élégance aujourd’hui.

Ses sourcils se haussent, et il se tourne vers son propre bureau, reprenant son rangement comme si il n'avait jamais rien dit.

rhea connaissait bien le discours de zeki. elle l’avait entendu des centaines de fois : des paroles venant de ses parents, de son oncle en relations internationales, et même de ses professeurs. d’habitude, rhea roulait des yeux, soupirait d’énervement puis quittait la pièce d’un pas désintéressé. mais là, c’était différent. ça venait de quelqu’un de son âge, et il le disait tellement bien, avec une telle structure.

pourtant, bien que le doute soit clairement lisible sur son visage, elle était trop fière pour admettre à zeki qu’il avait peut-être raison. son ton était désormais défensif lorsqu’elle répondit.

⸺ l’habit ne fait pas le moine. je suis peut-être en retard et mal présentée, mais ça veut pas dire que je suis pas la meilleure étudiante. vous y avez pensé, à ça ? venir en retard une ou deux fois, ça veut rien dire. rien.

les retards à répétition, les absences et les notes pas brillantes. rhea n’était pas la meilleure élève d’harvard. à ce rythme, elle allait sans doute être renvoyée, et cette fois, même l’argent de ses parents ne pourrait pas la sauver.

⸺ et vous savez, je respecte cette matière et ces leçons de tutorat. sinon, je ne serais pas là. mais j’ai mes livres et mon ordinateur et je suis clairement intéressée par ce qui se dit.

en voyant le tuteur ranger ses affaires, rhea en fit de même. en rangeant son sac, elle aperçut un livre de maths de collège. qu’est-ce que ça faisait là ? elle remit son sac en place et tourna son regard vers la table du professeur.

⸺ et vous, vous ne remportez pas le prix de la gentillesse aujourd’hui.

Zeki laissa échapper un soupir, cette fois moins tranchant, presque las. Ses yeux, bien que toujours perçants, semblaient maintenant chercher quelque chose d'autre, peut-être un soupçon de compréhension chez Rhéa.

⸺ Vous avez raison, Rhéa. L’habit ne fait pas le moine, et ce n’est pas un retard ou une tenue qui définit toute une personne. Mais… le monde ne s’arrête pas pour déchiffrer les nuances. On est jugés, souvent trop vite et injustement, sur ce qu’on montre, pas sur ce qu’on pense ou ressent. Et je dis ça non pas pour vous accabler, mais pour vous rappeler que ce que vous projetez, c’est ce que les autres retiendront.

Il recula légèrement, fermant son sac.

⸺ Vous êtes intelligente, ça se comprend au travers de vos travaux. Et je suis sûr que, dans le fond, vous voulez réussir. Mais vouloir ne suffit pas toujours. Parce que ce "une ou deux fois en retard" est devenu une habitude. Et les habitudes, Rhéa, définissent qui vous êtes bien plus que vos intentions ou vos mots.

Zeki jeta un regard à l'ordinateur de la faculté, et se pencha légèrement pour l'éteindre, tout en continuant.

⸺ Quant au prix de la gentillesse, c’est vrai. Je ne le remporte pas aujourd’hui. Mais heureusement pour vous, ce n’est pas mon travail. Mon rôle, c’est de vous pousser à réfléchir. J'aimerais ne plus vous voir en retard à l'avenir, est-on d'accord sur cela ? Votre intérêt pour la matière est louable, mais il faut arriver à l'heure. En bon état. A chaque fois.

« ce que vous projetez, c’est ce que les autres retiendront. » ouch. il avait malheureusement raison. d’habitude, rhea n’accordait aucune attention au regard des autres ; littéralement. elle était trop perdue dans ses pensées pour voir autour d’elle. est-ce qu’on la regardait étrangement ? est-ce qu’on chuchotait à son sujet ? probablement. sûrement. mais elle ne le saurait jamais. perdue dans son monde, rhea lança un regard aux tables alentours. est-ce qu’ils se disaient qu’elle puait, avec son odeur de clope ? qu’elle avait l’air dégueulasse, avec ses paillettes de la veille ? elle resserra sa main autour de son sac à main.

⸺ mais de toute façon, peu importe, non ? enfin. on s’en fout de comment on est perçus. je veux dire… napoléon était super court et il a conquis toute l’europe. alors… enfin, pourquoi est-ce que je pourrais pas être une grande politicienne avec des paillettes ?

rhea se savait débile et absurde. mais elle avait besoin d’extérioriser toute cette stupidité pour entendre la réponse d’une personne raisonnable. pour ne plus avoir d’arguments qui la poussent vers la paresse.

lorsqu’il lui parla de ne plus être en retard, rhea se mordilla la lèvre inférieure. elle savait que ça serait impossible. elle n’allait pas abandonner toutes ses soirées pour aller en cours : c’était ridicule. mais elle devait le faire, non ?

⸺ je vais essayer. promis.