« Gnagnagna. » On te demande parfois si tu fais exprès autour d'elle, ou si tu regresses vraiment à un stade puéril et infantile quand vous passez du temps ensemble. La vérité, c'est qu'il s'agit un peu des deux. Elle sait éveiller en toi ce gamin que t'as jamais vraiment eu le droit d'être, et que t'avais donc été impunément, pour bien emmerder votre père. Et tu avais pris cette habitude, depuis sa naissance, d'essayer de la faire rire, ou, à minima, sourire, quelles qu'en soient les circonstances. Quitte à jouer au guignol et à te ridiculiser pour l'amuser, ne serait-ce que deux secondes. N'étais-ce pas ça, ton rôle de grand frère? Celui de savoir faire exploser ta soeur de rire dans toutes les circonstances, sans exceptions? Ça et la protéger, bien évidemment. Ça allait de paire.
« T'avais vraiment besoin de prendre ça en photo? » tu protestes vite fait. En vrai tu t'en fous un peu qu'elle joue à Annie Leibovitz, tu te demandes surtout pourquoi elle avait ressenti le désir d'immortaliser ce moment assez naze dans ta vie. T'avais fait des trucs plus dignes d'Instantgramme pour le coup. « Toi? Faire peur à quelqu'un? » Tu essaie de te retenir d'exploser de rire mais ça finit par éclater malgré toi. « HAHAHAHA ! » Elle te fusille du regard mais tu continues. Tu t'en attraperais les côtes, presque, tant tes rires te tordent en deux. « Pardon, pardon. J'devrais pas rire. C'est juste que ... BWAHAHAHAHA! » T'arrives même pas à finir ta phrase tant tu trouves l'idée tordante. Ta soeur, c'est une crème, un sucre, une perle. Elle est drôle, elle est créative, elle est (un peu (beaucoup (totalement))) folle sur les bords, mais ça ne l'en rend que plus attach(i)ante. Mais effrayante? Ça c'est bien l'un des seuls trucs qu'elle n'est pas, à tes yeux. Surtout pas quand elle est déguisée en myrtille vivante.
C"est alors qu'elle décide de te trainer vers... Une cartomancienne. T'avais pas besoin de savoir lire le tarot pour pouvoir prédire cette issue. Si une nana t'avait fait ce coup lors d'un date, tu aurais dégagé sans demander ton reste, sans hésitation. Mais ta soeur, c'est une autre histoire. T'irais jusqu'au bout du monde pour elle, et tu le ferais avec le sourire. Comme Moana. Et ouais, tu connais Moana parce que malheureusement pour toi, April t'avait bassiné avec ça pendant des semaines (ou mois?) à sa sortie. Tu lui avais dit qu'elle devrait se déguiser en Moana pour Halloween cette année là, d'ailleurs. Elle t'avait répondu, d'un ton aussi espiègle et amusé qu'exaspéré que ce serait « pas woke du tout, mais alors du tout » et que tu pouvais « pas comprendre, c'est un truc de jeune ». Depuis, t'avais plus jamais essayé de lui conseiller un costume d'Halloween tant ça t'avait outré. Mais ça, jamais tu l'admettrais de vive voix.
T'écoutes en silence le tirage d'April. En réalité, t'écoutes que d'une oreille, parce que ça t'exaspère tellement cette situation que tu soupirerais toutes les cinq secondes si t'étais un peu plus attentif, et pour l'avoir déjà fait par le passé, c'était très, très, mal passé. Autant aux yeux de ta frangine qu'à ceux de la cartomancienne (une autre cartomancienne, pour le coup). Mais tu roules quand même des yeux à chaque carte, parce que t'as l'impression qu'elle raconte que des conneries. Au moins la troisième carte était pas aussi terrible, c'était déjà ça. La dernière chose que tu voulais c'était que ta soeur fasse des cauchemars pendant un mois à cause d'une arnaqueuse de pacotille dénichée à la foire locale. « Depuis quand t'aimes pas Bob l'éponge, toi? » Faut dire qu'à une époque, elle était accro. Bon, ok, elle avait genre cinq ans à ce moment là, mais quand même...
La cartomancienne se tourne alors vers toi mais tu lui fais signe que t'es pas intéressé. « Non merci, j'ai déjà fait du ayahuasca la semaine dernière. » Bon, non, c'est faux, mais t'espères que ta vanne à deux balles te libèrera de ses griffes. « Allez, viens April, on y va. » Tu t'apprêtes à partir lorsque la dame t'interpelle de nouveau. « Je vois... Une rupture. Des regrets. Une souffrance profonde et partagée. » Ton sang se glace. « ...Pardon? » La cartomancienne se contente d'esquisser un sourire malicieux à ton attention. Tu la foudroies du regard. « Allez, viens April, on dégage. » T'en as les poings qui tremblent tant elle t'a provoqué avec ses propos qui ont heurté un de tes points les plus sensibles.