call of silence ─ Enolace

De toutes ses relations, il y en avait une qu'Ace voulait épargner de ses galères. La tenir à distance pas pour la repousser et briser le lien, mais plutôt pour l'en préserver ; sauf que son attitude se retournait contre lui, et que cette amitié ne semblait tenir plus qu'à un fil. Les jours s'étaient écoulés sans qu'il ne perçoive le temps passer, sans réaliser que le traitement du silence qu'il lui avait infligé ainsi que la froideur de son dernier message avait de quoi envoyer un mauvais signal. Alors il fallait qu'il rectifie le tir. Qu'il s'excuse, mais surtout, s'explique.
Fin de journée, la fermeture du café approchait, et Ace poussait la porte avec une certaine boule au ventre. Parce que ce soir, il comptait bien dévoiler les horreurs de son quotidien, de sa vie, ternir cette image du mec sociable, souriant et amical qu'elle avait de lui, pour laisser voir l'immonde colérique, l'instable et le brisé. Il la trouva en train de nettoyer une table, alors que les clients étaient déjà tous partis ─ sûrement à cause du temps un peu couvert à l'extérieur et de la fraîcheur qui revenait sur la ville, les jours se faisant progressivement plus courts. Conscient que même s'il a fait au plus vite, il reste coupable, il ne lui adresse qu'un bref sourire un peu maladroit, suivit d'un simple mot : « Hey. » Malaise. Il a changé. Les cheveux à nouveau courts, déjà, et il a l'air un peu plus fatigué. Rien d'alarmant ; mais des changements depuis la dernière fois. Et en plus de ça, il est visiblement mal à l'aise. « T'es... dispo ? »

Elle ne l’a pas attendu toute la journée. Elle n’y a pas pensé, non plus. Elle s’est contentée de servir ses clients, et d’offrir son sourire. Et les minutes sont devenues des heures sans qu’elle ne puisse plus vraiment y songer. Comme quoi, elle avait annoncé qu’il n’y aurait pas de pénurie de café, mais vu le nombre de personnes qui ont défilé ici, il est vrai que cela aurait très bien pu arriver.

Et quand elle se dit qu’il ne viendra pas, que c’est un menteur et que dans le fond, elle le savait, quelque part, dans son cœur… La porte du café s’ouvre sur sa silhouette, qu’elle prend à peine le temps de regarder. C’est compliqué, avec Ace. Elle ne sait jamais sur quel pied danser, à du mal à comprendre leur amitié. Parfois, elle a l’impression qu’il est là, présent. Important. D’autres ? D’autres, c’est comme s’il ne faisait pas partie de sa vie. « Hey. » En quelques jours, ça lui fait l’effet qu’un monde tout entier a fini par les séparer. Ses prunelles bleutées braquées sur cet ami devenu presque étranger. Comment une telle chose est possible, en vérité ? « T'es... dispo ? » Non. Elle a une franche envie de le lui dire, tout en continuant à le regarder. A quel moment, c’est devenu aussi étrange, tout ça ? « J’travaille. » C’est faux, mais elle estime que c’est le minimum pour aller avec une relation amicale qui déraille. « Mais si tu te faufiles derrière le comptoir, tu trouveras du café. » La rancune tenace, Ace, tu disais ? Pas tant, pas vrai.

« J'travaille. » Et l'espace d'un instant, il se demande si venir était une bonne idée. Il a juste envie de fuir quand il pense à tout ce qu'il compte lui dire, et une partie de son esprit lutte pourtant en lui hurlant qu'il lui doit bien la vérité. Il hoche la tête doucement, lèvre légèrement mordue, et lance un regard vers le comptoir quand elle parle du café. Pas le moment de fuir, Ace, pas au moindre rejet ; alors il se fait violence, la regarde à nouveau ; « Ok. J'vais juste me mettre dans un coin... et attendre que tu finisses. » Y'a pas l'énergie habituelle, pas le sarcasme ou la taquinerie. Les tensions sont palpables, et c'est désagréable bien que compréhensible. Depuis l'arrivée de Rose dans son quotidien ; non, depuis qu'elle s'est installée chez lui, l'ami qu'il a toujours été pour Enola s'est quelque peu... perdu en chemin. Moins présent, plus distant, souvent absent, avec des embrouilles mystérieuses qu'il ne lui explique pas vraiment. À se demander s'il la tient à l'écart pour la préserver, ou parce qu'elle n'est pas suffisamment importante. Ace se traîne jusqu'à une table, celle qu'il a l'habitude de prendre, par réflexe, et il s'y installe. Il s'y pose et il attend qu'elle le rejoigne, non sans avoir la jambe qui sautille de nervosité, sans qu'il ne s'en aperçoive vraiment. Penché sur la table, la joue dans la main, il regarde le piano distraitement en songeant qu'il est loin, le temps où il a joué quelques notes et qu'ils ont échangé cette complicité là ─ et quand enfin il réalise combien sa jambe trahit sa nervosité, Ace se redresse en expirant longuement et se force à se calmer. Qu'ils en finissent.

Mais des mots qu’elle vient de lui lancer, le jeune homme n’en fait rien, alors elle marque un arrêt dans son mouvement. Le chiffon contre la table qu’elle nettoyait, elle reste, plusieurs secondes, figée. « Ok. J'vais juste me mettre dans un coin... et attendre que tu finisses. » D’une œillade, elle observe Ace, son comportement. Le fait qu’il choisisse une table, qu’il ne fasse pas comme s’il était chez lui, mais bel et bien à la merci d’Enola.

Alors la blonde se redresse, ne prend pas la peine de le regarder plus longuement, parce qu’elle est censée lui en vouloir de son silence, de la façon qu’il a de se comporter, et de mettre entre eux, cette distance. Habituellement, c’est plutôt elle, qui la met, faute des brides d’ambiguïté qui traînent, parfois, lorsqu’elle est avec lui, dans sa conscience. Il souffle le chaud, puis le froid, il joue avec leur amitié, voilà ce qu’elle croit. Elle se dirige vers le comptoir, attrape deux tasses, les mâchoires serrées. Elle verse à l’intérieur le liquide foncé, rajoute dans le sien du lait, et puis d’un soupir, elle se donne la force d’aller lui faire face. Persuadée que les excuses seront bancales, mais elle ne lui en voudra pas, parce qu’entre eux, c’est probablement normal.

Elle s’assoit à la même table, sur la chaise opposée à la sienne, elle n’aime pas la sensation qui coule dans ses veines. Alors elle fait glisser le café qui lui est destiné sur la table, en un acte manqué, elle laisse sa main traîner sur la table, peut-être pour l’inciter plus à se confier, à lui dire ce qui a bien pu se passer… Qu’il donne une nouvelle dimension à leur amitié. Que ce ne soit plus simplement la surface. « Je t’écoute ? » à ses histoires, elle est prête à faire face.

Enola le rejoint avec deux tasses, mais Ace ne touche pas la sienne ─ pas encore. La gorge est trop nouée pour que le moindre liquide puisse passer. Il fixe la tasse devant lui, pensif, les mains devant lui aux doigts nerveux triturant les ongles sans y faire attention. « Je t'écoute ? » Vers elle, ses yeux se relèvent, et Ace peut voir à son visage qu'elle est sérieuse et attentive. De toute façon, il lui faut bien se jeter à l'eau, peu importe la forme de son saut ; alors il y va. « Je... suis dans la merde. Jusqu'au cou. » Une ouverture en beauté, qui annonce la couleur ignoble de ses aveux. Des problèmes. Plein, plein de problèmes. Trop. Aucun qu'il n'arrive à gérer correctement. Et quand il commence à y repenser, ses yeux se baissent à nouveau pour fixer un vide entre lui et sa tasse, les pensées trop présentes pour qu'il ne puisse se concentrer sur ce qu'il y a devant lui ; une amie. Il commence par ce qu'il croit être le début ; son père. Il lui dit qu'il n'est pas mort, en réalité, et que ce qu'elle a vu il y a de nombreux mois au café, sur cet homme étrange trop bien sapé pour fréquenter un mec comme lui, c'est lié à ça ; il lui explique être le fils illégitime d'un homme riche et puissant, et que depuis des années, cet homme essaie de le ramener de force dans son pays d'origine. Une chose qu'Ace refuse, développant même une aversion contre toute chose ayant un rapport avec ce pays, tant ça le bouffe. Il rejette la disparition de sa mère sur cet homme, puis explique qu'il a plus ou moins vécu comme ça, dans cet état de stress constant, depuis qu'il est sorti du lycée. Il ne veut pas communiquer avec cet homme, ne veut pas qu'il soit dans sa vie, mais y'a rien à faire. Où qu'il aille, quoiqu'il fasse, il le suit comme une ombre, parce que c'est son fils. À cause de ça, il explique ses problèmes pour faire confiance, la distance qu'il met entre lui et les autres par sécurité, parce qu'à plusieurs reprises, des gens qui n'étaient pas supposés être au courant de ces problèmes le devenaient subitement et cherchaient à le pousser vers son père ; il a découvert qu'en échange de belles sommes d'argent, ceux qu'il croyait être des amis préféraient le vendre à son père que de respecter sa volonté. Il souligne qu'il pense pareil pour elle, qu'il s'attend à ce qu'elle le fasse, mais qu'il comprendrait.

Puis après une profonde inspiration, il enchaîne avec Rose ; pas envie de faire une foire aux questions. Il raconte qu'il est d'abord ami avec son frère, depuis quelques années, mais qu'il a toujours su qu'il n'est pas des plus fréquentables. Mais il a vu dans Amore des choses qu'il aime ; son amour sincère pour sa famille, l'intensité avec laquelle il vit, sa hargne, sa férocité, et la loyauté dont il est capable quand un de ses proches a des ennuis. Il raconte les nuits à pleurer de rire pour de la merde, les soirées des folies, et il sourit un peu à ces souvenirs d'ailleurs ; mais le sourire disparait quand il raconte que ça s'est compliqué quand sa soeur, Rose, est venue s'installer chez lui. Le début des secrets, le début d'une position entre eux deux, à vouloir faire le bien, mais en le faisant mal. C'est plus compliqué d'en parler. Compliqué de dire qu'il désire Rose, qu'elle lui plait ; qu'il en est tombé progressivement amoureux, mais que sa loyauté envers Amore a fait qu'il a dû la repousser. Et donc la blesser. Et là... Ace inspire, puis marque un bref temps d'arrêt, le regard se perdant sur les décors du café, mais sans vraiment les voir. Les conflits. Les disputes. Les reproches. Il y en a eu beaucoup ─ et il s'excuse encore pour ses silences durant le Summer Camp en Sicile. Il décrit sa colère, son sentiment de trahison envers Amore, la connerie qu'il a fait en s'en prenant à lui, et toutes les répercussions violentes qui lui ont donné le sentiment qu'il a déclenché une tornade d'emmerdes pour son entourage. Ace ne s'épargne pas, endosse l'entière responsabilité des événements, et le souligne davantage lorsqu'il parle de ses retrouvailles avec Rose et de ses tentatives pour recoller les morceaux avec Amore. Il évite volontairement les détails les plus troublants, ne parle pas de l'altercation avec Esteban, des menaces de mort, du kidnapping ; mais il parle de sa relation avec Rose, complexe, sans la moindre confiance, rongée par les problèmes et sa paranoïa. Il parle de ce qu'il a vu, sur le toit de sa résidence ; d'un ami, sans donner le nom, qui a voulu se donner la mort et qu'il a dû l'en empêcher. Dire que cette vision l'a traumatisé, probablement plus que les autres ne le croient et qu'il est absolument terrifié à l'idée que ça se reproduise.

Ace a besoin d'un moment suite à cette confession, se mordant la langue pour contenir les émotions. Ça le terrifie encore. Et puis il accélère dans ses explications, ignore un grand nombre de détails parce qu'en réalité, il sature déjà d'en parler ; il explique juste que parce qu'il était en colère contre Rose, il a failli la tromper, et qu'à cause de ça, il a pris la décision de rompre. Que ça s'est su. Et que c'est reparti dans tous les sens, parce qu'on le menace. Il n'envisage pas la police, parce qu'il est probablement trop con d'aimer ceux qui le menacent, et peut-être parce qu'il pense le mériter, aussi.

Et puis c'est là, enfin, qu'il explique qu'il a des problèmes psychologiques ; parce que forcément, dans son récit, certaines de ses réactions sont un peu étranges, ou exagérées. Là, il relève le regard sur Enola. Il voit des choses, entend des voix, confond le passé pour le présent dans des flashback qui apparaissent sous diverses formes. Il revit tous ces moments là sans être capable de se rappeler qu'ils sont des souvenirs, et le vingt-quatre au soir, il a pété les plombs. Il a disparu pendant plus de vingt-quatre heures, et lui-même n'a que de très vagues souvenirs de cette journée là. Il sait juste qu'il avait peur, a cherché frénétiquement un endroit où se cacher, qu'il a pleuré et cherché sa mère ─ en vain, puisqu'elle est décédée.

Encore, son regard se baisse, et il se sent... vidé. Fatigué. Ses doigts tirent toujours sur ses ongles. « ...voilà. Tu sais à peu près tout. Je crois. » Inspiration, profonde, lourde ; puis il soupire. « Je pense juste... que c'est mieux si je suis seul. J'entraîne moins de gens dans mes emmerdes. » Et c'était encore un miracle qu'Enola ait été épargnée jusque là.