Wondering if I dodged a bullet or just lost the love of my life

Soupirant doucement, Thea s’asseoit une seconde sur ce lit qui est, pour les prochaines semaines, en tout cas, le sien. Les cartons ne sont pas encore défaits, mais les quelques allers-retours ont eu raison du peu d’énergie qu’il lui reste. Elle passe doucement ses doigts sur la photo de Milo et elle en fond d’écran, qu’elle n’a su se résoudre à échanger. Thea soupire, secoue la tête et abandonne son téléphone sur son lit avant d’aller rejoindre Jasper au salon. "Hey." s’annonce-t-elle, se sentant toute penaude dans cet appartement qu’elle connaît pourtant si bien. Elle hésite une seconde puis va s’asseoir à ses côtés, posant sa tête sur son épaule."merci Jasp" pour l’hébergement mais aussi les heures de soutien depuis un peu plus de dix jours maintenant. Elle soupire légèrement et ouvre la bouche puis se résigne. "Quand t’en as marre, tu me mets dehors hein." precise-t-elle sans réussir à s’empêcher d’ajouter : "Milo a mal pris que je vienne chez toi. Il voulait que je vienne chez lui." Et elle… ne sait pas si elle aurait été capable de le faire sans le tuer dans son sommeil; mais tout ce qu’elle voit, c’est qu’il veut leur laisser une chance. Même s’il va devoir s’y prendre d’une autre manière pour qu’ils en aient une.

Les épaules larges, j’l’ai toujours dit. A défaut d’être un bon petit ami, j’enlève le petit, et j'excelle comme ami. J’essaye, au moins, j’ai beaucoup moins de défaillance quand il ne s’agit pas de mon battant. Celui des autres, j’en prends davantage soin. Surtout le tien, Théa, surtout quand celui qui le griffe est Milo. Le logement reprend vie, y a des affaires en trop dans l’appart témoin, cet appart qui n’est en bordel et chaleureux qu’une semaine sur deux. Mais voilà, pour les prochains jours, semaines, mois, j’ai pas établi d’fin de bail, toutes les chambres sont prises. Ca fait bien longtemps qu’aucune affaire féminine n’avait investi la salle de bain, mais avec toi c’est pas compliqué, y a zéro question. Alors j’te laisse t’installer, et j’t’ai dit d’emplir tout l’espace, de faire comme chez toi. A deux doigts de repeindre ta chambre. J'enchaîne les merdes à la télé, j’me mêle pas, jusqu’à ce que tes traits s’appuient sur mon épaule. “Ca me fait plaisir que tu sois là.” Vrai. “Surtout que j’oublie pas que tu m’as dit que tu ferais à manger tous les soirs.” Faux. Le rictus amusé, aussi bien pour cette réplique que pour la tienne qui suit. “Ca aurait été une bien belle idée de merde d’y aller.” Plus sérieusement : “Vraiment, pire idée.” Comment veux-tu prendre le recul nécessaire si t’as le nez dans le parfum de l’autre ? Tu replonges, tu regrettes, tu fous tout en l’air, tu flingues ce qu’il restait à sauver. “T’es mieux ici.” De manière générale. J’suis vraiment pas un coloc chiant, et j’ai la prétention d’avoir un appartement spacieux et agréable, bien que manquant un peu de personnalisation. J’suppose que tu pourras m’aider là-dessus.

“Tu diras plus ça quand je vais bloquer ta baignoire avec mes cheveux qui iront dans l’évacuation.” souffle-t-elle, taquine mais d’un ton peu convaincant. Thea secoue la tête en l’entendant parler de lui faire à manger, hésite une seconde à lui annoncer la nouvelle de la journée - il serait tant que ça s’arrête, ces nouvelles quotidiennes - puis se ravise. Il faudra bien l’annoncer à un moment ou un autre à Jasper, surtout qu’il s’en rendra compte à vivre avec elle mais c’est un autre sujet qu’elle veut aborder pour l’heure. “Tous les soirs où je ne travaille pas, c’est-à-dire à peu près jamais. En plus, c’est moi qui suis triste, c’est toi qui dois prendre soin de moi.” dit-elle, avec une petite moue. Chez beaucoup de gens, la phrase serait sans doute anodine. Pas chez Thea, pas chez celle qui se veut plus indépendante que quiconque, indépendante avec un grand I, parce qu’elle ne dépend de personne - quand ces proches ont pourtant un impact sans commune mesure. La tête toujours posée sur son épaule, elle lui résume, en une phrase, sa dernière discussion avec Milo, en taisant les insultes et les blessures qu’ils se sont causés, celles qui s’ajoutent à des déchirures encore à vif. Elle soupire; Jasper a raison, cela aurait été la pire idée mais c’est pourtant à ses côtés qu’elle aurait envie d’être. C’est paradoxal, parce qu’elle sait pertinemment que si elle avait appris être enceinte avec lui, cela n’aurait pas été plus facile. Elle a au moins la chance de pouvoir décider de garder cet enfant ou non, sans avoir peur de briser son couple. Cette partie est déjà faite. “Ouais.” répond-elle, le coeur lourd. “Je sais mais c’est dur.”

J’sais, que t’es pas là pour la bonne raison, que c’est pas pour meubler mon vide que t’as décidé de débarquer avec tes valises. Mais, tu le fais, par ta silhouette sur ce canapé, par tes affaires qui vont s’étaler, chaque jour un peu plus. J’ai laissé de la place, partout, dans chaque pièce, comme si ça avait toujours été prévu pour deux - trois. On oublie pas la présence, une semaine sur deux, du gnome, qui au dernier coup de fil se réjouissait déjà d’une nouvelle adversaire à Mario Kart. Voit comme on t’as déjà tous intégré au paysage. “Tu t’arrangeras avec la femme de ménage pour la rallonge.” Répliqué, un fin sourire aux lèvres. On a pas le temps. De rien. Les semaines sont trop courtes pour que je m’inflige des tâches ménagères ; j’suis suffisamment seul pour que ma tasse de café non lavée qui stagne dans l’évier, ne me le rappelle à chaque fois. “On commandera.” Les courses, la bouffe. “Et on finira par rouler dans l’appart, comme deux gros pandas.” Je cherche juste un sourire, même un minime. J’attaque de répliques légères, et je défends d’un bras qui te serre contre moi, un baiser déposé dans tes cheveux. Prendre soin de toi, je suppose que c’est dans mes cordes, je peux même être pas trop mauvais à ça. Même si je dois apprendre tout un tas de sortes de recettes de pâtes. “Ca le sera de moins en moins.” J’m’écarte un peu, pour te regarder. “J’vais pas te faire le laïus sur le temps et le fait qu’il te mérite pas, tout ça.” Les banalités habituelles. “Tu gères comme tu peux.” On se bat avec nos propres armes. Parfois bien aiguisées, parfois à blanc. “On ira courir si t’as besoin de t’épuiser, on ira frapper dans un sac si t’as besoin de te défouler.” J’ai tout essayé, tout fait, passé par tous les états. Les chagrins d’amour, je maitrise le sujet. “Et j’ai toujours une bonne liste de bons restos qui livrent, et des bouteilles au frais.” De mauvais films, aussi. Ceux qui occupent sans nécessiter le moindre effort. Ici, tu trouveras tout ce qu’il faut pour te réparer. Peut-être que tu pourras me donner quelques astuces de bricolage de cœur.

Un sourire discret se dessine sur les lèvres de Thea quand il parle de femme de ménage et de rallonge, mais la jeune femme se contente d’acquiescer. C’est étrange, comme ils sont différents et similaires. Leur rencontre est inattendue, autant que leur amitié et pourtant, elle est heureuse d’être chez lui. Enfin, elle aurait préféré garder son appartement ou pouvoir se réfugier chez son ex-petit-ami mais elle sait qu’elle est entre de bonnes mains avec Jasper. Leur amitié n’a jamais été vraiment quelque chose qu’ils entretenaient au quotidien mais il n’a pas hésité une seconde avant de proposer son aide et Thea, pas une avant de l’accepter. Cette colocation forcée ne l’inquiète pas outre mesure, même s’ils ne se connaissent pas au quotidien. Jasper était fait pour être sur sa route, et vice versa ; c’est une certitude que Thea a, sans se l’expliquer. “Devenir un panda, ok. Nouvel objectif de vie.” La vie ne doit pas être si terrible quand on la passe à manger et se rouler sur le sol. Elle lui fait un petit clin d’oeil et se dit que c’est le moment : puisque si tout va bien, elle sera bientôt aussi grosse qu’un panda. Mais Thea se ravise. L’information n’est pas tout à fait montée au cerveau et elle a surtout l’impression qu’elle est fausse, ne réalise toujours pas vraiment. Elle se blottit un peu plus contre Jasper quand il dépose un baiser dans ses cheveux et ferme les yeux pour essayer de maîtriser l’afflux de larmes qui menace de se déverser à tout moment. Thea hausse doucement les épaules quand il dit que cela sera de moins en moins dur. C’est évident puisque c’est le propre de l’être humain, cette capacité à s’adapter à tout. Le cerveau préfère banaliser que de rester choqué et parfois, c’est pour le mieux, d’ailleurs. “Oui évite.” dit-elle doucement quand il lui parle des laïus habituels et des critiques de l’ex qui viennent généralement avec les ruptures. C’est la dernière chose dont elle a besoin, quand elle reste persuadée que Milo est l’homme de sa vie - c’est juste que parfois, cela ne suffit pas, ou que ce n’est pas le bon moment. Mais Jasper est plus intelligent que ça, pour avoir connu une rupture qui l’a marquée à vie et elle ne s’en inquiète donc pas vraiment. “Merci Jasp’.” dit-elle, essuyant rapidement une perle d’eau salée sur sa joue. “Je vais devoir éviter l’alcool quelques temps, environ trente-sept semaines encore.” Malheureusement, car c’est tout de même un outil de gestion de la rupture assez efficace, l’alcool. “Mais je prends toutes les autres options, j’suis entre de bonnes mains, ici.”

C’est non filtré, non soupesé, quand ça passe la barrière de sa bouche. J’n’ai pas envie de ça, de faire comme si je n’étais pas ce type qui commande quasi toute sa bouffe, qui fait appel à une femme de ménage par flemme, et qui a claqué trop de tunes dans sa voiture. Ouais, j’suis ça, et j’suis aussi tout un tas d’autres choses. J’l’ai mérité, le droit d’avoir un jacuzzi que j’utilise jamais, et une belle vue sur la ville. L’ego porté devant, j’l’avoue, se nourrit parfois d’un peu de superficialité. Ce qui ne m’empêche pas de pouvoir me confronter à la boue et au sang. Et, j’le sais, que si on me ramenait à mon cagibis à Chicago, je pourrais tout reconstruire, encore. Mais pas maintenant. Laissez-moi souffler. Et, je respire mieux quand mon appartement n’est pas silencieux. Quand je n’ai pas besoin de la télé à un volume certain, pour simuler une présence. T’es là et j’en suis déjà ravi. D’être utile, aussi, de t’être utile, particulièrement. Pas le meilleur soutien au quotidien, je tarde à répondre aux messages, pris dans les réunions et la tête dans mon ordi. Mais, le type qui t’aidera en pleine nuit à creuser, c’est moi. Quand il le faut, vraiment, je peux rabattre l’écran. S’il faut que nous devenions deux gros pandas sur ce canapé, pour réparer les coeurs, faisons-le. Puisque me taire, je sais le faire aussi, surtout quand il faut mettre sous le tapis les critiques non constructives sur l’ex. Le poison sur la langue, je peux l’oublier. Je connais, oui, les amours déçus. Me souffler qu’elle ne me méritait pas ne m’a jamais permis de l’oublier. J’évite, donc, et déballe l’étendue des possibilités dans cet appart. “Et le jacuzzi, je t’ai parlé du jacuzzi ?” Rajouté, sourire amorcé, comme un gosse trop hypé par son nouveau jouet. Pizza dans un jacuzzi, avec un peu de prosecco ; on se console comme ça ici. Enfin, au coca, visiblement. J’ai accroché, de manière trop légère, un air taquin : “C’est le temps de ton programme de désintox ?” J’ai pas fait gaffe, pas imaginé. Probablement parce que, quand ça m’approche, j’n’y ai pas le droit. Je n’ai jamais compté. Jamais coché sur un calendrier. Moi, on m’en a privé, deux fois. On m'est revenu, une fois. “J’ai plein de soft t’inquiète pas, on trinquera quand même.” Y a pas écrit que les degrés sont obligatoires. Qu’importe la lubie d’une durée de trente-sept semaines.