Quelques fois par semaine, ils retrouvaient quelques amis pour boire un verre après sa journée, histoire de se motiver à quitter à l'heure qu'il s'était fixée. Parfois ça fonctionnait, d'autres fois il s'excusait de son retard en s'asseyant autour d'une table où les boissons avaient déjà été entamées. Ça avait été le cas ce mardi soir, ses anciens coéquipiers l'avaient attendu près d'une demi-heure avant de le voir arriver. Désolé, il avait pris place sur la chaise qu'on lui avait gardée, appelé un serveur pour qu'il puisse commander et s'était tenu attentif à la conversation de façon à pouvoir s'y glisser. Ça avait été sans problème qu'il s'y était joint, puisqu'ils parlaient des entraînements de fin de saison et que Ji-hun, bien qu'il avait signé sa retraite, n'avait pas mis fin aux préparations physiques. Chaque matin il courait, chaque fin de semaine il se forgeait à l'aide de machines et se battait contre un ancien gradé des forces de l'armée.

Il avait été interpellé par l'un des plus jeunes de ses potes de beuverie. Ce dernier s'était approché pour l'occasion, empruntant la chaise d'un autre compagnon. Il lui avait rappelé le service qu'il lui avait rendu lorsque le nord-coréen avait désiré s'acheter un nouveau matelas mais qu'il n'avait eu aucun moyen de le transporter. Le doctorant avait acquiescé et ajouté : je t'en dois effectivement une. Et de là, la discussion sérieuse avait débuté. L'étudiant en arts lui avait expliqué qu'une camarade avait besoin d'aide, parce que son modèle s'était retiré pour avoir chopé un rhume, une pharyngite ou une gastro – qu'importait. Le biochimiste s'était retenu de lui faire remarquer que les symptômes de ces maladies citées n'étaient pas les mêmes, mais il s'était ravisé pour le laisser continuer. Je n'ai jamais fait ça de ma vie, lui confia-t-il, puis, d'un air suspect, lui demanda : tu es certain que le mec qui lui a fait faux-bond était asiatique ?

Son voisin d'assise l'avait supposé, mais en réalité c'était surtout parce qu'en tant qu'étudiant-chercheur l'ancien nageur de l'équipe pouvait plus facilement manier son emploi du temps comme il le voulait. Il avait soupiré, pas très sûr de ses capacités à poser, mais avait cédé. Il lui avait tendu la main pour sceller le pacte et avait serré fort la palme de son ex-acolyte de bassin : comme ça, on sera quittes. Il avait bu une gorgée de sa boisson alcoolisée après avoir trinqué pour conclure proprement le marché. Et elle habite où, la demoiselle dont tu es entiché, demanda-t-il, non sans afficher un sourire malicieux sur ses lèvres bombées ; cramé, on ne faisait pas tout ça pour une demoiselle dont on se fichait. Ils avaient continué de s'amuser et, après être rentré, il avait reçu les informations qui lui manquaient. Cambridge il ne connaissait que trop bien pour avoir vécu un temps dans le quartier d'Acorn St ; il avait traîné devant une émission coréenne puis s'était endormi.

La journée du lendemain débuta par une course à pieds matinale, Ji-hun rentra pour prendre une douche et s'habiller. On ne lui avait pas désigné de tenue appropriée pour la séance, alors il se para des vêtements habituels qu'il portait lorsqu'il allait travailler. Le scientifique avait pour coutume de porter chemise, chino et veste de costume, et ce fut ce qu'il choisit pour l'occasion. Il avait pris soin de se raser de près, n'eut qu'à badigeonner sa peau de sérum, crème, lotion et protection UV, des marques joseon minyeo et sulwhasoo avant de quitter la Maison des Dorés. Bus emprunté à l'arrêt le plus proche, les écouteurs ne le quittèrent pas jusqu'à atteindre la destination d'arrivée. Il contourna quelques rues et autant d'allées avant de se retrouver devant le bâtiment où l'artiste l'attendait pour le dessiner. Il vérifia une dernière fois avant de profiter qu'un voisin ne passe par là pour se glisser par l'encadrement de la porte principale.

Devant le logement, il lissa une dernière fois les fringues qui l'habillaient et appuya sur la sonnette qui, il l'entendit, résonna dans tout l'appartement. Aucune possibilité qu'elle le zappe sur le palier – et probablement que ses voisins furent tous réveillés par la même occasion. La porte peina à s'ouvrir. Les aiguilles tournèrent à la montre automatique qu'il portait au poignet, tant et si bien qu'il se décida à avancer une deuxième fois l'index vers le bouton d'appel, moment où une voix le stoppa dans son élan. Je ne bouge pas, prévint-il son interlocutrice en s'approchant du pan de bois, voix grave et douce à la fois, fait d'un accent prononcé. Il devina des pas pressés se réfugier dans une pièce pas trop loin, et son esquisse se voulut amusée par la situation ; si elle voulait faire bonne impression, c'était loupé. Plutôt relax, il plongea une main dans l'une de ses poches de pantalon et observa ce qui l'entourait – pas grand-chose il fallait l'avouer.

La jeune femme ne mentit pas quant au temps qu'elle mit pour se présenter. Cinq minutes suffirent pour que le loquet ne cède et fasse apparaître une demoiselle à la peau marquée par les origines que ses parents lui avaient données. Le nord-coréen sourit en retour, étirement de ses lippes à l'inférieure marquée d'une cicatrice un peu boursouflée, il se montra amical et chaleureux. Il n'y a pas de quoi, la rassura-t-il, ravi de faire ta connaissance. Elle était bien plus jeune que lui, ça ne faisait aucun doute. Il se permit de la tutoyer, ça leur permettrait d'entrer directement dans un genre d'intimité qui leur faudrait initier, au vu de l'exercice auquel ils s'étaient tous deux engagés. Tu as prévu qu'on fasse ça dans le couloir, lui demanda-t-il, d'un ton décontracté qui supposait qu'elle devrait peut-être penser à dégager l'entrée et l'inviter à entrer. Il pourrait presque deviner la confrérie qui lui sierait, la Adams regroupait ceux qui se plaisaient à rêvasser.

Merci, lui adressa-t-il poliment lorsqu'il put mettre un pied devant et entrer dans la grande pièce ouverte, baignée de lumière et aérée. Il posa un rapide coup d'œil sur le mobilier avant de se baisser pour se défaire des chaussures de ville dans l'entrée. C'est vraiment sympa chez toi, la complimenta-t-il sur la tenue de son logement. Heureusement qu'ils n'avaient pas fait ça dans sa chambre de la Pfoho, elle aurait probablement eu une attaque en voyant le bordel qui y trainait. Sa colocataire et lui n'étaient pas très à cheval sur le rangement, les vêtements étaient étalés au sol et les bouquins restaient ouverts sur des lits complètement défaits. Je n'ai pas eu beaucoup d'infos sur ce que tu attendais, alors je vais te laisser m'expliquer, porta-t-il son attention sur la plus petite ; est-ce-qu'il lui convenait, au moins ? Je m'appelle Jay, au fait, se rattrapa-t-il en tendant ses doigts longs et fins dans sa direction.

La demoiselle laissa à Ji-hun l'accès à son appartement et ferma la porte une fois qu'il eût entièrement passé l'encadrement. Il donna un coup d'œil curieux à l'intérieur avant de baisser son mètre quatre-vingt-six pour ôter ses chaussures et les abandonner dans l'entrée ; choc culturel qui l'avait fait un peu paniqué que de voir les sols piétinés par les semelles qui avaient foulé les pavés. Il s'y était fait, à la longue, mais il y avait de ces habitudes qu'il ne perdrait jamais. Chaussettes foulant les premières lattes de parquet, il avoua qu'il n'était pas aux faits de ce qu'elle désirait de lui, que quelques informations lui manquaient. Il espérait que sa tenue pourrait convenir s'il devait la garder ou que sa coiffure ne sera pas trop difficile à reproduire, vu ses cheveux épais. Mais avant ça il se présenta, tendant la main pour sceller le lien. Nila, oui, je sais, ajouta-t-il, l'esquisse ne le quittant pas, on m'a glissé ton prénom dans l'un des messages. On l'avait sommé d'être gentil – comme s'il était d'ordinaire tout l'inverse.

Il s'avança vers le canapé, se stoppa devant pour se défaire de sa veste qu'il plia soigneusement en deux pour la déposer sur la tête du meuble en tissus, puis s'assit au milieu dans l'attente des premières explications. Jambes écartées, coudes plantés dans les cuisses, avant-bras allongés jusqu'aux genoux et doigts joints, il se montra à l'écoute, à commencer par secouer la tête négativement pour simuler un « ce n'est rien ». Pas de quoi le remercier mille fois au cours de la matinée. La vie de doctorant était routinière, il n'avait pas toujours l'occasion de mettre un peu de piment dans sa vie même s'il en avait l'envie, alors cette interlude lui était bénéfique à lui aussi. Adepte de nouvelles expériences sociales qui lui permettaient de continuer à comprendre le monde qui l'entourait, et duquel il avait été coupé vingt-cinq années de sa vie. L'ami que nous avons en commun a su vendre parfaitement ton projet, confia-t-il ; si ce dernier pouvait recevoir un peu des honneurs, et peut-être atteindre son cœur...

Le nord-coréen ne trouva pas utile d'additionner à ça le fait qu'il lui en devait une, supposant que son histoire de matelas ne l'intéressera probablement pas. Il avait troqué le vieux aux ressorts abîmés contre un neuf et son dos s'en satisfaisait, rien qui présumait utile de couper davantage les paroles de la jeune femme qui, devant lui, s'activait. « Session de modèle vivant », il comprenait parfaitement ce que ça impliquait, même s'il était novice il était doté d'un cerveau qui fonctionnait. Assez en tout cas pour avoir deviné ce qu'on voulait de lui, c'était surtout les détails qu'on avait omis de lui confier. Je pense que ça ira, fit-il en laissant ses yeux bridés vagabonder dans la pièce principale, sur les décorations qui s'y trouvaient. Il appréciait l'ambiance que les quelques plantes vertes apportaient. Nila ne le savait pas mais il était botaniste, son papa, et ça avait un côté rassurant qui l'aidera forcément à sauter le pas ; l'esquisse ne mentait pas, en tout cas.

Le biochimiste reporta son attention sur la plus jeune lorsqu'elle hésita sur le mot « nu », lui ne réagit pas plus que ça. Elle était mignonne de croire que poser devant elle en tenue d'Adam pourrait le gêner, mais il lui laissa l'opportunité de le penser, histoire de la rassurer sur le pseudo malaise qu'ils pourraient partager. Effectivement, c'est un peu différent, acquiesça-t-il. Bien placé, grâce à l'obtention d'un master en biologie, à un contrat en médecine et à quelques expériences personnelles, pour savoir que les anatomies d'un homme et d'une femme n'étaient pas les mêmes. Et outre les traits masculins et la pilosité faciale qu'elles n'avaient pas, jusqu'à preuve du contraire il ne possédait ni paire de seins, ni un vagin. Les ricanements qui s'échappèrent à deux reprises d'entre les lèvres légèrement brunes de Nila supposèrent qu'elle avait besoin d'être rassurée quant à cette demande qu'elle semblait trouver soudainement un peu osée ; plus grand et large, il sourit.

J'ai tout compris, affirma-t-il avant de se redresser tout en entier pour vider ses poches de pantalon, il continua : tu n'as que quelques jours pour rendre ton travail, alors inutile de perdre de temps. Il retira bague, bracelet, collier et les délaissa sur la table basse en verre transparent, là où son portable et son portefeuille s'étaient déjà couchés sagement. Il déboutonna sa chemise, observant les diverses assises sur lesquelles il pourrait s'installer et capta ce petit fauteuil en osier près de la grande fenêtre illuminée, il jeta son menton dans sa direction et lui proposa : on pourrait se servir de ce siège-là. Il lui semblait confortable vue d'ici, et le petit coussin lui permettra de tenir la posture sans se fatiguer le fessier. Pans de la chemise blanche dessoudées, il la fit glisser de ses épaules pour la placer sur la veste abandonnée plus tôt sur le canapé. Il s'attaqua aux chaussettes de couleur unie, tenant parfaitement l'équilibre sans appui.

C'est la première fois qu'on me demande de me déshabiller comme ça, plaisanta-t-il pour détendre l'atmosphère alors qu'il s'attaquait à déboucler la ceinture. Pas qu'on lui demandait vraiment, d'ailleurs, les choses se faisaient à l'instinct, consentement accordé dans des baisers échangés. Le bouton du chino sauta, la braguette fut descendue aussi vite et le pantalon atterrit de ses hanches à ses chevilles avant qu'il le tire et, délicatement, le plie. Tu me dis où tu préfères que je le place, s'investit-il d'aller chercher lui-même le fauteuil. Il se déplaça en boxer jusqu'à l'endroit où l'assise en bois naturel régnait. Instant où le corps peu épais mais carré et finement musclé pivota. Instant où il offrit son dos, la balafre meurtrissant la peau de son flanc en relief du paysage. Tantôt creusée, tantôt boursouflée, la longue et vilaine cicatrice racontait une partie de son histoire ; là où il avait quitté un enfer, un deuxième gouffre s'était ouvert.

Il porta celui-ci ou celui-là – qu'importa si elle changea d'avis quant au meuble à quatre pattes sur lequel il prendra son aise, écouta les indications de Nila, volontaire à satisfaire l'artiste qui vivait en elle, puis il se posa. Postérieur légèrement en retrait du fond, dos un brin courbé, Ji-hun étendit une jambe, passa l'autre par dessus, perpendiculaire et en biais. Son bras gauche s'affaissa contre celui en rotin, doigts décontractés postés vers le bas, le droit planta son coude sur le fin accoudoir, le revers des phalanges soutint la mâchoire. Tu préfères que je te regarde ou pas, demanda-t-il, les yeux pour le moment tournés sur le visage de la belle Indienne ; y'avait-il d'autres choses qu'elle comptait modifier avant de commencer ?

La proposition de Ji-hun fut accordé, et le fauteuil adjugé à l’unanimité. Il continua de s’effeuiller sans que ses joues ne prennent une teinte plus rosée. La chemise déposée, chaussettes enlevées, il s’attaqua à la ceinture, assurant qu’il vivait-là une première aventure comme celle-là. La première fois, assura-t-il sincèrement ; jamais une femme ne l’avait invité à se déshabiller sans se défaire également des vêtements qu’elle portait. Bien entendu, elle devait se douter qu’à l’âge qu’il avait elle n’était pas l’unique jeune femme qui allait porter son regard sur son anatomie. Il y avait eu beaucoup d’yeux foncés à en avoir admiré les contours, quelques-uns plus clairs qui s’étaient attardés sur sa chair, mais il n’en avait pas fait une grande affaire – il avait tenté une fois. De nouveau célibataire depuis près d’un mois, il était clairement revenu sur son premier choix : celui de terminer brillamment son doctorat pour obtenir un poste dans le New-Jersey, se faire une place parmi les plus grands chercheurs du monde et construire à ce moment-là le foyer dont il rêvait avec une demoiselle qui lui conviendrait. Parce que les traditions et les coutumes avaient la peau dure, il avait besoin de comprendre et d’être compris en retour.

Pantalon plié et rangé, le nord-coréen s’élança en boxer vers l’assise en rotin, et la porta jusqu’à l’endroit où, devant la baie vitrée, la lumière se tint. Il s’y installa de façon décontractée, prenant en compte les conseils qu’elle lui avait précédemment prodigués. Pas de bras dressé vers le plafond, de jambe levée ou de muscle trop contracté, il fit en sorte de poser de telle façon à tenir sur la durée. Il ne savait d’ailleurs pas combien de temps elle allait prendre pour le dessiner, heureusement il n’était pas vraiment pressé puisqu’aujourd’hui il n’avait pas de cours programmé, et que les travaux pouvaient bien se faire en soirée. Vint la question sur la direction dans laquelle il devait porter ses agates ; était-ce important qu’elles restent figées sur un point donné ? Ton sujet , s’amusa-t-il du mot qui sortit des lèvres de Nila – dans son domaine d’activité lui aussi en avait, je crois que je n’ai pas vraiment peur de l’intensité. Il avoua ; passionné lui aussi, il ne pouvait que comprendre ça. Pour cette raison il décida qu’il était plus intéressant de l’observer l’étudier, ses rétines se poseront ici et là tout du long des heures qu’elle passera à le détailler et lui rendra la pareille dans cette nouvelle, étrange – mais agréable – proximité.

Une musique d’ambiance sortit du téléphone de l’artiste, le style ne faisait pas partie de ses playlists. Adepte de rock, écoute captivée par ses années 70-80, il comprit surtout que c'était elle qui en avait besoin pour se concentrer. Nila l'interpella, il se fit violence pour ne pas activer ses articulations, d'une vibration des cordes vocales il lui accorda le tutoiement. Je suis peut-être là où on ne va jamais, plissa-t-il les paupières une micro-seconde avant de se figer à nouveau, je suis en pharmaco', j'ai un contrat doctoral avec l'école de médecine. Autant dire à l'opposé du bâtiment où ses cours se tenaient. Les étudiants d'arts ne se rendaient jamais de ce côté de Charles River. Lui la traversait parfois, pour suivre quelques formations dans le département de bio-chimie ou pour manger dans le réfectoire universitaire avec ses amis. En première année de recherches, ajouta-t-il ; il avait fait le pari de terminer en trois ans, ce qui expliquait pourquoi il s'activait souvent. Ce n'était pas l'activité la plus connue, ni la plus fantasmer, mais ça ne l'empêchait pas d'être fier de la blouse blanche qu'il enfilait. Et toi, ton histoire avec l'art, ça remonte à quand, demanda-t-il, tout en évitant de bouger le bout de ses lippes trop clairement.

Le scientifique ne détourna pas une seule fois ses billes marronnées, prenant plaisir à voir le visage de l'Indienne jouer à cache-cache avec ses rétines. Elle apparaissait et disparaissait au rythme du calque qu'elle faisait de sa silhouette. C'était marrant, il retint plusieurs fois un éclat, de peur que ça ne puisse gâcher son travail. Tu parais si sûre de toi tout à coup, se moqua-t-il gentiment, après l'avoir analysée quelques minutes. Bien loin des ricanements qui avaient supposé le manque de confiance et la gêne. Oeillade plus professionnelle – presque femme. C'était un peu fou de l'avouer quand on savait qu'il avait une préférence marquée pour les plus âgées, que les minettes de sa tranche ne lui semblaient d'aucun intérêt. Où est passée la petite demoiselle qui a loupé son réveil, continua-t-il de la titiller, masquant le sourire comme il le pouvait. Manière à lui de retrouver cette particularité qui faisait d'elle une enfant à protéger. Au fait, tu vis seule ici, l'interrogea-t-il soudainement. Pas assez de place pour qu'une famille entière puisse élire domicile sous ce toit, l'appartement était bien placé et spacieux pour qu'elle puisse se charger du loyer sans avoir un emploi ; avait-elle de quoi ou galèrait-elle chaque mois ?

J'ai décidé de prendre une chambre à la Pfoho en début d'année, l'informa-t-il en retour, et une coloc' m'a rejoint depuis janvier. Elle ne manquait pas de toupet, avait un caractère bien trempé. Les messages qu'ils s'envoyaient pouvaient parfois faire penser à de l'ambiguïté, mais c'était loin d'être le cas en vrai ; parce que par lui Alexane n'était pas intéressé, et qu'il ne voulait pas briser leur affinité. J'ai vécu plusieurs mois chez l'habitant avant ça, ajouta-t-il – on passera la période où il était gracieusement choyer dans une famille d'accueil le temps de se familiariser à la vie qu'il allait mener, le couple était vraiment génial, je crois que c'est l'expérience qui m'a le plus enchanté. Il lui arrivait de regretter d'avoir bougé, parce qu'il détestait être mêlé quotidiennement aux rancœurs et à la compétitivité. Il réfléchissait à la possibilité de trouver une place chez des personnages âgées pour la rentrée, mais il devait très vite se décider. Il rit sans pouvoir s'en empêcher et s'excusa aussitôt : désolé, est-ce que j'ai bougé ? Il se força à se calmer, au besoin la laissa lui donner quelques directions pour se replacer comme il l'avait été, puis tint à s'expliquer : je crois que je suis d'autant plus bavard que toi. C'était ça qui l'avait fait marrer ; mais est-ce que ça la dérangeait ?

Ji-hun confia qu'il n'était ni tout à fait étudiant ni tout à fait actif, un entre-deux avec lequel il composait depuis une année qui lui paraissait avoir défilé bien trop vite. Ses heures de travaux, ça faisait un moment qu'il avait arrêté de les compter – et peut-être qu'il n'avait jamais vraiment commencé. Il y avait eu de ses jours où vingt-quatre heures n'avaient pas suffi, de ses semaines où il n'avait que très peu dormi de la nuit, tout ça parce qu'il avait fait le pari de terminer en trois ans ce que la plupart décidaient d'allonger sur cinq années. À l'instant même où il avait appris qu'Harvard ouvrait également ses portes aux réfugiés, plus rien n'avait réussi à l'empêcher d'ouvrir ses ailes et de se projeter. Vision du monde à grande échelle, il savait que ses motivation, persévérance et ambition le feront monter au plus haut dans le ciel. Mais pour ça il fallait se donner les moyens d'y arriver, pour ce faire il avait des boulots à côté : assistant recherches de son superviseur et tuteur d'élèves qui rencontraient des difficultés – de quoi enrichir son emploi du temps déjà bien chargé. C'était un coût à payer, mais il était persuadé qu'in fine il aurait tout à y gagner.

Le nord-coréen retourna la question à son interlocutrice ; depuis quand l'art avait rencontré son artiste ? Moment qu'elle choisit pour le détailler, passant lentement de son tronc à ses pieds pour imprimer les volumes et les reproduire de coups de crayon francs avec habilité. Il l'observa répertorier sa musculature et l'apparence de certains os, descendre ses billes foncées d'un deltoïde jusqu'aux pectoraux, créer les lames formées par ses côtes apparentes, tracer ses abdominaux en additionnant les montées et les descentes. Et lorsque vint le moment de mettre en valeur ce qui se passait sous son nombril, il l'admira sincèrement pour ne pas une seule seconde perdre le fil. Peut-être qu'une fois cachée derrière la toile elle avait rougi, mais même dans la conversation rien ne se sentit. Dans la musique aussi, fut-il intrigué, mais c'est que Mademoiselle Nila aurait plus d'une corde à son arc. Il s'exclama ; et un nombre illimité de flèches, dites-moi. Il avait un abonnement au karaoké, mais c'était plus pour décompresser que de s'essayer véritablement à chanter. Il y était souvent allé avant de commencer son contrat, depuis la rentrée il n'avait passé les portes que quelques fois ; ça le rendait curieux de savoir ça, un peu il rêvassa.

Les minutes passèrent, et régulièrement yeux dans les yeux ils se retrouvèrent. Le doctorant contemplait le professionnalisme de l'Indienne, remarqua aisément qu'elle n'était plus la gamine qui avait été remplie de gêne. Remarque qu'il ne manqua pas de souligner, dans l'espoir de pouvoir gentiment la déstabiliser. Ça dépend ce que tu entends par « sûres d'elles », avoua-t-il, un sourire apparut rieur sur sa bouche, mais d'ordinaire c'est plutôt appréciable, oui. Il y avait de ceux qui en abusaient, à des fins plutôt malsaines s'en servaient, pour escroquer les individus les plus faibles. D'autres qui ne se remettaient jamais en question, parce qu'ils estimaient connaître tout sur tout à la perfection. À l'inverse, il ne s'entendait pas si bien que ça avec les personnes réservées, parce qu'il avait l'impression de gaspiller une énergie dans la relation qui lui était limitée. Adorer ses semblables n'avait jamais été à sa portée, jusqu'à son arrivée aux États-Unis il avait été incapable de bâtir la moindre véritable affinité, ça le faisait donc souffrir et l'épuisait de faire des efforts trop poussés. Combien vous étiez tu dis, lui demanda-t-il de répéter lorsqu'elle énonça le nombre de frères et soeurs qu'elle avait ; un chiffre impensable dans son pays d'origine.

La surprise fut de taille et elle l'eût bien compris. Ça devait être un sacré travail, une pure folie. Jamais autant d'enfants n'auraient survécu d'où il venait, la famine était meurtrière chaque année. Tu es la petite dernière, demanda-t-il ; d'après ce qu'il avait compris, c'était souvent celui/celle qui se faisait chouchouter. Il n'avoua pas avoir deux petites sœurs à son tour, c'était un sujet qu'il n'aimait pas toujours agrémenter depuis le jour où il avait appris qu'avec leur mère elles s'étaient échappées. Il avait espoir d'un jour les retrouver, mais les recherches ne donnaient pas de résultats concrets. Il passa alors à son expérience chez l'habitant et les mots de sa vis-à-vis marquèrent sur ses sourcils l'étonnement ; natif, lui, malgré son accent ? Il y a de grands espaces, la chambre est petite mais je n'y suis que pour dormir, la majeure partie de mon temps je le passe à la fac, confia-t-il être une bête de boulot, pour ce qui est de la colocation, je crois que j'ai une nette préférence pour les endroits vivants. Qui facilitent les croisements et éloignent les silences trop pesants. Il n'avait toujours fait qu'un avec sa société, c'était auprès des autres qu'il se sentait pleinement comblé – vivre en ermite il ne pourrait même pas l'imaginer.

Ji-hun finit par rire généreusement, laissant son corps hoqueter de ses éclats joyeusement. Il s'excusa aussitôt, désireux de ne pas mettre à mal son boulot. Elle lui fit comprendre qu'il pouvait se mouver pour éviter l'engourdissement ; pourquoi ne l'avait-elle pas dit bien avant ? Elle leur imposa une pause bien méritée, le nord-coréen hésita un instant avant de se redresser. Au plafond leva les bras et de tout son long s'étira. La même chose que toi s'il te plaît, ça ira, répondit-il à son invitation à s'hydrater. Avec un rein en moins et l'autre dégradé, il était préférable de songer à boire régulièrement quelques gorgées. Par curiosité il ne put se retenir d'aller voir ce qui se passait de l'autre côté, il put reconnaître l'environnement dans lequel il avait été installé, et la copie conforme de ce qu'il était. Il eut le temps de sourire, de penser qu'elle avait un talent pour le reproduire, puis de la cuisine entendre des mots sortir. Il n'était pas du genre à se balader chez les gens qu'il venait à peine de rencontrer, mais les sauts multiples qu'il entendit le poussèrent à venir voir ce qui se passait. Tête discrètement passé dans la pièce adjacente, il découvrit Nila dans une situation bien embêtante ; aussitôt il lui porta bien entendu secours.

Il s'approcha et posa une main dans le dos féminin de l'étudiante pour l'inciter à arrêter de sautiller. Rien ne sert de te blesser, lui dit-il, en la pressant de sa paume pour l'obliger à s'écarter. Il retira ses phalanges de sa chemise ample, n'eut qu'à étirer le bras pour gagner les centimètres qu'elle n'avait pas. Il mit la main sur le paquet tout entier avant de lui tendre et le céder. Il a un humour un peu étrange ton copain, plissa-t-il les yeux d'un air moqueur mais chaleureux ; il supposait que le « sale type » qu'elle détestait sur le tas ne pouvait être que celui-là. Genre de blagues qu'il ne faisait pas, bien trop âgé et posé pour s'amuser à ça. La présence d'un petit-ami dans sa vie pouvait expliquer qu'elle désirait de ses sujets masculins qu'ils posent partiellement habillés. Deux autres options restaient : la peur de s'enticher d'un appareil de ses modèles humains, ou l'innocence plus grande encore qu'il ne l'avait pensé. Je ne t'aurais jamais cru sûre de toi et bornée, insista-t-il sur le « et », large sourire duquel un rire s'échappa, pas au point de ne pas avoir l'idée de m'appeler plutôt que continuer à galérer. Il préféra ne pas avouer que cet entêtement à vouloir se débrouiller lui donnait ce petit côté indépendant qu'il savait apprécier.

Je t'attends dans le salon, se permit-il de se congédier, en vue de s'installer sur le canapé, si tu as besoin pour les tirer du packaging, tu sais où me trouver. Encore une fois il la titilla, et d'un clin d'oeil complice il la gratifia. Il tourna les talons pour la laisser s'affairer, et rejoignit la pièce d'à côté. Le centre de la banquette retrouvé, il utilisa l'un des coussins pour le plaquer sur son ventre et cacher une partie de son intimité ; il prendra un peignoir si une prochaine fois il y avait. Tu écoutes quel genre de musique, demanda-t-il alors qu'il l'attendait patiemment, optant pour une position en tailleur. À part cet air qu'elle avait activé pour se concentrer, il aimerait savoir de quels chanteurs ou groupes elle raffolait, et quels titres elle préférait.

Ji-hun retrouva le salon après avoir aidé Nila à récupérer son pack de jus de fruits, et sur le canapé il s'assit. Jambes en tailleur croisées, il emprunta un coussin qu'il posa sur son ventre déshabillé. L'étudiante ne mit pas grand-temps à le rejoindre, le rire encore accroché à ses lèvres jointes. Il apprit en une phrase qu'elle préférait un petit-ami moins farceur pour l'accompagner, et qu'elle avait un frère qui entrait et sortait dans son appartement comme il le sentait. Entre les deux une guerre semblait être déclarée, ça fit esquisser le nord-coréen de côté. Entre ses soeurs et lui existait une différence d'âge importante qui ne lui avait pas permis de vivre ce genre de fraternité ; la petite dernière était née après qu'il ait honoré sa première année à l'armée. Il n'en parla pas, laissa le demoiselle lui narrer l'histoire de sa famille, planta la paille dans la brique et attentivement l'écouta. Il prit note de ce qu'elle voulut bien partager avec lui, comprit sans difficulté qu'ils avaient fui leur pays pour une vie meilleure eux aussi.

Tourné légèrement vers la silhouette féminine, l'Asiatique aspirait la pomme sous sa forme liquide. Ça faisait longtemps que ça ne lui était pas arrivé – pour ne pas dire jamais –, puisque chez ses amis il était abonné aux boissons alcoolisées trop souvent proposées. Comme lui elle préférait le bruit, il ne put s'empêcher de se demander pourquoi elle avait fait le choix de ne pas réserver une chambre dans une maison, ou bien de ne pas répondre à une annonce de colocation. Il supposa qu'elle avait voulu expérimenter ce que ça faisait de vivre seule dans un milieu épuré. Il ne put lui poser la question, enchaîna sur la musique et pour celle-ci son addiction ; elle parlait beaucoup, elle avait raison. Serais-tu entrain de me jalouser, ouvrit-il enfin la bouche, relâchant le cylindre en carton; elle n'était pas petite, ça se voyait tout de suite. Une préférence pour le rock des vieilles années, lui confia-t-il, et j'écoute quelques artistes indé quand je tombe sur une playlist qui me plaît. À ses tympans, les écouteurs souvent branchés.

L'exclamation de Nila eut pour effet de faire lever les sourcils garnis du bridé, qui suivit la direction qu'empruntèrent les yeux marrons de la jeune femme installée à son côté. Peanuts, répéta-t-il après le monologue de l'artiste, quel drôle de prénom. Il commenta ; la légende racontait que chez lui tous les animaux étaient faits pour être mangés, et c'était plus ou moins vrai. Les cacahuètes, il les croquait souvent avant le dîner, et cette pensée le fit marrer. J'ai vécu avec un chat l'année passée, dit-il tout en observant le tout jeune matou hésiter à rejoindre les jambes de sa maîtresse adorée, il s'appelait Mister Shining, un assassin de première catégorie, mais je l'appréciais bien. Il n'était pas très cordial, aurait pu au moins demander l'autorisation avant de faire mal. Sur les avant-bras, Ji-hun avait collectionné quelques griffures, mais être son colocataire restait une très bonne aventure. Tu as pris la décision de le garder, finalement, questionna-t-il la plus jeune ; après tout d'un mois elle était passée à trois.

Alors qu'il s'apprêtait à boire une nouvelle gorgée, le retour sur ce qu'il en était de sa vie amoureuse le fit tiquer. Il la regarda, plus intensément cette fois-là et répliqua : tu n'as jamais intéressé qui que ce soit, ou tu n'as jamais su que tu intéressais quelqu'un ? La nuance exprimée, il pensait bien évidemment à son acolyte de natation qui lui avait fait comprendre que le béguin pour elle ne se trouvait pas si loin. C'est très bien que tu t'investisses autant dans tes projets, mais ne pense pas que tu ne puisses trouver aux yeux des hommes de l'intérêt, la rassura-t-il. Il ne s'arrêta pas là, bu un peu de sa boisson fruitée et ajouta : tu n'es vraiment pas moche à regarder. Et dans ses yeux étaient figés les siens pour prouver qu'il disait la vérité. Il aurait pu énumérer ses qualités, mais son regard décida pour lui de parler. Ses agates glissèrent sur sa couleur de peau sans défaut, sur ses lèvres naturellement colorées et bombées, sur son buste agréablement relevé et sa taille marquée par des hanches doucement évasées.

Le chat finit par sauter, et obtint des deux humains toute l'attention qu'il désirait : Ji-hun l'observa se faire dorloter un instant avant que Nila ne décide de l'interpeller. Moi, commença-t-il avant de quitter le coussin et de se lever, qui sait ? Il n'acquiesça ni ne réfuta la supposition concernant la composition de sa famille, et ne donna pas plus d'indice quant à son statut civil. Il se pencha près de l'étudiante pour attraper la chemise qu'il avait laissée peu après son arrivée, et il l'enfila sans daigner la boutonner. Il y a un endroit où je pourrais fumer, l'interrogea-t-il. Préférable de ne pas perdre de temps à descendre jusqu'au rez-de-chaussée, il indiqua : à côté d'une fenêtre ça serait parfait. À partir de là, il saura se débrouiller. Sur la table basse, près de ses effets, il reprit le paquet et le briquet avant de se rendre à l'endroit où elle lui avait permis d'aller pour s'intoxiquer. Il agrippa la poignée de la petite ouverture, alluma le cylindre entre ses lèvres et passa la tête dans l'embrasure à chaque fois qu'il expirait.

J'espère que l'odeur ne te dérangera pas, fit-il d'une voix un peu plus forte pour s'assurer qu'elle l'entendait, à moins que tu fumes, toi aussi ? Ou qu'elle ait déjà essayé au point que la senteur de tabac ne lui posera aucun soucis ; d'une surprise, on n'était jamais à l'abri. Entre ses chairs épaisses le filtre de nouveau coincé, il aspira lentement la nicotine avant de donner à la vapeur une envolée. Tu me disais que ta mère commençait à te presser, par là tu insinuais qu'elle aimerait te savoir mariée, l'interrogea-t-il. Comme dans « orgueil et préjugés », était-ce sa manière d'assurer la virginité de sa fille ainée jusqu'à l'autel où un homme l'attendrait ? Songeur, il aspergea ses poumons de nicotine avant de poser : tu as quel âge exactement ? Selon lui bien trop jeune pour subir une union sacrée.