Depuis son retour de Washington DC, la météo n'avait pas été particulièrement clémente sur Boston. Ji-hun s'était donc satisfait des courses à pieds matinales sous les nuages, accueillant parfois les gouttes de pluie, afin de prendre l'air avant de s'enfermer de nouveau. Tantôt dans la chambre qu'il occupait à la Pforzheimer House, tantôt dans le salon des élèves dont il était le tuteur, tantôt dans le laboratoire, un bureau ou les amphithéâtres où il recevait des cours théoriques. Seulement, une éclaircie avait été annoncée pour le jeudi alors, ni une ni deux, il contacta quelques anciens coéquipiers de natation avec qui le courant était bien passé. Le brun ne les avait pas revus depuis qu'il avait signé sa fin de contrat en mars dernier, et était pressé de retrouver ses alliés qui, avec lui, partageaient une passion presque innée. Sur meetsenger les retrouvailles furent rapidement fixées.

À midi et demi, les sportifs s'étaient rejoints devant le bâtiment du réfectoire universitaire et avaient joué de leur badge de membres de Maison pour passer prioritaires. Ça n'avait pas été sans une certaine angoisse que Ji-hun les avait retrouvés. Il y avait une semaine, il avait participé à une conférence tenue dans la capitale pour se présenter comme nouvel activiste officiel en faveur des droits de l'Homme en Corée du nord, et porte-paroles de LiNK, une association qui militait pour la liberté des nord-coréens. Ainsi, il avait révélé à tous ceux présents dans la salle, qui avaient regardé le live ou le replay sur meetsachussets sa véritable identité, après l'avoir tenue au silence plus d'un an. L'appréhension avait été de courte durée, puisque les nageurs l'avaient accueilli sans faire de chichis. Ils en parlèrent même tout au long du repas, surpris de n'avoir rien su remarquer.

Ils se quittèrent après le déjeuner, les obligations des uns et des autres les rappelant à la réalité. Ils se promirent de se revoir plus souvent malgré la pénibilité des emplois du temps chargés, et Ji-hun se retrouva seul du mauvais côté de Charles River. Pas très envie de refaire le chemin jusqu'aux bâtiments de l'école de médecine, il se felicita d'avoir pensé à apporter quelques lectures. Les nuages n'ayant pas encore fait leur apparition, il choisit de se rendre dans les jardins d'Harvard plutôt qu'à la Widener Library. La pelouse n'était pas encore prise d'assaut, seuls les plus courageux bravaient les quelques rafales de vent qui se pointaient encore en cette fin d'avril. Manteau posé pour ne pas tacher son costume bleu électrique, il s'assit et laissa son bagage en cuir à ses pieds. Il vint fouiller à l'intérieur pour attraper le dossier et s'allonger. Il soupira de bien-être, genoux pliés et bras gauche en guise d'oreiller.

Quelques pages à peine lues que la digestion et la posture relaxante le firent bâiller, à tel point qu'il étendit ses longues jambes sans faire attention à qui pouvait bien se trouver là, en train de marcher. Il sentit des chaussures buter contre son mollet, ce qui lui valut un hoquet de surprise. À peine le regard bridé levé de ses papiers qu'il remarqua la jeune femme réequilibrer sa position pour mieux chuter deux pas plus loin, les pieds emmêlés dans la lanière de son sac. Ji-hun se redressa, après avoir abandonné les textes qu'il travaillait sur le côté, et s'inquiéta : rien de cassé ? Il approcha de l'étudiante et tendit sa main pour proposer : laisse-moi t'aider à te relever. Il se sentait vraiment confus de ne pas l'avoir remarquée. Je n'ai pas fait attention, je suis désolé, ajouta-t-il de son accent prononcé, – bien que niveau syntaxe il avait fait des tonnes de progrès.

Ji-hun s'étira au moment où il le fallut le moins. Pas du tout concentré sur ce qui se passait autour de lui, le brun ne remarqua pas une jeune femme passer près de l'endroit où il avait décidé de se poser, allongea ses jambes à l'instant où elle allait le dépasser, forçant cette dernière à buter dans son mollet. L'impact le fit sursauter – la douleur de la semelle contre son péroné aussi peut-être – et s'interroger sur ce qui pouvait bien se passer. Yeux marrons levés sur la silhouette, il remarqua aussitôt le déséquilibre qu'il avait initié. Heureusement, la demoiselle se releva ; plus de peur que de mal, il pensa. Mais ce fut sans compter sur le sac qu'il avait abandonné à côté, et de cette bandoulière trop longue qui s'enroula autour de ses pieds. Pas le temps de la prévenir qu'elle finit à quatre pattes sur la pelouse, laissant le nord-coréen complètement confus et paniqué.

Il lâcha ses lectures pour venir s'assurer qu'elle n'était pas blessée, près d'elle proposa sa main pour l'aider à se relever. Il s'excusa une fois, notant que ses collants avaient subi de son indélicatesse eux aussi puisqu'elle les essuya aussitôt debout. Lorsqu'elle releva un peu son visage, il remarqua également la gêne qui avait envahi ses joues, et il se sentit d'autant plus désolé. Je ne suis pas d'accord, se laissa-t-il porter par l'intuition, attendit qu'elle le regarde, l'examine ou le toise pour lui offrir un sourire et reprendre : je trouve que ce sont les meilleurs moment et endroit pour lire. Il agrandit son esquisse en jetant un regard sur la nature qui les entourait et le peu de gens qui étaient installés dans les jardins – presque rien ne pouvait les détourner de leurs bouquins ou des articles qu'ils avaient à étudier ; après tout, ça arrivait à tout le monde de tomber.

Il reporta son attention sur elle avant de dévier ses agates sur le manteau qu'il avait étendu sur l'herbe et eut l'idée de l'y inviter : tu devrais peut-être penser à t'asseoir pour continuer ? Le bois des bancs était encore imbibé de la rosée de la matinée, et de la pluie matinale qui était tombée. Le soleil n'était pas assez fort pour permettre aux meubles extérieurs de sécher convenablement, et la fraîcheur du vent n'aidait pas non plus, apparemment. Mais avant, je..., commença-t-il en pointant la lanière de son sac qui était encore accrochée à sa cheville, si tu me permets. Il n'attendit pas qu'elle l'y autorise pour s'accroupir à ses pieds dans le but de détendre le cuir qui s'y était enroulé. Il garda les yeux figés sur ses gestes, afin de ne pas paraître pour l'un de ces pervers qui ne trouvaient pas mieux à faire que de glisser un regard sous les jupes des demoiselles.

Une fois fait, il lui donna le feu vert : tu peux t'en défaire, je pense. Elle n'avait plus qu'à lever la semelle et lui, de lui maintenir le lasso ouvert pour qu'elle en soit ainsi libérée. Sans perdre de temps, il redressa son mètre quatre-vingt-six et conclut : ça restera entre nous. Clin d'oeil amical lâché en direction de la brune, il attrapa son sac et, au même moment, découvrit l'un des ouvrages qui avaient échoué durant sa chute. Bagage de travail éloigné pour éviter un nouveau drame, il ramassa les deux livres, les inspecta, trouva ça marrant que son domaine soit la biologie, et les lui rendit ; la proposition qu'elle le rejoigne tenait toujours, bien évidemment..

La lanière de son sac étant encore enroulée autour de la demoiselle, Ji-hun se permit de prendre les devants pour l'en délivrer. Accroupi à bonne hauteur, il desserra le cuir et le maintint ainsi ouvert de sorte que la brune puisse passer le pied par-dessus sans risquer une troisième fois de finir genoux à terre. C'est vrai que ça aurait pu être bien plus grave..., laissa-t-il en suspens, sa voix douce indiquant d'ores et déjà le ton plaisantin de sa réplique, si j'avais dû me rendre à l'hôpital, on aurait dû faire marcher ton assurance. Il redressa sa silhouette sportive et offrit à ce moment-là la promesse que tout ça restera entre eux. Et elle ne le savait probablement pas encore, mais Ji-hun ne manquait jamais à sa parole. Pour conclure la situation, un clin d'oeil chaleureux lui fut adressé ; ils n'avaient plus besoin d'en faire mention, tout était ainsi parfaitement réglé.

Tu aurais toujours pu me regarder de profil, blagua-t-il, un éclat s'échappant d'entre ses lèvres étirées. Il mit son sac plus loin et attrapa les deux ouvrages empruntés plus tôt à la bibliothèque par la demoiselle. Les titres lui évoquèrent un domaine d'études qu'il connaissait assez bien pour que ses traits réagissent malgré lui. Il lui rendit et répondit : ça me dit quelque chose, oui. Il laissa planer le mystère, d'autant que l'étudiante écarta son manteau pour mieux épouser le sol. Il n'eut pas le temps de l'en dissuader, ni d'insister, qu'elle se retrouva les fesses plaquées contre la pelouse encore fraîche du matin. Il n'eut qu'à observer l'expression de son faciès pour deviner ce qui lui arrivait là. Il pinça ses chairs pour éviter de s'en moquer et étala de nouveau son manteau correctement à ses côtés ; la jeune femme était donc aussi bornée ?

Comme tu voudras, ajouta-t-il alors qu'il se posait sur une partie de sa nappe improvisée, sache qu'il y avait de la place pour deux. Une fois tous les pans du par-dessus couchés, il était compliqué de penser qu'il ne disait pas la vérité. Il sifflota discrètement le temps de reprendre les articles qu'il avait délaissés, puis s'allongea de nouveau, une jambe pliée quand l'autre décida de rester las sur le côté. Il parcourut les pages des nombreuses recherches qui traitaient des oligodendroncytes jusqu'à s'arrêter là où l'incident l'avait obligé à se stopper. « Mechanisms of oligodendrocyte regeneration from ventricular - subventricular zone - derived progenitor cells in white matter diseases » en était le titre ; en moins d'une année il en était déjà à près de deux cent textes lus et analysés, – dans la liste qu'il s'était réservée, il en avait six cent douze au total à étudier.

Le nord-coréen resta silencieux pour respecter le travail de la jeune femme qui était assise à ses côtés – sur l'herbe, à moins qu'elle avait capitulé et s'était rapprochée de lui entre temps pour éviter que les dégâts sur sa jupe blanche puissent se multiplier. Cependant, au bout d'un quart d'heure, il bailla de nouveau, signe que le moment était venu de se booster avant de s'endormir là, bien malgré lui. Il détourna son regard pour le poser sur la brune et l'informa : je vais me prendre un café, j'en profite pour t'en apporter un ? Elle n'avait qu'à lui passer commande et, en fonction de ses préférences, choisira de se diriger vers la machine la plus proche ou rejoindre le Starbucks qui n'était pas très loin. Tu pourrais me garder mes affaires en attendant s'il te plaît, lui demanda-t-il alors qu'il se levait pour étendre ses bras vers le ciel ; quinze minutes suffiront.

Les deux étudiants-chercheurs se retrouvèrent donc assis sur le manteau du brun, à bonne distance pour éviter de se donner du coude, assez aussi pour se laisser travailler chacun de leur côté. Ji-hun se concentra sur l'article de recherche publié en 2013, qui expliquait plus en détails les mécanismes de régénération des oligodendroncytes à partir de la dérivation de cellules progénitrices. Exercice de lecture et d'étude qui lui avait paru bien complexe au début de sa thèse du fait de l'obligation de jongler entre sa langue maternelle et celle qu'il avait adoptée en arrivant aux États-Unis. Mais la détermination dont il fit preuve les mois suivants son emménagement à Boston lui permettait aujourd'hui de lire sans avoir à traduire ou à revenir régulièrement sur les paragraphes précédents. Il n'était toujours pas un littéraire – et ne le sera probablement jamais, mais il était bien plus confiant en anglais qu'il ne l'aurait supposé.

Une quinzaine de minutes passèrent jusqu'au moment où un long bâillement vienne perturber le silence installé entre les deux scientifiques. Le nord-coréen avait certainement besoin de sa dose de caféine, au risque de se voir plonger dans une micro-sieste en plein milieu des jardins. Il informa sa voisine de son intention et lui proposa de lui prendre un remontant aussi. Bras étirés vers le ciel nuageux, il prit bien note de la commande, la fit confirmer : latte macchiato pour mademoiselle alors. Habitude arrachée de son ancienne expérience professionnelle en tant que serveur de brasserie, il avait travaillé plusieurs mois à la Luna Caffe, réputé pour les dessins façonnés au lait fouetté qu'il laissait sur chaque latte. Lissant ses habits, la brune en profita pour ajouter une faveur ; la majorité des femmes qu'il était amené à rencontrer étaient donc écolo ? Il lui adressa une esquisse et acquiesça. Il était habitué à ce genre de requêtes avec son ex.

Il quitta l'emplacement à grandes enjambées pour trouver le Starbucks de la place. Il n'était qu'à deux pas de là, put s'y glisser et demander les fameux cafés qui leur permettront de continuer à bosser. Il se rendit compte à cet instant qu'il ne connaissait pas le prénom de la demoiselle qu'il avait faite tomber, proposa que le barista note simplement « Miss ». Rapide et poli. Il paya l'addition et offrit un pourboire comme il était de coutume en Amérique. Il ne tarda pas pour revenir, afin d'assurer la chaleur de la boisson à son retour. Tiens, lui tendit-il une fois assis de nouveau sur le manteau, pour toi. Il refusa bien évidemment d'être remboursé, flemmardise de ranger l'espèce dans son portefeuille écrasé entre ses fesses et son pardessus. La proposition qui suivit fut appréciée mais il avait déjà déjeuné à la cantine universitaire, c'était senti repus du plateau qu'on lui avait préparé alors, même si tenté de goûter, il ne put que décliner.

Le ventre de la jeune femme se mit à gronder fortement, les yeux de l'Asiatique se posèrent dessus. Il sourit, amusé, puis remarqua : je crois que tu en as plus besoin que moi. Elle devait être affamée. Tu l'as acheté à Tatte Bakery, l'interrogea-t-il, ne reprenant pas la lecture tout de suite. Il méritait bien une pause le temps de se délecter de son café. Ce sont les seuls dans le coin à faire des sandwiches aussi bien fournis , commenta-t-il à la vue de celui de la doctorante. Il aimait bien aussi le vietnamien qui se trouvait dans la même rue que Mike's pastry, il remplissait leur pain d'une tonne de crudités. Au fait, laissa-t-il en suspens alors qu'il tentait de boire une première gorgée de sa boisson fumante, je me suis rendu compte que je ne savais pas comment tu t'appelais. Même si « Miss » lui allait bien, il était peut-être venu le temps des présentations.

Commande chez Starbucks passée, ce fut à la hâte qu'il rejoignit les jardins d'Harvard et retrouva la jolie brune là où il l'avait laissée plus tôt. Une boisson dans chacune des mains, il s'assit avec précautions, tendit le latte macchiato et garda l'expresso dont il avait bien besoin pour garder les yeux grands ouverts. Naturellement, il refusa qu'elle lui rende la monnaie, ce à quoi elle trouva à répliquer d'une façon qui ne manqua pas de peindre une esquisse amusée sur ses lèvres. Serait-ce ta manière d'inviter un homme à te revoir, l'interrogea-t-il, sans attendre véritablement de réponse si elle ne s'y sentait pas, il continua : peut-être que l'occasion se présentera. Il fit avant de porter sa bouche contre le couvercle recyclable qu'on lui avait aussi octroyé, souffla discrètement avant de se tenter à une gorgée de son café. Le liquide encore brûlant, à la façon de boire des asiatiques, il aspira de l'air en même temps pour éviter que sa langue en soit trop irritée.

J'y suis abonné aussi, confia-t-il à sa voisine d'assise quant aux sandwiches de Tatte Bakery, les gros croissants aux oeuf plat et crudités sont une tuerie, mais mon sandwich préféré restera à jamais celui aux côtes de porc grillées. Il lâcha, comme s'il avait la carte devant les yeux ; un client des plus habitués à manger en extérieur plutôt qu'à cuisiner. Vraiment dommage que j'ai trop mangé, tapota-t-il son abdomen de ses doigts longilignes. Mais là n'était pas un sujet des plus intéressants. Même s'il restait un point commun non négligeable, Ji-hun ne connaissait toujours pas le prénom de l'étudiante, ce qu'il fit remarquer. La supposée biologiste honora le début des présenterons d'un peu d'humour et le jeune homme plissa les yeux. Il te va bien, enchaîna-t-il avant d'apprendre le véritable et compléta : celui-là encore mieux. Lilia, c'était la première fois qu'il entendait celui-là. Jay, commença-t-il en offrant sa main, Jay Hwang. Il lui serra doucement la pince.

Les paumes se frôlèrent et les pouces s'emboîtèrent quelques secondes avant qu'il ne lui rende sa liberté, mais cela lui suffit à sentir que sa peau était moins sèche que la sienne, abimée par l'eau chlorée et les nombreux poids soulevés lors de ses entraînements réguliers. Tu étudies la biologie, en déduit-il des livres qu'elle avait empruntés, en quelle année ? Une bonne façon de deviner plus ou moins l'âge qu'elle avait. Et il sourit – plus identique qu'il ne l'avait pensé. Je suis en première année de doctorat en pharmaco, dit-il avant de détailler, j'ai un contrat avec l'école de médecine, mais... c'est étrange qu'on ne se soit pas croisés. Parce qu'il avait quelques cours doctoraux dans le bâtiment où elle passait le plus clair de son temps. Je ferai plus attention lorsque je serai amené à me rendre à nouveau dans ton département, lâcha-t-il avant de lever son gobelet jusqu'à sa bouche. Il se delecta du liquide d'or noir, le lançant un instant infusé dans sa bouche.

Tu as fait toutes tes études ici, reprit-il la conversation. C'était d'ordinaire ce qui se passait, mais il y avait eu dans ses connaissances quelques étudiants qui s'étaient faits transférer ici après leurs premières années dans une autre université. C'était intéressant de voyager au gré des rencontres qu'il faisait. Dans les états de l'Amérique, et sur d'autres continents également.