La dernière fois que Perceval et Ji-hun s'étaient rencontrés, ils avaient pris le temps de s'attarder sur les vingt pages administratives que le nord-coréen avait imprimées, et qu'il devait remplir en vue d'obtenir la green card. Un an s'était presque écoulé depuis qu'il avait été autorisé à poser le pied sur le sol américain en tant que réfugié, et cette volonté de devenir un résident permanent avait toujours existé – l'un de ses objectifs premiers. Il avait naturellement contacté son ancien tuteur pour des raisons qui lui semblaient logiques : il savait qu'il venait de Corée du Nord, était au courant d'une bonne partie de son dossier, et avait les connaissances nécessaires pour le guider. Le doctorant avait confiance en lui, et ça lui avait semblé plus simple de lui demander sans se sentir gêné – parce qu'il était un homme, mature et posé. L'asiatique avait connu quelques doutes, notamment aux questions qui concernaient les camps de labeurs, pour cette raison il avait dû se rapprocher de l'association qui l'avait accueilli pour compléter les blancs de la partie 8. Ils avaient anti-daté les signatures pour correspondre au dix mars, date à laquelle Ji-hun déposera le dossier.

Depuis, plus rien. La formation doctorale, les travaux en laboratoire, les responsabilités auxquelles il s'employait, avaient pris tout son temps, et les journées s'étaient enchaînées. Il avait tout de même pensé à celui qui était devenu un véritable allié et un modèle de réussite – il ne pouvait le nier. Alors il avait osé lui envoyer un message, et lui avait fait part de son envie de visiter un musée. Bien conscient que ses lacunes n'avaient pas été complètement décimées, il avait entendu parler de Concord, et de l'établissement historique qui offrait le récit de ce qui fera l'indépendance des États-Unis. C'était intéressant pour lui de s'imprégner d'exemples concrets ; la cause qu'il défendait prenait de plus en plus de place dans sa tête. À trente minutes de Boston en voiture, ils avaient décidé de se retrouver directement là-bas l'après-midi, par leurs propres moyens. Raison pour laquelle Ji-hun l'attendait sagement devant le monument en briques rouges, sur la façade duquel les drapeaux étaient levés. Il répondit aux discussions qu'il avait laissées en suspens sur les derniers kilomètres, puis releva son regard sur l'allée à la recherche de l'homme qu'ici il devait retrouver.

Quelques minutes suffirent. Il sourit en apercevant Perceval, retira ses mains de ses poches pour l'accueillir. Bonjour, ça fait plaisir de vous revoir, articula-t-il poliment en tendant sa main, la structure familière n'ayant pas encore réussi à s'installer – tout du moins de son côté. Ils se serrèrent la palme et le scientifique invita son ainé à entrer en premier ; le musée fermait à seize heures, il ne fallait pas trop tarder. Je peux vous inviter, demanda-t-il avant qu'ils ne soient face au guichet. Il sortit son portefeuille, attendant son accord pour s'avancer vers le comptoir ; les prix n'étaient pas exorbitants, une manière de le remercier de son aide offerte le mois dernier – moindre des choses, il pensait.

Poignée de mains à forces égales, Ji-hun y transmettait toute sa gratitude et sa considération pour l’homme avec qui il partageait des moments confortables depuis son arrivée à Harvard. Un modèle de réussite qu’il espérait au moins égaler, il se sentait chanceux de trouver en lui un soutien masculin, comptant sur son expérience pour le guider s’il venait à sortir du droit chemin. Comme un enfant, le nord-coréen apprenait en imitant, il devait ainsi s’entourer de personnes en qui il pouvait avoir confiance. Montrant le chemin d’un geste de mains, il suivit de très près son ancien tuteur jusqu’aux portes. Ils les passèrent chacun leur tour pour se retrouver dans le hall du musée, et bien décidé, le doctorant lui proposa de l’inviter. Négociation acceptée, ils n’eurent pas besoin de faire la queue, puisqu’ils n’étaient pas nombreux à désirer s’instruire en pleine semaine.

Bonjour, adressa-t-il à la personne au guichet, deux tickets s’il vous plaît. La machine fit un bruit monstre pour enregistrer la commande du plus jeune qui, d’ores et déjà, avait sorti les billets. Il profita de l’impression des billets pour converser avec Perceval : j’avais bien plus de temps à consacrer aux visites quand j’étais simple étudiant. Il avoua. Malgré l’intensité à laquelle on lui demandait d’intégrer la littérature et l’Histoire dans une langue qu’il devait tout autant améliorer, l’asiatique avait pu faire quelques tours d’horizon. Pour choisir, il avait opté pour le top10 et ceux qui lui permettaient un accès gratuit. Il avait exceptionnellement pris un abonnement pour le musée d’histoire naturelle et le New England aquarium, pour flirter avec la conservatrice et observer la gentille piratesse aux longs cheveux arc-en-ciel. J’ai une liste longue comme le bras, s’exclama-t-il.

Échange de monnaie contre les tickets effectué, Ji-hun invita le trentenaire à s’approcher des escaliers. Le peu de monde rendait inutile la présence d’un contrôleur, tout s’était fait au comptoir, alors ils purent emprunter les marches et commencer la visite. Petit palier, un premier encadrement sans porte à gauche qu’ils passèrent, et les premières représentations sautèrent à leurs yeux. Le mouvement donné à la peinture donne à ce Paul Revere une allure de preux chevalier, commenta-t-il en stagnant devant cet homme à cheval donnant l’alerte au milieu de ces villageois, vous en savez davantage sur la personne qu’il était avant cette fameuse nuit ? C’était important pour lui de savoir si c’était un homme aux multiples privilèges ou s’il s’était battu par la force de son espoir, par amour pour son pays. Ji-hun, lui, n’avait que peu de ressources pour se battre contre le totalitarisme.

Sous la deuxième illustration qui mettait en scène le héros galopant à cheval, des ustensiles attirèrent son attention. Qu’est-ce-que c’est, demanda-t-il en se penchant légèrement pour analyser ce qui s’avérait être des éléments de cuisine, l’ancêtre du « verre à bière » que l’on connait aujourd’hui ? Coup d’œil sur l’écriteau qui présentait la cuillère, la chope et la poêle faits à la main, de cuivre ou d’argent.

Des explications que donna Perceval, Ji-hun conclut que l'homme n'en était certainement pas à ses premiers coups d'essais patriotiques, que cette idée lui était venue par la force, le courage, la détermination et la répétition d'actes héroïques tout au long de sa vie. Il était inspirant – très inspirant – mais le nord-coréen était à mille lieues de pouvoir se comparer à Paul Revere, et à supposer sa ténacité assez puissante pour dépasser la témérité. Il fallait être prêt à prendre les risques et à en subir les conséquences aussi ; est-ce que le brun se sentait de faire un pas vers le combat qui lui était proposé de mener ? Qu'avait-il à perdre, après tout. Il fit un pas de côté pour s'intéresser aux objets exposés. Interrogation projetée sur la chope, il n'en était pas moins pensif ; la vidéo actionnée lui permit de reprendre pieds avec la réalité.

C'est encore ainsi chez moi, commenta-t-il lorsqu'ils purent faire la connaissance d'un artisan sculptant encore des objets utiles à la sueur de son front, l'électricité c'est une véritable misère, les machines sont actionnées manuellement si ce n'est pas fait main. L'impression d'avoir vécu à une époque révolue, à des centaines d'années de la vie qu'il connaissait aujourd'hui à Boston. Je ne savais même pas ce qu'était une banque et une carte de crédit , avoua-t-il. Un petit rire accompagna son souffle ; pas pour rien qu'il utilisait principalement de l'argent liquide. Il y avait des habitudes qui lui menaient la vie dure. Il s'était toutefois fait à la notion de « propriété » et rêvait de pouvoir acheter, un jour, un appartement en bord d'océan pour pouvoir profiter de l'étendue bleutée chaque matin, et lorsqu'il rentrerait. C'était sans doute l'élément naturel le plus apaisant qu'il connaissait ; aussi le plus effrayant.

Tenez, se pencha-t-il vers l'affiche publicitaire qui m'était en avant la marque « Pabst » since 1844 qui reprenait l'une des fameuses répliques du héros. Ça donnerait presque soif, vous ne trouvez pas, demanda-t-il à son voisin avant de passer les illustrations des cartes format postal. Ji-hun avait prit le pas d'aimer la bière lors des quelques fêtes auxquelles il avait pu assister, mais il préférait, et de loin, un bon whisky. Ils savaient bien monter à cheval en tout cas, conclut-il aux galops répétés sur les images griffonnées, vous avez déjà essayé ? Il paraissait que c'était plutôt romantique de trottiner sur la plage en compagnie de sa moitié. Enfin, c'étaient les films qui le lui apprenaient, lui ne savait pas être fier sur un destrier tels que ceux-là. Les voitures avaient pris le relais ; la banquette arrière semblait bien plus confortable pour s'installer et faire son affaire.

Je trouve les lanternes très jolies, dit-il en passant près d'une reproduction miniature. Un peu comme les bougies, il y avait ce côté plus chaleureux que les lumières. Les spots lui semblaient encore agressifs aujourd'hui, il préférait de loin sa petite lampe de chevet à l'ampoule jaunâtre.