Parfois, je me dis qu’il en faut vraiment peu pour les impressionner. Des cartes qui se volatilisent, des animaux qui apparaissent dans des chapeaux… les gens sont un peu bêtes, en fait. Mais ça m’arrange. Plus je leur mets la poudre aux yeux, et plus ils fourrent des billets dans les paniers disposés au bord de la scène. Le Sapphire aime innover, voyez-vous, donc je ne suis ni magicienne ni strip-teaseuse : je suis les deux en même temps. Du moins… « effeuilleuse », pour utiliser le terme qui figure dans mon contrat.

Mon costume est censé rappeler les tenues des années 20 : bandeau à plume sur le front et robe moulante dorée à paillettes. En un tournemain et un peu de fumée (merci la régie pour les effets spéciaux), je me retrouve en culotte-soutif noirs en dentelle à la fin de mon numéro. Heureusement que je porte des collants, en-dessous. Au moins j’ai l’impression d’être Supergirl. Faut que je joue la comédie aussi, que j’affiche un air de surprise comme Betty Boop et que je fasse mine de cacher la marchandise (comprenez : mes parties intimes). Après quoi la régie se charge de me faire disparaître de la scène à l’aide d’une trappe secrète et d’un nouveau nuage de fumée. Je me donne en spectacle deux fois par semaine : les vendredis et samedis soirs, quand le casino est à son comble. C’est un petit job en plus, un ajout récent, après que le patron m’a vue jouer des tours à mes collègues pendant ma pause.



─ Mais je savais pas que t’étais magicienne ! T’aurais dû me le dire ! Ça te dirait de faire un numéro ?



Est-ce que ça me disait de gagner plus de fric ?! Quelle question. Sauf qu’il a omis de mentionner la partie effeuillage, et qu’il a fait passer ça comme une formalité, au moment de la signature.



─ Ce sera classe, tu verras, pas de mauvais goût ici… Tu gardes tes sous-vêtements, t’enlèves juste ta robe. C’est juste… une manière d’éveiller l’imagination et de faire chauffer les porte-monnaies. Comme Dita Von Teese, tu vois ?



Ouais, sauf que Dita Von Teese est payée des milliers de dollars pour dévoiler sa culotte, elle. Bref. J'aurais pu protester ; rien ne me forçait à accepter cette condition. Mais c’est plus facile à dire qu’à faire, et je ne voulais pas perdre une telle opportunité. Donc : effeuillage.



Le moment venu, je dézippe ma robe d’un geste presque imperceptible. Glissade le long de mes cuisses, détour par mes mollets, puis montagne dorée à mes chevilles. Le public en redemande.  



─ Oh !



Main sur la bouche, air surpris, fumée, etc, etc. La musique et les conversations s’estompent à mesure que la trappe m’emmène dans les entrailles de l’édifice. Je me retrouve dans la salle où ils stockent les bouteilles de vin. Un objet parmi d’autres objets. Je récupère ma tenue de croupière accrochée sur un portemanteau et l’enfile avant de remonter l’escalier menant aux coulisses de la scène. Le visage fermé, les traits dénués d’expression après avoir forcé sur les sourires pendant tout mon spectacle, je me plante devant un miroir pour ôter mon bandeau et rassembler mes cheveux dans une queue-de-cheval. Quelqu’un a laissé un mot pour moi :


Harper, tu peux aller gérer la table de Blackjack en salle 3 ? Gordon a eu un malaise, il a demandé à prendre sa soirée.



Tu parles ! Il m’a dit qu’il avait trop forcé sur la vodka, hier soir, à l’anniversaire d’un pote. J’vais pas me plaindre : le Blackjack, c’est bien plus fun que la roulette. Je remets une couche de Bourjois carmin sur mes lèvres avant de retrouver le tumulte des machines à sous et des conversations animées. Back to work.



Armée d’un tas de cartes, j’explique lentement les règles aux nouveaux arrivants.

─ Les figures valent 10, et les cartes numérotées valent leur chiffre. Quand à l’as, il peut être utilisé comme 1, ou comme 11. Donc, une figure ou un 10 plus un as, vous donnera un BlackJack. Capisce ?





J’ai face à moi deux femmes dans la soixantaine, et un septuagénaire en costard. J’adapte mon langage à mon public, vous voyez.

─ Capito ! répond une des deux bonnes femmes, toute fière de répondre à mon italien approximatif.



On fait quelques parties - pendant lesquelles je réexplique les règles au moins trois fois - avant qu’un type ne vienne se faufiler jusqu’à ma table. S’il n’avait pas les yeux aussi bleus et la mâchoire aussi carrée, c’est en plein dans son entrejambe que mon pied se serait retrouvé. Mais, mieux vaut éviter : si ça se trouve, ça lui plairait. Les autres ne semblent pas l’avoir remarqué, le nez perdu dans leurs cartes, à essayer de faire leurs comptes.

Cette soirée est interminable.



Le menton haut, les yeux à peine plissés, je toise l'intrus avec un sourire forcé.



─ Bonsoir, monsieur. Voulez-vous joindre notre table ? Vous avez l’air de vouloir jouer…





… avec mes nerfs. Moi, j'espère le plumer. Ça lui rabattra sûrement le caquet.



Il y a certaines réactions qui mériteraient d’être encadrées - comme des diplômes qu’on accrocherait aux murs - ou photographiées, pour ne jamais être oubliées. Celle que l’inconnu arbore actuellement tient sa place dans mon Top 3, d’autant que c’est moi qui l’ai provoquée. Un genre de « j’apprécie ta répartie, mais ça fait quand même un peu bobo ». L’expression que j’aime le plus voir sur les visages masculins, sans aucun doute.



Il veut quoi ? « Observer ? » Ce mec n’a pas compris que les casinos, c’est fait pour jouer… et sa prudence - que je juge navrante - le fait descendre de quelques centimètres de plus sur l’échelle de ma tolérance.

─ Dommage. La chance du débutant, vous connaissez ?

Quand j’insulte quelqu’un, j’essaie de le faire avec subtilité - surtout quand je suis au boulot. 

Habituée à essuyer les regards lubriques comme les remarques déplacées, je ne cille même pas quand il me demande de décliner mon identité. Malheureusement pour lui, aucun badge ne décore ma poitrine.



─ Moi, c’est Mel.



… comme dans « mêle-toi de tes oignons », mais pour ne pas froisser le client, je garde le reste de la blague pour moi. Un sourire en coin trahit mon amusement - espérons qu’il ne croie pas que c’est lui, qui me fait cet effet.



─ Blackjack ! s’écrie une des mamies en levant vers moi un regard plein d’espoir.



Je baisse le mien vers son jeu de cartes, puis dévoile mon jeu : un as et la dame de cœur. Mon sourire fane. 



─ Désolée.



─ C’est injuste ! J’ai fait blackjack !



─ Et moi aussi. Mais la bonne nouvelle, c’est que vous ne perdez pas d’argent.



McGonagall me darde une œillade assassine et lâche l’affaire, récupérant ses jetons avant d’aller voir ce qui se passe du côté de la roulette. Ses amis - qui ont perdu la moitié de leurs gains - la suivent après un dernier regard dans ma direction. Comme si c’était ma faute ! Dès qu’ils commencent à perdre, les gens s’imaginent que les jeux sont truqués. 

Je tourne le buste vers Monsieur « je-me-crois-malin » et penche la tête sur le côté.

─ Votre tour ?



On est désormais seuls autour de la table, et il ose encore une fois refuser mon offre. Sérieux, il a l’air plein aux as. La mise minimum n’est que de 5 dollars. De quoi il a peur ?! Que son ego subisse une défaite, sûrement. M’enfin, ce n’est pas mon rôle de forcer la main du client… quoique, c’est discutable. On se trouve dans le temple de la débauche, après tout.


Ohhh, mais c’est qu’il n’a pas encore fini… et malgré moi, sa question me fait ébaucher un sourire, que j’ai du mal à contenir. S’il savait le nombre de clients que j’ai envie d’envoyer paître ! On les compte à la pelle, et ça ne fait qu’empirer à mesure que la soirée avance et que l’alcool se diffuse dans les veines. 


─ Je ne vois pas de quoi vous voulez parler, Monsieur. Avoir une patience à toute épreuve est une qualité nécessaire pour travailler au Sapphire.



Je m’approprie le rictus qui déforme mes lèvres, le rigidifiant légèrement pour qu’il redevienne commercial, planté sur mon visage tel un panneau publicitaire. Je me demande si le big Boss a envoyé ce tocard pour me tester. Il paraît que ça lui arrive de péter un câble et d’employer des « clients mystère » pour jauger notre politesse, et notre capacité à supporter les boulets les plus lourds sans jamais perdre le sourire. Alors, je m’en sors plutôt bien, non ?



─ C’est votre première fois ici ?



Mes yeux examinent la marchandise avant de s’amarrer aux orbes bleus du Don Juan. C’est sûr, il a été engagé par le patron. En général, ce sont plutôt les vieux chauves qui essaient de me faire du gringue. Les clients relou ne sont jamais aussi beau gosse.

Pfff. Tellement prévisible. Pourquoi les mecs ne savent pas draguer sans en faire des tonnes ? Souvent, la subtilité est bien plus attirante que le rentre-dedans - sans mauvais jeux de mots. C’est vrai qu’il est mignon, et peut-être qu’il pourrait avoir une chance. Mais pas comme ça. M’enfin, ce n’est pas à moi de lui apprendre à parler aux femmes, hm ? Je suis là pour bosser. Et monsieur semble l’avoir oublié.

─ Pourquoi, parce que vous aimez bluffer ?



Oups, c’est sorti tout seul. Il me reste moins de patience que ce que je pensais, ce soir. Je penche la tête en plissant légèrement les yeux pour le toiser.



─ Avouez-le… c’est le patron qui vous envoie pour me tester ? Si j’accepte de vous voir à ma pause, il viendra m’engueuler ? Je ne suis pas dupe - vous pouvez arrêter votre numéro. Je suis dévouée à mon travail, ok ? Vous pourrez le lui souligner quand vous lui ferez votre rapport, et lui rappeler que j’ai accepté de me foutre quasiment à poil pour attirer plus de clients aux spectacles du samedi soir.



J’interromps ma tirade pour le jauger, le coeur battant un peu trop vite. Si je suis à côté de la plaque, ce client va me prendre pour une folle. Mais je ne suis pas en train de faire fausse route… pas vrai ?