Ji-hun se remettait progressivement d’une angine blanche. Chopée après avoir été exposé devant les climatiseurs des deux établissements dans lesquels il travaillait, elle s’était voulue tenace et douloureuse malgré ce qu’il pouvait bien dire à ses amis pour les rassurer. Il avait loupé quelques heures à la Luna Caffe, n’avait pu s’entraîner durant une semaine et n’avait pu se satisfaire d’un bon repas pendant quelques jours, tant et si bien que son estomac avait crié famine toutes les deux heures. Il avait bu, beaucoup d’eau, mais ça n’avait pas complétement satisfait son système digestif. Nul en cuisine, il avait dû se contenter de bouillon déshydrater, quand sa mère avait toujours eu deux ou trois recettes en tête pour remplir les panses de ses enfants, lorsque ceux-ci étaient malades. Dans des moments comme celui-ci, on se rappelait plus facilement à quel point il était important d’avoir ses parents, parce qu’on avait besoin d’eux – même à vingt-six ans.

Ce fut ainsi qu’il eut l’idée de couvrir ses arrières pour les mois à venir. Le temps s’était adouci, annonçant l’arrivée prochaine de l’automne puis de l’hiver, et le nord-coréen s’était rendu compte qu’il n’avait rien dans sa pharmacie qui pourrait renforcer son système immunitaire, et pallier aux petits maux récurrents de l’hiver. Il en avait parlé à l’association des expatriés qui l’avait soutenu, et c’était ainsi qu’il avait obtenu l’adresse à laquelle il allait se rendre aujourd’hui. Entraînement de natation tout juste terminé, il entra les coordonnées des « trésors de Gaïa » dans son smartphone de façon à en apprendre l’itinéraire depuis le complexe sportif d’Harvard. Harbor area n’était pas à côté, il retira aussitôt l’option de s’y rendre à pieds. Il ne savait pas encore s’il s’en sortirait financièrement sans puiser dans les ressources qu’il voulait mettre de côté pour sa future vie d’adulte, alors il mit un nouveau masque chirurgicale – pour éviter de contaminer d’autres personnes – et marcha.

Il enchaîna la Red Line avec la Blue Line puis un bus, et arriva une heure dix plus tard devant la boutique. L’heure de midi trente un peu dépassée, il poussa la porte en espérant que celle-ci ne soit pas fermée durant la pause méridienne. Son entrée fut accompagnée d’un carillon accroché au plafond et il observa l’intérieur du magasin à la recherche d’un vendeur. Une jeune femme donnait ses conseils à un client, et il attendit qu’elle le remarque pour se pencher en avant de façon à la saluer, parce que ses origines étaient marquées sur ses traits asiatiques, et qu’il reconnut là quelques similitudes avec les siennes. Il s’avança vers le fond, là où étaient entreposées les herbes dont il aurait besoin. Et quel plaisir de faire de nouveau face à ces plantes sèches ! Il sourit d’ailleurs en retrouvant les images de sa mère préparer une concoction à base de fleurs que son père avait rapporté du travail. Souvenirs visuel et olfactif qui fit apparaître un léger sourire sur ses lèvres.

Le départ du client tinta, signe que la vendeuse était à présent disponible pour lui. Bonjour, lui adressa t’il poliment après être allé à sa rencontre, bas du visage toujours caché derrière son masque, le stock de plantes médicinales, je viens faire, pour aborder les plus humides saisons. Il indiqua la raison de sa venue, attendit d’elle qu’elle puisse le conseiller sur les indispensables à tenir à porter.

Le réveil sonna, tirant la jeune femme de son sommeil. Encore à moitié endormie, elle se rendit dans sa salle de bain privative afin de prendre une douche destinée à la faire émerger et se préparer pour sa journée de travail. L’eau chaude détendit ses muscles et l’odeur de son shampooing emplit la pièce. Elle entreprit un démêlage de sa longue chevelure après avoir appliqué une lotion, le temps que son miroir soit désembué. Emmitouflée dans son peignoir, elle prépara sa peau puis passa au make up, optant pour un style léger et naturel. Elle acheva le tout par l’application de son mascara mais garda son gloss pour plus tard, une fois qu’elle aurait achevé son petit déjeuner. Elle enfila ensuite une robe légère crème qu’elle assortirait d’un gilet crocheté et d’escarpins à lanières. Elle descendit ensuite les marches pour aller dans la grande pièce en L et prendre le Moka Limu qu’elle plaça dans la cafetière. Pendant ce temps, elle prépara le reste qu’elle dégusta. Une fois son repas achevé, elle plaça les récipients dans le lave-vaisselle. Remontant ensuite rapidement pour ses dernières ablutions, Kaylann acheva sa préparation, attrapa son sac et son thermos qu’elle avait rempli au préalable et prit l’ascenseur jusqu’au parking souterrain où se trouvait son combi.

L’air s’étant beaucoup rafraichit, la jeune femme garda sa fenêtre fermée le long de son trajet. Une autre journée de travail se profilait à l’horizon. Sa boutique ouvrait en moyenne six heures à sept par jour. L’avantage de créer sa propre entreprise était qu’elle pouvait moduler ses horaires au besoin. Lorsque son enseigne serait plus connue et ferait davantage de bénéfices, il lui serait alors possible d’augmenter ses horaires d’ouverture et d’engager quelqu’un pour l’aider. Pour le moment, la jeune femme fonctionnait beaucoup au bouche-à-oreille pour se faire connaitre. Il était rare que du monde y entre par hasard au vu de son emplacement. L’essentiel de sa clientèle était composé de personnes recherchant des alternatives à la médecine occidentale au profit de produits plus naturels.

Cela faisait à présent un certain temps que Kaylann avait ouvert sa boutique. Harbor Area n’était pas tout près de chez elle mais pourtant c’est dans ce quartier qu’elle avait trouvé le lieu idéal pour sa petite échoppe. Proche du port, sa vitrine donnait sur la partie la plus modeste du quartier, jonchée sur une sorte d’estrade en bois semblable à un pont. Si l’on n’y prêtait pas attention, il était facile de la manquer. Quelques marches qui semblaient sur le point de s’effondrer menaient à la porte dont le verre était tellement ancien qu’il semblait fumé. Le nom de l’enseigne apparaissait sur celles-ci, formant deux cercles composés du titre et cernés de fioritures. Pierres, plantes et autres produits dérivés se côtoyaient dans cette pièce toute en longueur. Les boiseries ainsi que la vitre fumée donnait un aspect sombre à l’ambiance du lieu, lui attribuant un côté mystérieux.

La matinée s’écoula doucement, et elle n’eut que rarement plus de trois visites à la fois. En règle générale, il n’y avait que peu de monde qui y pénétrait. Loin des publicités des grandes enseignes, la jeune femme fonctionnait notamment grâce à sa petite réputation qui portait de plus en plus ses fruits. Alors que midi trente teinta, elle servit un homme bedonnant qui avait eu du mal à se frayer un chemin dans l’étroitesse de sa boutique et qui repartit satisfait avec un mélange de basilic sacré et de millepertuis. Alors qu’elle encaissa le montant de la vente, le tintement du carillon au-dessus de la porte retentit à nouveau et un homme asiatique d’à peu près son âge entra. Elle le salua poliment par réflexe, laissant le nouvel arrivant découvrir l’intérieur de la boutique. Sa vente finalisée et l’individu ayant passé la porte, Kaylann salua à nouveau celui qui serait probablement le dernier client de sa matinée. Celui-ci évoqua ses besoins et la jeune femme commença à le questionner sur ses besoins.

« Bien sûr, souhaitez-vous plutôt un remède curatif ou désirez-vous également du préventif ? »

Ji-hun fit un petit tour furtif vers le fond du magasin où étaient disposées les fameuses plantes médicinales et aromatiques de la boutique. Il en reconnut quelques unes pour avoir eu un père botaniste et une mère tout aussi frivole des grands champs d’herbacées où ils se permettaient d’aller se balader, seulement lorsque l’autorisation leur était donnée. Le houblon du Japon leur servait aussi bien de levain pour le pain cuit à la braise en période de basse électricité que de remède pour les faiblesses générales. Les hampes de plantain asiatique étaient ajoutées aux plats après avoir été frites, et le reste servait d’anti-inflammatoires, purifiait le sang, les poumons et l’estomac. L’armoise parfumait le peu de viandes qu’ils arrivaient à retrouver dans les rations quotidiennes. Elle servait de condiment frais mais aussi à traiter les fièvres et les diverses maladies respiratoires. On l’aura compris, cela faisait partie de sa vie, mais il n’en connaissait que les noms chinois.

Perdu devant la multitude d’intitulés, il décida d’attendre que la jeune femme en ait terminé avec son client pour aller à sa rencontre. Nouvelle salutation polie qui précéda la raison de sa venue ici. Il avait besoin de plantes pour aborder les temps frais qui annonceraient l’automne puis l’hiver. L’Asiatique ne pouvait se permettre de tomber malade. Déjà parce qu’il avait commencé son doctorat, mais aussi parce qu’il redoutait les périodes plus froides de Boston. S'il avait toujours eu une santé plus ou moins de fer jusqu’alors, la longue traversée de la mer de l’est en barque avait eu raison de quelques soucis d’ordre immunitaire. Ses organes vitaux avaient tous failli lâcher à cause d’une déshydratation extrême, et finalement Ji-hun s'en était sorti en ne perdant la fonctionnalité que d’un seul rein. Un miracle avait assuré les médecins du centre de détention de l’immigration. Un miracle qu’il comptait bien garder effectif. Préventif , annonça-t-il ; il fallait qu’il mette toutes les chances de son côté.

Pour mes poumons, mon foie et mes…, se stoppa-t-il avant de se corriger : mon rein. Les virus respiratoires allaient être un véritable enfer pour le brun qui s’était engagé dans l’équipe de natation de son université. Les rencontres allaient commencer en fin de mois prochain, et il avait besoin de bronches en pleine forme pour garder un bon temps à son chronomètre. Il allait devoir faire attention aux personnes qu’il allait côtoyer, faire tout son possible pour ne pas souffrir de grippes, pneumonies ou bronchites. Quant à son foie et «son» rein, les inflammations du tube digestif pouvaient être fatales. Après avoir vécu un épisode tel que celui qu’il avait connu, il ne pouvait se permettre d’attraper la moindre contamination gastroentérologique aiguë. Prévenir plutôt que guérir, il ne connaissait que trop bien. Il n’avait jamais été déçu des plantes médicinales, espérait qu’elles n’allaient pas le lâcher en si bon chemin. Je vous suis, supposa-t-il qu’elle avait ce qu'il lui fallait.

Plutôt infusions que capsules je suis, avoua-t-il, afin qu’elle puisse lui concocter quelques mélanges à boire continuellement au cours de la journée. À l’ordre de deux ou trois fois peut-être, pour sûr qu’il en abuserait de peur de souffrir de maux cet hiver. C’était sa plus grande crainte, l’avait toujours été. Souffrir physiquement et psychologiquement était bien pire que la mort elle-même à ses yeux, et il ne s’en était jamais caché. Coréenne vous êtes , s’autorisa-t-il la question après avoir observé à nouveau les traits de la propriétaire de la boutique. Interrogation peut-être tout aussi indiscrète que la façon dont il avait posé ses agates sur son visage, mais le biochimiste n’était pas du genre à y aller par quatre chemins, – et ce même si son interlocutrice était plutôt concentrée sur sa commande.

Les tiroirs en bois et les bocaux sur les étagères étaient remplies de feuilles, fleurs, racines et baies diverses qui lui servaient de composants dans ses diverses mixtures qu’elle dosait à l’œil nu en fonction des attentes et besoins de chacun. Lorsque l’on rencontrait une nouvelle personne, elle avait une idée de base mais il était possible qu’il faille tenter différents breuvages pour que la recette soit la plus optimale possible pour la personne concernée. Le ressenti qu’elle avait, les dires de la personne ainsi que son comportement avait une grande influence sur ce qu’elle pouvait préconiser. Elle ne savait pas d’où lui était venue cette passion pour les plantes, mais ce qui était sûr c’est qu’elle l’avait depuis un bon moment déjà.

Alors que le nouveau client lui fit part de sa préférence pour des remèdes préventifs, Kaylann se mit à réfléchir à des combinaisons de plantes. L’ingrédient le plus efficace pour renforcer le système immunitaire était l’échinacée qu’elle associait généralement à du sureau noir, du ginseng et de l’acérola à éviter le soir. Les doses et les combinaisons n’étaient jamais identiques. En l’occurrence, elle envisageait le melon d’hiver chinois qui semblait totalement convenir au jeune homme de l’autre côté du comptoir. Il y avait également le Gua Lou Pi et le Chai Hu. Le raisin d’ours et la grande bardane pouvaient également s’associer pour aider la filtration des impuretés de son organisme. Pour l’aider à choisir la meilleure combinaison, la brunette continua son interrogatoire avec peu de questions mais intuitives, du genre :

« Avez-vous des intolérances particulières ? »

Elle se basa sur ses réponses pour commencer la préparation qui lui semblait idéale pour le jeune homme. Elle dû lui tourner le dos pour grimper le long des étals derrière le grand comptoir de bois ancien qui contenait quelques bijoux dans une vitrine. A la préparation journalière, elle lui préconisa une tisane à prendre le soir, contenant entre autres de la violette et de la verveine. A cela, elle lui proposa un assaisonnement qu’il pourrait ajouter à ses plats lors des périodes à risques, contenant notamment du curcuma, thym, piment et d’autres ingrédients dont elle avait le secret. Un petit sachet test qu’elle lui remit en plus de ses achats afin de lui faire essayer, geste commercial utile et correspondant à ses besoins. Comme pour ses préparations, la jeune femme essayait de remettre un petit présent à ses clients, notamment lorsque ceux-ci venaient pour la première fois ou bien qu’ils dépensaient une certaine somme dans son humble enseigne. Alors qu’elle était concentrée, le jeune homme la tira de ses pensées et formula une affirmation d’une manière qui montrait qu’il n’avait pas été élevé en Amérique.

« Effectivement, c’est le cas... Vous aussi ? » répondit-elle étonnée d’avoir eu ce type de commentaire alors qu’elle relevait la tête de ses tiroirs qu’elle atteignait grâce à un escabeau, plongeant un bref instant son regard dans le sien puis baissant quasiment instantanément ses prunelles.

Il était rare que l’on demande son origine à la jeune femme, et encore plus qu’on la devine avec justesse. Elle était plus accoutumée au fait d’être qualifiée d’asiatique, elle qui détonnait au sein de sa famille adoptive. Plutôt discrète de prime abord, la demoiselle avait tendance à ne pas tellement s’étendre en présence de personnes qu’elle ne connaissait pas ou peu. Il était nécessaire d’établir une relation de confiance pour qu’elle se livre, et ce d’autant plus qu’elle avait déjà été manipulée à plusieurs reprises par le passé.

Ji-hun secoua la tête à sa question. Aucune connue, en tout cas, affirma-t-il avant qu’elle ne reprenne sa réflexion sur les composants qui feront ses mixtures personnalisées. Il n’avait jamais été sujet à quelques symptômes que c’était qui pourraient faire penser à une intolérance ou une allergie. Enfant, il était loin d’avoir une santé fragile. Couvert par le statut social et professionnel de ses parents, il ne tombait pas plus malade que ça, même en période de famine ; les campagnes étaient bien plus touchées que les villes, de toute façon. Elle prescrivit ses recommandations dans un ton presque médical auquel il était habitué pour avoir pratiqué, et étudier aujourd’hui, dans cette discipline. Ça le fait sourire. Concoction journalière, tisane et assaisonnements furent ainsi préparés sous ses yeux, et il se demanda d’abord comment il pourrait se servir des derniers puisqu’il ne cuisinait quasiment pas ; ajouter dans les plats d’ores et déjà préparés était possible ?

Il releva les billes sur le visage de la vendeuse de plantes et analysa ses traits en silence. Pour quelques caractéristiques, il aurait pu se tromper sur ses origines, mais il y en avait de ceux qui ne trompaient pas. La peau claire, le visage plat et rond, pommettes hautes, et petits yeux le mirent sur la bonne voie, bien que son comportement n’avait absolument rien à voir avec ceux de leur péninsule ; y avait-elle déjà mis les pieds ? Impossible pour le nord-coréen de ne pas en avoir le cœur net. Une question menait toujours à une réponse. Un besoin de savoir continu, qu’importait le sujet ; savoir et comprendre. Coréenne vous êtes , osa-t-il briser la concentration de sa vis-à-vis, toujours perchée sur son escabeau. Elle sembla surprise, le trouva peut-être indiscret, mais Ji-hun n’avait pas pour habitude d’y aller par quatre chemins. Elle confirma et lui retourna la question. Aussi…, fit-il en soutenant le regard qu’elle posa dans le sien, sans ciller, avant qu’elle ne se reprenne.

Sourire en coin camouflé, il plissa les yeux. Mal à l’aise je vous ai mise, demanda-t-il avant d’enchaîner : juste plaisant, de rencontrer des siens ici. Des héritiers de la grande dynastie, le sang de Joseon coulait dans leurs veines. Il la rassura, n’avait aucunement envie de juger d’une quelconque façon que c’était. Et même s’il s’était trompé dans ses pronostics, il n’en aurait pas fait grand pataquès. La plupart du temps, qui ouvrent ce genre de magasins, des chinois ce sont, argumenta-t-il. Ils étaient connus pour être expérimentés en la matière, trouver une coréenne derrière ce genre de comptoir c’était une fierté pour « leur nation ». Botaniste est mon père, d’apprendre qu’un endroit comme celui-ci, par une des nôtres est tenu sur Boston, ravi il va être, dit-il. Il opina du chef pour affirmer ses dires avant de plonger sa main dans la poche arrière de son pantalon pour en sortir son portefeuille ; il n’avait toujours pas pris l’habitude de la carte bancaire.

Pour tout ça, combien je vous dois, questionna-t-il la brune face à lui, mais s’exclama : ah !. Il pensa subitement à quelque chose et demanda à la vendeuse d’ajouter : pour rendre plus facile à vivre les périodes des femmes, vous auriez ? Il se rappelait avoir acheté des tisanes dans une épicerie asiatique le mois dernier, mais les mélanges dans une boutique spécialisée étaient tout de même plus efficaces selon lui. Pas trop prononcé le goût, et si en sachets individuels vous pouviez mettre, déjà , espéra-t-il cela possible, s’il vous plaît . Il ne savait pas si la demoiselle à qui il comptait offrir ces paquets était munie d’une boule à thé, ou d’une théière traditionnelle, il préférait sécuriser son achat supplémentaire.

Son petit commerce n’était guère florissant, mais suffisamment pour lui permettre de rentrer dans ses frais et de régler ses factures. Elle ne savait combien de temps elle pourrait maintenir sa boutique ouverte, mais en attendant elle profitait de ce temps pour aider son prochain à l’aide de ses breuvages et autres éléments disposés le long des étagères. La façon qu’avait le jeune homme de s’exprimer était particulière, nul ne doute qu’il ne pratiquait pas la langue du pays depuis très longtemps. Contrairement à la demoiselle, il semblait que l’asiatique avait grandi là-bas et probablement qu’il y avait également passé une grande partie de sa majorité. Quant à ses traits, il n’y avait guère de doute possible sur ses origines. Ses traits fins et ses lèvres pulpeuses étaient très caractéristiques de la population de ce pays dont elle était originaire. N’ayant que trois ans lors de son adoption, la brunette n’en avait pas de souvenir et sa seule connaissance de ce lieu ne lui venait que des dramas qu’elle regardait avec passion. Bien qu’elle ne le montre guère, il ne faisait nul doute qu’elle aimait ce côté romantique qu’elle trouvait dans ces épisodes et qu’elle espérait vivre un jour.

En outre, elle avait été intriguée par la façon dont il s’était exprimé envers elle. Directe, sa question avait été posée avec aucune malintention. La question semblait avoir été posée innocemment, mais avec une curiosité distinctible. Alors qu’elle baissait les yeux, elle crut apercevoir ce qui semblait être un début de sourire en coin, mais cela était probablement le fruit de son imagination. Il lança une constatation évoquant qu’il l’aurait mise mal à l’aise. Etait-ce le cas ou bien était-ce juste une impression qu’elle avait donnée ? Probablement un peu des deux. Elle n’eut pas le temps d’y réfléchir davantage bien qu’il ne referait aucun doute qu’elle allait se poser la question après le départ du jeune homme. Lorsqu’il lui répondit, il évoqua que son père travaillait dans un domaine compatible au sien. Les véritables asiatiques avaient-ils tous ce genre de lien avec la nature ou bien était-ce le hasard qui les avait fait se rencontrer ? Il était vrai qu’il n’y avait que peu de boutiques de ce genre dans le coin, et ce qui était certain c’est qu’elle était la seule coréenne à en posséder une. Mais pouvait-elle vraiment se considérer comme telle ? Elle repensa à l’analogie du kinder qui évoquait les personnes dont la couleur de peau extérieure ne correspondait pas à celle intérieure. Elle ne savait pas s’il y avait un nom pour les asiatiques mais ce qui était certain c’est que jusque-là elle était plus blanche que coréenne de par son éducation. Et la jeune femme regrettait de ne pas mieux connaître ses origines. Elle avait l’impression de venir de la campagne. Il s’agissait juste d’un sentiment, d’autant plus qu’elle avait probablement passé plus dans temps dans un orphelinat qu’auprès de ses parents biologiques.

Achevant ses compositions à la destination de ce dernier client de la matinée, Kaylann les remit à l’homme qui se tenait de l’autre côté du comptoir en répondant à son homologue plus grand qu’elle lorsqu’elle eut descendit les escaliers. « N’hésitez pas à lui dire de passer s’il a besoin de quelques remèdes ». Elle le vit glisser sa main dans sa poche arrière en lui demandant le prix de ses emplettes mais avant qu’elle ne puisse lui répondre, il lui passa une autre commande, mais cette fois ce n’était pas pour lui. Peut-être s’agissait-il d’une commande pour quelqu’un de sa famille mais il y avait peu de chance qu’il s’agisse de sa mère. « Bien sûr, je peux vous concocter cela. Si elle est régulière, il est possible de commencer à prendre ce mélange quelques jours avant afin de prévenir le mal et de mieux passer ce moment...» lui dit-elle tandis qu’elle mesurait ses composants, dos à lui.

Le goût devant être plutôt doux, la jeune femme décida d’oublier le gingembre et d’autres plantes du même acabit. Elle composa un mélange à base de sauge, d’achillée millefeuille, de camomille matricaire, de mélisse et de lavandin. Une fois le dosage effectué, elle prit des petits sachets en coton qu’elle garnit à l’œil afin de faciliter la prise. Elle gonfla un peu la dose de plantes pour compenser le fait que le sachet ne resterait pas dans de l’eau frémissante un temps suffisant pour un résultat optimal à dose réduite. Il s’agissait de sachets réutilisables, comme tout ce qu’elle avait dans sa boutique. Qu’un homme, asiatique de surcroit, souhaite acheter des produits féminins  lui semblait assez inhabituel même si en l’occurrence il ne s’agissait que d’une décoction. Il devait être soit très serviable, soit très épris. Dans tous les cas, c’était tout à son honneur de voir qu’il était capable de faire ça pour une femme. « Avez-vous besoin d’autre-chose ? » lui demanda-t-elle avec douceur tout en lui remettant un autre sac en papier contenant les petits sachets.

Ji-hun aurait aimé voir son père franchir la petite porte du magasin. Il tourna la tête en direction de celle-ci, d’ailleurs, pour tenter d’imaginer le vieil homme – c’était ainsi qu’il paraissait, plus vieux – apparaître dans l’encadrement et faire sonner ce petit objet suspendu au son agréable. Malheureusement, cela faisait près d’un an qu’ils ne s’étaient pas vus, et le nord-coréen n’avait pas reçu de photo de son paternel depuis lors. Il peina à remettre des traits sur ce faciès, si ce ne fut des expressions floues qui dataient d’une période bien plus lointaine, plus innocente. De venir, je lui suggérerai , fit-il malgré tout, sourire de nouveau accroché à ses lippes qu’elle pouvait deviner par ces pommettes un peu plus saillantes. Il fouina dans la poche de son pantalon pour récupérer son portefeuille, et l’ouvrit pour sortir quelques billets – il ne supportait pas les cartes bancaires. Il demanda à sa vis-à-vis ce qu’il lui devait, et compta à la manière asiatique, de tous ces doigts.

Il s’arrêta toutefois, pour une autre commande. Une pensée soudaine pour Joyce et ses menstruations. Tous deux ne vivaient pas une relation définie, n’avait pas envie de se prendre la tête avec ça. L’Asiatique avait en tête un schéma de vie bien tracé qu’il comptait suivre à la lettre : études, profession, achat d’une propriété, et mariage avec une coréenne. Se mettre en couple aujourd’hui c’était mettre de côté une bonne partie de ses ambitions, ou les revoir à la baisse, mais ça ne l’empêchait pas d’être aux petits soins ; avec la Dudley, mais aussi avec tous ceux qui entraient dans sa vie. Cette pensée aurait pu surgir pour n’importe qui. La vendeuse et propriétaire des lieux lui assura avoir ce qui lui fallait pour sa comparse féminine, et il fut heureux de constater qu’elle pouvait également préparer la concoction dans de petits sachets individuels. Le côté écolo, elle va adorer, plissa-t-il les paupières.

Tout, je pense avoir, lui dit-il, au cas où, où votre boutique se trouve, maintenant je sais. Il reviendra, sans aucun problème. Si l’automne avait longtemps été sa saison préférée, et le printemps celle qu’il avait le plus détesté – pour des raisons d’abondance alimentaire –, Ji-hun semblait changer d’avis, de par ses nouveaux antécédents médicaux, depuis qu’il était arrivé aux États-Unis. Il lui paya la totalité en espèces et attrapa les sacs qu’elle avait posés sur le comptoir. Pour votre service, merci beaucoup , fit-il avant de se pencher vers l’avant. Salutations respectueuses typiques de sa péninsule – de leur péninsule. Il se releva, lui adressa une esquisse avant de faire demi-tour. Il passa les quelques rayonnages installés de part et d’autre de l’allée et tira la poignée de la porte, porte qui fit tintinnabuler les clochettes à sa sortie. Oui, il y reviendra, sans nul doute là-dessus, et ils auront forcément l’occasion de se revoir à nouveau.