« Docteur, excusez-moi de l’indiscrétion mais… vous jouez du violon ? »
« Nan, c’est pas à moi, je l’ai emprunté. »

La nonchalance insouciante du psy, sa figure solaire environnée de ces petites nattes qui lui donnaient l’air échappé de quelque scène bucolique sur une fresque égyptienne, était toujours un choc pour Tex. Le professeur engoncé dans son costume cravate avait pour sa part un peu chaud, sous ce soleil printanier qui tapait droit au milieu de l’enclume de la cour. Le violon en question fut remis à l’un des deux patients principaux, un jeune homme d’apparence neurasthénique qui, probablement, suivait des cours de littérature ancienne ; sa compagne, une gamine ronde et douce issue d’un programme d’échange avec l’Amérique du Sud, le contemplait avec adoration, mains jointes. Une vraie petite Madone de Velasquez. Perdu dans cette observation, Tex en oubliait presque qu’il avait un rôle à jouer.

Ils avaient tous un rôle à jouer. C’était le thème de la séance : intégration. Tex lança la musique – pour sa part, c’était son propre matériel qu’il avait apporté, et c’était lui aussi qui s’était assuré qu’ils avaient le droit d’organiser cette petite manifestation au milieu des espaces verts de Harvard. Le jeune homme fit semblant de commencer à jouer. Le violoniste du CD entonna une valse entraînante, et les participants de l’atelier, prenant leur courage à deux mains, s’avancèrent vers les étudiants médusés qui se baladaient, mangeaient leur barquette de frites ou révisaient leurs cours autour d’eux. Le but était de les inviter pour une danse.

Bien sûr que Tex savait danser la valse. C’était à peu près tout ce qu’il savait danser. Pour les mariages, ce genre de chose. Son père était danseur émérite, une véritable star, une sorte de Nijinski des temps modernes que sa mort tragique et prématurée avait élevé au rang d’icône. Par chance, il ne lui ressemblait pas trop physiquement et on ne l’abordait pas dans la rue en lui parlant de ça. Mais chaque fois qu’il se risquait lui-même à danser, il sentait peser le poids du passé et de la tragédie, sa propre responsabilité et une sorte d’héritage écrasant, beaucoup trop lourd pour qu’il le porte correctement. Et sa technique sur la piste s’en ressentait. Il était raide et coincé, un vrai robot.

Il se présenta néanmoins devant une jeune femme inconnue, en espérant de tout son coeur qu’il ne l’effrayait pas, et s’inclina à demi, la main sur le coeur, tel un prince charmant, avant de lui tendre la dite main sans un mot. Elle voyait bien de quoi il s’agissait. Bon, il n’était pas VRAIMENT volontaire ; mais le psy avait insisté, l’effet de groupe était primordial. Et déjà, du coin de l’oeil, il pouvait constater que le camarade qu’ils étaient tous venus soutenir commençait à perdre son apparence d’artiste maudit tuberculeux, pour se redresser et savourer son rôle de musicien central. Il s’épanouissait et sa compagne le dévorait des yeux. Le psy avait prévenu les autres : l’atelier aurait réussi quand, de lui-même, sans en avoir reçu l’instruction, le faux musicien poserait son violon et proposerait une valse à sa petite amie, devant tout le monde, au milieu de leur école.

On n’y était pas encore, mais ça en prenait tout doucement le chemin.

Le psy, lui, ne dansait pas, mais on ne pouvait pas lui en vouloir de se cantonner à un rôle d’observateur, cloué qu’il était dans son fauteuil roulant. Cela dit, il était tout de même là en tant qu’organisateur d’une thérapie ; il fallait qu’il soit opérationnel, et surtout pas qu’il se laisse distraire. Tel un chien de berger attentif, il veillait sur tous les participants à la fois et se tenait prêt à intervenir, si quelque chose ne tournait pas comme prévu. Comme toujours, son physique inhabituel suscitait les hypothèses fantaisistes de la part des témoins. Tex entendit la version qui ressortait le plus souvent : que ce devait être un vétéran amputé des deux jambes. Sa carrure plus qu’athlétique et les tatouages qui décoraient ses épaules devaient y être pour quelque chose.  

Oh. Une élève. Bref instant de confusion, recul imperceptible, mains disparues dans les poches. On ne touche pas une élève, mis à part pour la relever si elle tombe, éventuellement. Il n’y a même pas réfléchi en l’invitant à danser ; le docteur Rainer l’avait embrigadé dans cet univers qui est le sien, où les êtres humains ne sont que des êtres humains et où tous les gestes amicaux sont possibles, détachés du jeu social ; et pourtant, lui ne sort pas avec ses patients, quoique les transferts arrivent sans doute, Tex en est persuadé. Faites ce que je dis mais pas ce que je fais. Lui, il ne danse pas. Il pourrait danser. C’est imaginable. On a toujours de l’imagination – pour les autres. La rêverie de Tex lui donne l’air presque absent, mis à part son regard qui étincelle comme une bougie placée devant une statue.

Avec l’annonce de la nationalité, le couplet sur la destruction devient plus compréhensible. Un pays devenu légendaire pour son culte de la mort, ne pouvait produire qu’une princesse nihiliste, sans doute. Il y a une forme de logique poétique dans cette correspondance à travers les millénaires de l’Histoire humaine. En amateur de scénarios bien ficelés, Tex ne peut qu’approuver. Il sort de son silence contemplatif de mante religieuse dans un sourire aiguisé, à l’idée qu’un homme comme lui puisse ne pas connaître un jeu comme ça.

« Je peux vous réciter les dialogues d’Assassin’s Creed par coeur, mais ça n’a pas grand intérêt… La musique et les chansons, davantage. Bref. Si vous voulez tenter l’expérience, je donne des cours d’initiation. »

Simple politesse : elle ne viendra pas. Les gens qui arrivent à l’âge adulte et se sont toujours tenus éloignés du jeu vidéo ne s’y mettent pas soudain pour les beaux yeux d’un inconnu. C’est devenu culturel, chez eux. Pour un ami, peut-être. Et ils ne sont pas amis, ils sont une élève et un professeur qui flânent dans un parc, rapprochés par un événement étrange. L’événement les a réunis, son issue les séparera, aucune illusion à se faire.

« Ne vous excusez pas en tout cas. Vous avez l’âge de parler ainsi, et plus tard vous aurez l’âge de parler comme moi. En somme, vous vous intégrez à votre groupe comme je m’intègre au mien. Oh, dites-moi, pensez-vous que je pourrais me déguiser en pharaon ? »

Tant qu’il la tient, c’est le moment de s’assurer qu’il ne commettrait pas un impair de bonnes manières en se glissant dans un costume inapproprié. Qui sait, les fêtes auxquelles il pense peuvent brasser toutes sortes de personnes, et il ne voudrait pas qu’une seule soit mal à l’aise en le rencontrant. Il n’est pas ce qu’on peut appeler un maître de maison mais cependant… question de standing, voilà.

« C’est une question un peu étrange. Mais un ami m’a demandé de me déguiser en Candyman – en un monstre de film d’horreur – pour une fête, et je n’ai pas très envie. Je préférerais une référence plus classique. Alors pourquoi pas un pharaon. »

C’était cela ou un jeune Frederick Douglass, avec une perruque sur la tête et une tenue de gentleman du dix-neuvième siècle ; il serait plus à l’aise sous ce costume-là que sous aucun autre mais c’était si peu éloigné de sa mise habituelle, et il serait si chagrin de constater que personne ne le reconnaissait, que ce ne serait pas forcément la meilleure solution. Comme disait son ami : lui ça ne compte pas, il s'appelle presque comme toi et tu as sa photo sur ta commode ! Autant te déguiser en ton grand-père ! Et ce n'était pas entièrement faux.

Parler de jeux est agréable, pour lui cela revient à parler de la Chapelle Sixtine pour qui s'y entend en peinture ; mais il y a des choses que Tex ne peut pas entendre sans sourire. Oh non, les suggestions qu'elle lui fait là ne sont pas entendables. Et il repense à un certain nageur qu'il a déjà découragé sur ce point. Il est un homme à lunettes, et on n'en fera pas un combattant ou un porteur de fonte. Ce serait ridicule que de prétendre. D'ailleurs, il tire son étuit de sa poche et ses lunettes de son étui, pour les chausser sur son nez, comme si elles pouvaient le protéger des idées folles qui flottent soudain dans leur conversation.

"On se moquerait, mademoiselle. Ce sont des sportifs que vous me citez là. Oh, mais vous me donnez une idée. Il y a des sportifs de terrain qui se faisaient aisément politiques à la ville."

Croisant ses mains derrière son dos, le nez en l'air, le professeur Douglas réfléchit. Il fait un pas ou deux... se laisse apercevoir des autres danseurs. Quelqu'un va le dénoncer pour sa désertion. Qu'importe, il a oublié comment il était arrivé ici. Il est perdu dans ses pensées. Son esprit erre et finit par s'arrêter sur un point. Son sourire n'est plus de dépit ; il recèle une petite lueur d'espoir. Et son regard revient se poser avec une nouvelle assurance sur celle qui, sans le savoir, l'a aiguillé dans la bonne direction.

"J'ai fait beaucoup de recherches autour des harponneurs de baleines du dix-neuvième siècle. Oh, pas pour un énième volet d'Assassin's Creed... vous verrez, si ce projet aboutit."

Tel un savant fou qui fait allusion à son oeuvre, il lève l'index, mais n'ajoute pas davantage. Trop timide pour se répandre en révélations avant d'avoir quoi que ce soit de bien solide à présenter. Au lieu de cela, il revient à son affaire de déguisement. Oublié, le pharaon ! Il a mieux que cela... Quoique les puissants de ce monde soient tous, à ses yeux, de la matière à déguisements d'horreur.

"Un peu de barbe, une redingote, et Absalom Boston sera peut-être à ma portée, à la rigueur : un harpon sanglant en mousse, et me voilà au goût du jour. Merci pour l'illumination. Seul, je n'y aurais pas pensé."

Il n'a pas prêté attention à l'homme sans jambes qui, alerté, s'est approché discrètement pour lui donner soudain une petite tape sur la main, comme on en donne aux gosses mal élevés. Douglas sursaute, sans émettre un son. C'est le psychologue, son immense sourire bien accroché sur le visage, et pas la moindre sévérité dans sa voix. - Au passage, ce dernier salue la jolie poupée aux yeux froids. La plus belle, tout simplement, qui soit au monde. La plus brillante, la plus fine, la plus blonde.

"Alors, Douglas ! On se cache pour ne pas danser ?"

"Il serait plus correct que je danse avec la doyenne," remarqua Tex en se raidissant comme un soldat pris en faute, une faute mineure, fumer la pipe au lieu de monter la garde, par exemple. "Ma cavalière pourrait être mon élève."

L'homme dans le fauteuil éclate de rire, les observe tous les deux à nouveau, se dit ostensiblement qu'ils forment un très joli couple, de danseurs en tout cas. Et, comme si une forme d'instinct l'alertait, revient à étudier avec attention la demoiselle. Elle a quelque chose qui retient cette attention, qui, aiguë comme la surveillance d'un aigle sur son territoire, ne laisse rien passer.

"Allons donc, ça n'a jamais rien empêché. Avouez que vous lui avez simplement marché sur les pieds."